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Contre l’ordre établi principale ~ subordonnée

Dans le document La concordance des temps en espagnol moderne (Page 164-168)

Concordance des temps du locuteur- locuteur-observateur

3.2 Repenser la subordonnée

3.2.1 Contre l’ordre établi principale ~ subordonnée

Ce que nous sert la tradition en matière de subordonnée c’est l’idée d’un rapport hiérarchique entre une proposition conçue comme principale et une proposition conçue comme secondaire, subsidiaire, la seconde étant « enchâssée » dans la première. L’argument scolaire pour apprendre à repérer la subordonnée tient précisément à sa suppressibilité349, puisque très souvent, on peut l’effacer sans altérer la grammaticalité de la phrase. L’ordre établi veut donc que la principale régisse la subordonnée. L’approche « verbocentrique », où tout est décidé par le verbe principal est une conception largement partagée par grammairiens et linguistes350, et il n’est pas rare de voir évoquée « la pression du noyau verbal régissant »351. L’affaire semble entendue. On pose que le verbe principal régit le verbe subordonné, et de là, il n’y a qu’un petit pas à franchir pour poser que le temps du verbe principal régit le temps du verbe subordonné. Cette idée d’ordre hiérarchique est généralement liée aux notions de « subordonnée » et de « subjonctif », dont tout le monde s’accorde à penser qu’elles sont marquées par un manque d’indépendance : la subordonnée est dépendante d’une principale, et en toute logique, le subjonctif est dépendant de l’indicatif.

La définition du phénomène de la « concordancia de tiempos », dans la tradition espagnole, fait la part belle à cette conception puisque le lien entre l’indication temporelle du verbe de la principale et l’indication temporelle du verbe de la subordonnée est présenté comme une conséquence du lien syntaxique unissant les deux propositions (Á. Carrasco Gutiérrez, G. Rojo, A. Veiga), et l’on insiste amplement sur « esta falta de independencia por lo que respecta a la indicación de tiempo que realiza el verbo de la oración subordinada. »352

349 Cet argument est systématiquement avancé pour identifier relatives (ou adjectives) et circonstancielles (ou adverbiales). Comme mode de repérage de la subordonnée substantive, les grammaires retiennent également la nominalisation : je veux que tu viennes je veux ta venue.

350 Voir en particulier l’approche de Dražen Varga, « Discours indirect dans les langues romanes : les modes », 2000-2001, p. 75-86. Du même auteur, voir « Discours indirect dans les langues romanes : la question de la concordance des temps », 1998, p. 1-9.

351 « Il est rare que la subordonnée ne subisse pas, d’une manière ou d’une autre, la pression du noyau verbal régissant », voir Jack Feuillet, « Typologie de la subordination », 1992, p. 12-13.

En linguistique guillaumienne, les emplois discursifs renvoient à la notion de phrase comme « unité d’effet ». Pour Guillaume, l’agencement syntaxique qui dégage une principale (première) et une subordonnée (seconde) épouse parfaitement la conception chronogénétique du temps, où le mode subjonctif est un avant du mode indicatif, cet avant étant conçu comme une incomplétude exochronique, avant sa définition complète et parachevée au mode indicatif, dans l’étape d’après. La conception du subjonctif implique une telle vision de la phrase puisque le temps est trop indéterminé dans le subjonctif pour que ce mode soit indépendant. La chronogénèse guillaumienne montre un mode indicatif conçu comme une complétude, un aboutissement, justifiant ainsi la dépendance du mode quasi-nominal (exochronie −, personne −) et surtout, pour ce qui nous intéresse, ici, du mode subjonctif. Le mode subjonctif est conçu comme un avant chronogénétique, ce qui se traduit dans la phrase comme un mode dépendant, venant après, dans la subordonnée, elle-même conçue comme secondaire par rapport à une proposition dite principale.

Cette idée d’un avant et d’un après est reprise par Maurice Molho dans sa Sistemática del verbo español (1975) et transcrite en termes oppositifs d’idée regardante ~ idée regardée, la traduction physique de cette hiérarchie étant la subordination : la principale emporte l’idée regardante tandis que la subordonnée emporte l'idée regardée. Dans cette conception, l’avant est la proposition principale, où le verbe, lui-même, est dit principal.

Une syntaxe est essentiellement une relation qui s’établit dans l’entité discursive qu’est la phrase. La forme élémentaire de cette relation est la conjonction de deux idées, dont l’une se trouve dans la dépendance de l’autre. Le facteur de dépendance est une idée majeure ; l’idée dépendante est une idée mineure ; il n’y a pas syntaxe mais parataxe lorsque les deux idées, situées au même niveau, se trouvent en situation d’égalité.

La notion de dépendance, qui est le fondement des opérations syntaxiques discursives, n’est qu’une forme de la relation de l’agent au patient : l’idée majeure est une idée regardante, au pouvoir opératif maximal ; l’idée mineure, une idée regardée, au pouvoir opératif nul, – ce qui revient à réduire la hiérarchie majeure/mineure à la chronologie notionnelle qui la sous-tend : il ne peut y avoir d’idée regardée si l’on ne postule pas préalablement une idée regardante qui la détermine, et au contraire, l’idée regardée ne peut être que le résultat de l’opération impliquée et effectuée par l’idée regardante353.

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« Una sintaxis es esencialmente una relación que se establece en el ente discursivo que es la frase. La forma elemental de esa relación es la conjunción de dos ideas, de las que la una se halla situada en la dependencia de la otra. El factor de dependencia es una idea mayor; la idea dependiente es una idea menor; no hay sintaxis, sino parataxis, cuando las dos ideas, situadas en el mismo nivel, se hallan en condiciones de igualdad. La noción de dependencia, que es el fundamento de las operaciones sintácticas discursivas, no es sino una forma de la relación del agente al paciente: la idea mayor es una idea mirante, de poder operativo máximo; la idea menor, una idea mirada, de poder operativo nulo, −lo cual equivale a reducir la jerarquía:

mayor/menor a la cronología nocional que la subtiende: no puede haber idea mirada si no se postula primero una idea mirante que la determina, y al revés, la idea mirada no puede ser sino el resultado de

La hiérarchie entre « idée majeure » et « idea mineure », se double d’une antécédence conceptuelle de l’idée régissante (Temps 1) sur l’idée régie (Temps 2) : cette façon de poser les choses est une variation du thème traditionnel de la principale et de la subordonnée, du mode indicatif régisseur et du mode subjonctif régi.

La présentation de M. Molho revient à évacuer de l’idée regardée, au pouvoir opératif nul (« de poder operativo nulo »), la visée du locuteur, laquelle n’est présente que dans l’idée regardante, au pouvoir opératif maximal (« de poder operativo máximo »). L’idée développée dans la Sistemática, selon laquelle le choix du mode ne tient pas au degré d'irréalité ou de réalité du fait visé mais au choix du point de vue opéré sur ce fait par le locuteur, est tout à fait acceptable et nous l’intégrons. En revanche, la thèse que l’idée regardante se trouve dans la seule proposition principale est, elle, inacceptable : le locuteur est tout aussi présent dans la subordonnée que dans la principale.

Cette suprématie de l’idée principale sur l’idée subordonnée est encore, et toujours, une conséquence de l’opposition indicatif/subjonctif qui se transporte depuis des siècles : la thèse que le locuteur, pièce-maîtresse de l’architecture temporelle, se localise en premier dans la proposition principale au mode qui le contient, l’indicatif, tandis que la proposition suivante au subjonctif, secondaire, est déclarée à un mode dépendant, est la hiérarchie avec laquelle on raisonne ordinairement. Cette idée est accentuée par la présentation que l’on fait très souvent de la proposition principale : elle est ce qui reste de la phrase lorsque l’on a écarté les propositions subordonnées, comme si elle constituait une sorte de noyau dur faisant sens à elle seule.

Ce partage ne tient pas, que l’on raisonne en termes d’indicatif et de subjonctif ou bien en termes de mode actualisant/mode inactualisant. L’incohérence apparaît simplement plus flagrante si l’on raisonne en termes de modes actualisant / inactualisant, notamment en raison de la concordance intra-modale que nous avons décrite supra (p. 158-159).

Si l’on n’y prend pas garde, on serait tenté d’inscrire dans cette successivité obligée − temps 1 / temps 2 − les formes verbales des deux modes actualisant et inactualisant, ce qui reviendrait à poser que le mode de l’actualisant est premier par rapport au mode de l’inactualisant. Or, si l’on se reporte au tableau récapitulatif des concordances inter-modale et intra-modale, la combinaison avec « l’imparfait » de l’indicatif, désormais « présent inactualisé », montre que

dans une phrase comme « no quería que se muestre », le locuteur est partout au centre des repérages. Soit il ramène tout à lui (repérage direct, immédiat, déictique), soit il choisit de ne pas ramener tout à lui et inactualise. Ici, il inactualise les deux événements, celui jugé « principal » et celui jugé « subordonné ». Il n’y a pas d’avant ni d’après sur le plan de la mise en relation intra-modale (ni inter-modale), mais un choix de la part du locuteur, depuis son présent d’expérience, de se transporter déjà imaginairement pour se représenter un événement avec « quería » et de le transitiver avec un événement encore plus inactualisé occupant l’espace temporel du non-révolu, compatible avec l’espace temporel occupé par « quería », « se muestre ».

Le pivot étant le présent d’expérience du locuteur, M. Molho fait une confusion entre ce temps-là, fondateur, « l’ancrage référentiel fondamental »354, et les temps verbaux repérés à partir de ce présent d’expérience, c’est-à-dire ce dont dispose le locuteur en langue, et ce qu’il retient dans ce système au service de sa visée expressive et en fonction de ce que lui-même a retenu de l’expérience. Ainsi, M. Molho assimile les temps du mode indicatif à ce qui est premier parce qu’ils sont liés à l’expérience, et sont donc ressentis comme plus concrets. Or, l’imaginaire naît aussi et tout autant à partir du présent d’expérience du locuteur, précisément parce qu’il en est l’exact contraire, parce qu’il est précisément délié de cette expérience. Si l’on veut à toute force de l’avant et de l’après, du premier et du second, seule la prise de parole fondatrice et déterminatrice du présent d’expérience est première. Il n’y a, à partir de là, ensuite, dans les représentations temporelles des événements déclarés par des verbes qu’un choix entre ce que le locuteur veut lier à son actualité et ce qu’il veut l’en éloigner imaginairement. Gilles Luquet définit en effet l’irréel comme « une notion qui oblige un locuteur à prendre le maximum de recul par rapport à l’actualité − et comme un moyen d’expression de ce qu’un sujet parlant, en fonction des visées qui sont les siennes, refuse expressément d’actualiser. »355

Quelle que soit la combinaison retenue pour servir une certaine visée de discours, aucune forme verbale n’est plus regardante que l’autre, puisque chaque forme verbale est le résultat d’un choix en fonction de la visée, actualisante ou non, émanant du locuteur-observateur. Il est donc préférable d’adopter une conception différente : c’est la façon dont le locuteur va décider de mettre en regard des événements en fonction de ce qu’il a à dire, de ce qu’il va décider d’actualiser ou non, qu’un certain lien syntaxique va s’observer dans la phrase, selon

354 Voir A. Joly, « De quelques constantes dans la représentation cognitive et linguistique du temps », 1995, p. 28.

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un jeu que l’on n’appellera pas, comme M. Molho, « el juego de los modos en teoría de expresión » mais un jeu des espaces temporels concrètement occupés par le locuteur-observateur.

Dans le document La concordance des temps en espagnol moderne (Page 164-168)