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Plus royalistes que le Roi !

interpretación de doble acceso

1.3 Fausse norme et vrai usage

1.3.1 Plus royalistes que le Roi !

Dans les précis grammaticaux des manuels de secondaire, la « Règle de la concordance des temps » a constamment sa place depuis de nombreuses années, et le discours n’évolue pas. Au nom d’une certaine « logique », comme en latin, on doit faire coïncider dans la proposition principale et dans la proposition subordonnée les mêmes « temps » : du présent avec du présent, du passé avec du passé.

Gran Vía espagnol, classe de Première, Paris, Didier, 1992, « Grammaire », p. 215, § 54.0. La concordance des temps.

Elle est rigoureusement appliquée en espagnol, qu’il s’agisse de la langue écrite ou parlée, lorsque la phrase répond au schéma suivant :

proposition principale + subordonnée au subjonctif (de temps, de condition, relative, etc.). D’un mode à l’autre la concordance des temps s’établit ainsi :

Temps de la principale → Temps de la subordonnée présent de l’indicatif 

impératif  présent du subjonctif

futur de l’indicatif 

passé composé 

imparfait de l’indicatif 

passé simple  imparfait du subjonctif

conditionnel 

plus-que-parfait 

Exemples :

Le dices, dile, le dirás, le has dicho que venga mañana ;

le decías, le dijiste le dirías, le habías dicho que viniera (viniese) al día siguiente

DansCaminos del idioma, Espagnol − classe de première, Paris, Didier, 1991, la règle de la Concordance des temps était déjà rédigée strictement dans les mêmes termes, et accompagnée d’exemples illustrant la règle sous forme de passage systématique de la principale au présent avec subordonnée au subjonctif présent, à la principale aux temps du passé avec subordonnée au subjonctif imparfait. Les caractères gras que nous avons reproduits illustrent la volonté d’inscrire chez l’apprenant une mécanique d’application.

Le decimos que baje a danzar Le dijimos que bajara a danzar Me ha dicho que venga Me había dicho que viniera

Me interesará que lo hagas Me interesaría que lo hicieras

Dans le « Livre du professeur », on recense à l’enseignant, en fin d’ouvrage, les principaux exercices proposés à l’élève dans son livre : les exercices réunis sous le titre « la concordance des temps », distinguent les textes où l’élève doit, dans la principale, « mettre au présent, passé composé, futur », et les textes où il doit « mettre au passé ». Ainsi, l’élève apprend à systématiser l’emploi du subjonctif présent et du subjonctif imparfait, en fonction du temps verbal dans la proposition principale : il fera logiquement correspondre présent/présent et passé/passé... sans réfléchir !

Aujourd’hui, rien n’a changé. Dans Nuevos rumbos, Espagnol − 2e année, Paris, Didier, 2005, on retrouve « La règle de concordance des temps » présentée et illustrée exactement de la même façon qu’il y a 15 ans :

Quand le verbe de la principale est à un temps du passé ou au conditionnel, le verbe de la subordonnée, s’il doit être au subjonctif, est à l’imparfait du subjonctif.

le aconsejaron a Mahed que emigrara a Europa.

Si le verbe principal est au présent, au passé composé, à l’impératif, on emploie le subjonctif présent dans la subordonnée.

le aconsejan a Mahed que emigre a Europa.

La question de la nature du temps dans le mode subjonctif n’est pas même ébauchée : les temps verbaux épousent les temps d’événements, quel que soit le mode auquel ils appartiennent. Le passage de la principale à la subordonnée est ici inscrit dans le cadre d’une relation univoque qui va obligatoirement de l’une à l’autre, dans ce que François Rastier appelle « une succession déterministe décalquée de l’algorithme informatique »142. Dans ces manuels, on présente donc une langue espagnole parfaitement homogène, en ne faisant aucune place aux autres combinaisons possibles, en mettant soigneusement à l’écart bien d’autres emplois (y compris la combinaison « prétérit »/« subjonctif présent » signalée par la RAE) non proscrits, et surtout observables fréquemment dans l’usage.

142

1.3.2 Mise à l’écart et hiérarchisation

Il en va pareillement dans les grammaires françaises de la langue espagnole, nettement plus prescriptives que les grammaires espagnoles : elles forcent le trait en ne retenant qu’un certain type de structures en nombre très limité, et alimentent ce que Frédéric Serralta appelle une « fausse norme » :

Les « fausses normes » − ces certitudes grammaticales traînant depuis de nombreuses décennies dans notre enseignement de la langue espagnole et qui pourtant ne sont justifiées ni par l’usage ni même par la théorie la plus rigoureusement académique − n’en finissent décidément pas d’exercer leurs insidieux ravages. 143

Parmi les explications que l’on peut avancer devant la longévité d’une telle fausse règle, en dehors du poids de la tradition latine et du goût pour la « logique », la plus décisive est probablement celle qui tient au contexte français.

On observe, en effet, que pour justifier une règle de la syntaxe espagnole, la Grammaire espagnole de Jean Bouzet 144 prend le français comme point de repère :

Concordance des temps du subjonctif.

Le français moderne n’est pas très rigoureux sur la concordance des temps du subjonctif avec le verbe de la proposition principale et tolère bien souvent l’emploi du présent au lieu de l’imparfait : j’avais peur qu’il ne s’égare, qu’il n’arrive pas, qu’il ne sache pas, etc.

Il conviendra toujours de rectifier la concordance avant de traduire.

J’avais peur qu’il n’arrivât pas, qu’il ne sût pas / Temía que no llegase, que no supiese Je voudrais que tout le monde fût là (et non soit là) / Quisiera que todos estuviesen ahí.

La règle de Bouzet est extrêmement stricte (« il conviendra toujours ») et sa formulation particulièrement rigide. Le français moderne, considéré comme tolérant « tolère bien souvent ») est taxé de « pas très rigoureux », ce qui laisse supposer que d’autres emplois existent bien en français, mais sont rejetés ici explicitement. Pour le passage à l’espagnol, on

143 F. Serralta, « Une fausse norme qui a la vie dure », 1994, p. 107.

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