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Technologies d’écriture, édition numérique et politiques

5. Ecritures et traces : le développement de nouvelles technopolitiques

5.2. Technologies d’écriture, édition numérique et politiques

La matérialité des dispositifs techniques est mise en rapport avec des modes de communication et de participation qu’elle est susceptible de favoriser. Cette réflexion s’inscrit dans une évolution sociopolitique plus large qui défend l’implication et l’expression libre des individus, qu’il s’agisse de citoyens engagés dans des débats politiques concernant leur avenir ou de communautés qui construisent et échangent des savoirs (scientifiques ou non scientifiques, légitimes ou non légitimes).

Les évolutions des pratiques éditoriales dans l’édition numérique en lien avec de nouveaux outils participent d’un mode de fonctionnement politique. A ce stade de ma réflexion, je souhaite aborder l’étude des technopolitiques centrées sur des pratiques éditoriales dans l’édition numérique184. Dans cette perspective, les fins visées par des

184 Ces réflexions viennent en complément des éclairages précédents concernant les rapports entre des modes culturels de savoirs et des technologies intellectuelles (cf. chapitre 4)

dispositifs communicationnels sont à observer avec attention. Des dispositifs mettant en œuvre des moyens techniques favorisant la création et l’expression des cultures et des savoirs ne constituent qu’une finalité parmi d’autres finalités possibles. Ces dernières pourraient être porteuses d’autres priorités et d’idéologies différentes, voire divergentes, qui utiliseraient des moyens similaires. Les pratiques éditoriales dans les environnements numériques constituent un vaste terrain d’investigation pour qui a le projet d’étudier les affrontements des acteurs, des intérêts, des idéologies et des points de vue sur des savoirs qui s’exposent.

Dans ces espaces numériques, les mutations de l’édition d’informations et de connaissances ont alimenté la déstabilisation des pratiques antérieures aux logiciels d’auto-édition et à l’édition en ligne, ouvrant la voie à des luttes de pouvoir pour la maîtrise de ces objets et à l’opposition d’idéologies contradictoires. Dans quelle mesure ces médias collaboratifs et ces ressources informationnelles pourraient-ils participer à la vie culturelle et politique dans l’espace public, venant en complément des politiques institutionnelles dans la constitution d’un « bien commun » informationnel185 et contribuant dès lors à limiter (même de manière très partielle et relative, pour des communautés minoritaires) la marchandisation de la culture et la prédominance du divertissement ? L’édition numérique fait l’objet d’un affrontement entre ce que l’on pourrait appeler la « parole légitime »186 des organisations détentrices d’un statut symbolique reconnu socialement (des médias, des éditeurs, des institutions…) et l’expression spontanée des internautes.

À l’heure actuelle, les enjeux qui sont à l’œuvre dans la circulation des savoirs, et qui s’expriment au travers de ces systèmes d’édition numérique, font apparaître des modes de légitimation économique des savoirs et de leur évaluation. Portée par l’accélération et la diffusion des technologies, « l’économie de la connaissance »187 est diffusée dans l’ensemble de la société, y compris au sein des organismes supranationaux) : les sociétés et les organisations sont devenues « apprenantes ». « La société de

185 Aigrain Philippe, Cause commune : l’information entre bien commun et propriété, Paris, Fayard, 2005.

186 Bourdieu P., Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, 1982, op. cit.

l’information » a fait l’objet d’une « véritable mise en scène médiatique, sociétale et politique », appuyée sur une modernité technologique présentée comme solution aux problèmes économiques, d’emploi et de diffusion des savoirs188. De la même manière que la propriété des moyens de production est la clé du capitalisme industriel, la détention de l’information est conditionnée par un « capitalisme cognitif » caractéristique d’une économie des services post-industrielle189. Le savoir est devenu un « savoir-valeur », un produit qui fait l’objet de transactions commerciales à une échelle nationale et internationale, déclinable sur les marchés en « biens éducatifs », « industries de la connaissance », marché de l’éducation et du « e-learning ». Les nations revendiquent la diffusion des savoirs pour faciliter le commerce et le développement économique (ce dernier impliquant le développement de l’éducation) ; ils ont désormais acquis une importance stratégique pour les organisations qui font référence à la « gestion des connaissances » (knowledge management, K.M.) comme un élément essentiel de compétitivité et d’adaptation. Dans ce contexte, les individus, en fonction de leur « niveau de qualification », font désormais partie d’un « capital humain » et sont évalués en termes de savoirs, de compétences, de savoir-être. Selon le rapport Technologie, productivité et création d’emploi (1996) de l’OCDE, « de nos

jours, le savoir sous toutes ses formes joue un rôle capital dans le fonctionnement de l’économie ». Le rapport précise que « les nations qui exploitent et gèrent efficacement

leur capital de connaissances sont celles qui affichent les meilleures performances », que « les entreprises qui possèdent plus de connaissances obtiennent systématiquement

de meilleurs résultats » et que « les personnes les plus instruites s’adjugent les emplois

les mieux rémunérés ». La culture et la diffusion de connaissances en réseau sont de plus en plus absorbées par l’économie et la sphère marchande ; les répercussions sur la réalité sociale des individus sont inévitables : « émergence de l’économie en réseau », « dématérialisation croissante des produits », « déclin du capital fixe », « hégémonie des actifs immatériels », « transformation des produits en purs services », « passage du

188 Chevalier, Yves, Système d’information et gouvernance, Cortil-Wodon, E.M.E., 2008, p. 33-37.

paradigme de la production à celui du marketing »190. Dans ce passage de la production industrielle à la production culturelle, les ressources informationnelles et culturelles sont désormais marchandisées. Le lecteur est avant tout considéré comme un consommateur contraint de passer par les portails des fournisseurs d’accès et des outils de recherche pour accéder à l’information.

Ces orientations font l’objet de résistances de la part de groupements qui défendent un modèle politico-économique différent qui repose sur une circulation libre et gratuite des informations et des connaissances dans le contexte d’une « démocratie cognitive ». Dans cette perspective, Philippe Aigrain191 a réfléchi aux problèmes économiques liés au statut de bien privé, lié à la propriété, en proposant l’alternative d’un « bien commun » de l’information et des connaissances dans la circulation des savoirs. La réflexion sur les communautés de savoirs et la collaboration dans la production de connaissances comportent des préoccupations liées à des enjeux politiques et économiques, en rapport avec l’émergence de nouveaux modes de communication dans la sphère publique et la redistribution des rôles attribués aux acteurs qui l’accompagne. Les travaux de Michel Callon consacrés à la « démocratie dialogique »192 portent cette dimension de l’action politique dans l’espace public.

Cet affrontement s’incarne dans de nombreuses situations. Les sites de presse sont désormais concurrencés par des blogs d’information ou des sites de médias, édités par des acteurs individuels ou communautaires qui expriment une parole alternative, voire contestataire, et par de nouveaux arrivants, tels que des moteurs de recherche ou des agrégateurs de contenus. L’opposition à des contenus culturels payants (contrôlés par des sites éditoriaux « traditionnels ») par des sites communautaires est active dans les domaines de l’édition de connaissances, que celles-ci soient à visée scientifique ou à l’intention d’un large public. Les réflexions portant sur le développement d’archives

190 Rifkin J., L’âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie, trad. M. Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2000, p. 150. (Titre original : The age of Access, The New Culture of Hypercapitalism where

All of Life is a Paid-for Experience, Jeremy P. Tacher/G.P. Putnam’s Sons, New York, 2000).

191 Aigrain P., Cause commune : l’information entre bien commun et propriété, 2005, op. cit.

192 Callon M., Lascoumes P. Barthe Y., De la « démocratie délégative » à la « démocratie dialogique »,

ouvertes193 les envisagent comme une forme de reconquête du processus éditorial scientifique par des chercheurs qui permette également de travailler à la constitution de mémoires interdisciplinaires et transversales. Dans la même direction, des encyclopédies collaboratives ou des logiciels libresposent la question de la circulation des savoirs en termes de politique alternative et d’interculturalité. Dans la problématique d’une large diffusion des langues et des cultures, le problème posé est d’être pris en compte par les autres, d’avoir la possibilité de défendre des langues et des espaces culturels non majoritaires. Citons le cas des encyclopédies collaboratives (comme Wikipedia, Citizendium, Agora…) dont le modèle politico-économique et multilingue de circulation des connaissances s’oppose ouvertement à celui des modèles traditionnels payants (Universalis, Britannica, Encarta, Larousse…). Les librairies en ligne qui vendent des livres numériques sont concurrencées par des sites collaboratifs qui numérisent bénévolement des ouvrages libres de droit et téléchargeables gratuitement194, des blogs de veille et de production d’informations et de connaissances sont édités par des scientifiques, des associations professionnelles ou des consultants… Des hybridations se développent avec, par exemple, des blogs de journalistes ou des productions des lecteurs (textes, photos, vidéos) qui sont désormais fréquemment insérés dans des sites de presse. Des tentatives d’hybridation annoncent une encyclopédie collaborative en ligne qui envisage un mode de rémunération pour ses auteurs195 et une édition en volume196, ou un module collaboratif en accès libre qui se développe dans une encyclopédie payante197. Les stratégies éditoriales qui portent ces

193 Chanier Thierry, 2004. Archives ouvertes et publication scientifique. Comment mettre en place l’accès

libre aux résultats de la recherche, préf. J.-M. Noyer. Paris : L’Harmattan, 186 p. En ligne (consultation 25 /0/2008), version électronique sur ArchivesSIC [http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00001103]

194 Citons pour exemple : ABU, Association des Bibliophiles Universels [http://cedric.cnam.fr/ABU], œuvres numérisées du domaine public et disponibles en ligne gratuitement ; Project Gutenberg [http://www.gutenberg.net], œuvres numérisées du domaine public et disponibles en ligne gratuitement.

195 Knol est une encyclopédie collaborative rémunérée, lancée fin juillet 2008 par le moteur de recherche

Google. Elle fonctionne selon un système de droits d’auteur attribués sous forme de revenus publicitaires en fonction de la popularité des articles. En ligne : Knol beta [http://knol.google.com/k#] Knol est un mot-valise formé à partir d’une contraction du mot anglais knowledge, connaissance, et mol, unité de mesure du nombre d’entités, en référence à l’idée de granule de connaissance mesurable.

196 Le groupe allemand Bertelsmann a annoncé qu’il éditerait en volume l’encyclopédie collaborative

Wikipedia en fin d’année 2008.

197 Larousse a annoncé en 2008 le lancement d’une « encyclopédie contributive » qui associe des entrées de dictionnaire à des contributions d’internautes (après validation de l’éditeur).

encyclopédies sont variables, allant d’une politique éditoriale construite sur le contrôle des textes et de la légitimité d’auteurs reconnus à une culture communautaire ouverte à toutes les contributions (plus ou moins contrôlées, voire non contrôlées) de la « multitude ». Des moteurs de recherche qui intègrent la méthode des agrégats198

construisent des graphes socio-cognitifs en réseau.

L’affrontement entre la « parole légitime » et l’expression spontanée des internautes fait émerger la question des rapports entre des savoirs et des non-savoirs sur l’internet. Qu’est-ce qu’une « bonne » ou une « mauvaise » ressource ? Le rapport entre le vrai et le faux pourrait-il changer en fonction des sources de savoir ? Le pouvoir de performation du langage apparaît sous différentes facettes. Il est susceptible de s’incarner dans la puissance par le nombre, par l’autorité (en ayant recours à un spécialiste reconnu dans un domaine de connaissance) ou par la légitimité institutionnelle.

En d’autres termes, l’analyse de l’extension des sources de savoirs (et de non-savoirs) débouche sur l’extension des modes d’écriture qui interroge les modes de validation de l’information et la légitimité des éditeurs d’information. Quels critères de validation de l’information peut-on mettre en œuvre en association avec les nouveaux systèmes d’édition disponibles sur le web ? Le problème ne se limite pas à établir des typologies construites à partir des contenus produits (en construisant des évaluations entre bon ou mauvais, vrai ou faux, partiel ou exhaustif…), même si la question de la fiabilité des sources sur l’internet se pose de manière récurrente. Il s’avère que ces différentes conceptions de l’édition affectent la compréhension des savoirs. En effet, au cœur de la multiplicité des textes, de l’affrontement des idéologies et des points de vue, ou encore de la diversité des modes de classement, des formes de désordre surgissent. Elles mettent en œuvre des productions de savoirs en mouvement qui aboutissent à une incomplétude qui n’est pas envisagée comme une forme de relativisme, mais comme l’étude des rapports de force en présence. La circulation des savoirs à travers les réseaux numériques mobilise des collectifs de pensée, des enjeux et des stratégies de pouvoir, des mouvements de masse aussi bien que des micro-communautés spécialisées.

Comment peut-on décrire et analyser ces savoirs mouvants ? Sur les plans cognitif et technique, serait-il possible de suivre la vie et le mouvement des idées, et d’identifier des outils qui iraient dans cette direction ? Il s’agit de réfléchir à des agencements qui expriment la diversité des productions et des coproductions de savoirs portées par un réseau. Dans cette perspective, les prémisses d’une encyclopédie, dans le sens étymologique du terme (enkuklios paiedeia, le cercle, le cycle des savoirs à parcourir pour être éduqué), viseraient à accroître une mise en mouvement des savoirs les uns par rapport aux autres. Un tel encyclopédisme des points de vue et des perspectives prendrait également en compte des singularités culturelles, l’interculturalité étant aussi une nouvelle manière de se confronter à des points de vue différents. Les notions d’immanence du discours, de point de vue, de processus, aident à penser de nouvelles formes éditoriales de production et de diffusion des savoirs. Une telle multiplicité pose la question des écritures, des formes de mémoire qui y sont liées, des répétitions ou des traductions. Elle prend également en compte des représentations, des idéologies et des narrations. La conception du monde qui est proposée est caractérisée par sa richesse, sa complexité et son caractère mouvant.

Ainsi, l’extension des modes d’écriture, elle-même générée par l’extension des sources, porte une transformation des systèmes conceptuels et matériels d’écriture qui peut être en mesure d’exprimer la multiplicité, l’hétérogénéité et le désordre. Dans le chapitre 6, à propos de la pragmatique des récits, je formulerai le besoin d’une « éthique communicationnelle des points de vue » laissant libre cours à la circulation des savoirs, des langues et des cultures.

Cette extension des modes d’écriture ouvre la voie à des technologies intellectuelles et cognitives impliquant des logiciels et des outils et qui comportent de nouveaux langages199, des cartographies de savoirs, des moteurs de recherche ou des outils collaboratifs de production et de diffusion de ressources numérisées.

199 Dans les environnements informatisés, il peut s’agir de métalangages, des métadonnées, de formatages liés à la normalisation…

5.3. Technologies d’écriture, traçabilité de l’information et politiques de circulation