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Les narrations comme objets sociaux, empiriques et situés

6. Politiques des narrations et des savoirs : pour une éthique

6.2. Les narrations comme objets sociaux, empiriques et situés

Il reste que la chronologie et l’historicité font cruellement défaut à la théorie sémiotique, de même que l’environnement socioculturel d’un récit, alors qu’ils offriraient la possibilité d’appréhender le texte dans la richesse sémantique et interprétative de son contexte historique.

Progressivement, la réflexion linguistique a replacé les discours et les récits dans les institutions et, plus largement, dans la société. Les catégories de discours comme celles d’É. Benveniste ou de J.-M. Adam269 sont déduites de déterminations linguistiques ; en cela, elles s’inscrivent dans la tradition des typologies universalistes de genre de discours, dans la lignée des fonctions du langage de Roman Jakobson. Cette conception des genres de discours a évolué en direction de typologies ouvertes aux individus, aux situations et aux institutions. Dans ce domaine, l’apport de Mikhaïl Bakhtine, qui s’est intéressé aux genres de discours ordinaires, c’est-à-dire au langage courant en tant que

266 Barthes, Roland, Essais de sémiologie (précédé de Le Degré zéro de l’écriture), Gonthier Médiations, Paris, 1965, p. 79.

267 Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, I (1963) et II (1973) Paris, Minuit ; 10 leçons sur le

sens (1976), Paris, Minuit.

268 Roland Barthes, Le système de la mode, Paris, Éd. Le Seuil, 1967.

269 D’un point de vue épistémologique et méthodologique, le travail de typologie de Jean-Michel Adam montre que des « types de textes » rendent difficilement compte de la diversité et de l’hétérogénéité des productions textuelles. Il détermine cinq typologies textuelles, nommées « séquences textuelles » : le récit, la description, l’argumentation, l’explication et le dialogue. Cette observation l’amène à proposer le concept de « prototypes de séquences » (séquences narrative, descriptive, argumentative, explicative et dialogale). Ce prototype séquentiel permet de rendre compte à la fois de la complexité et de l’hétérogénéité des composantes textuelles, tout en mettant en évidence l’unité constitutionnelle du texte. Le texte, envisagé comme une combinatoire de séquences constituant une unité, peut donc être pensé comme un tout à la fois hétérogène et cohérent. Adam, Jean-Michel, Les textes : types et prototypes.

constructeur de genres270, est déterminant. Dans la théorie des genres de discours, cela implique en effet de centrer l’attention sur des sphères d’échange271 et non plus sur les formes littéraires des genres de discours. Dans cette perspective, les discours, mettant en relation des institutions et des modes discursifs, évoluent vers des genres sociaux plus empiriques, tels qu’ils circulent dans la société, en prenant en compte des situations précises.

La mise en récit comporte désormais bien d’autres aspects que des éléments linguistiques. En particulier, la dimension temporelle de l’action est portée par la trame narrative. C’est cette dimension du temps que P. Ricœur272 place au centre du débat. Dans un récit, c’est sa dynamique narrative, et non sa structure logique, qui permet de construire du sens : « l’enjeu ultime aussi bien de l’identité structurale de la fonction

narrative que de l’exigence de vérité de toute œuvre narrative, c’est le caractère temporel de l’expérience humaine ». Plus précisément, le temps devient « humain » lorsqu’il est articulé de manière narrative, et le récit tire sa capacité à signifier de sa description de l’expérience temporelle (p. 17). L’intrigue d’un récit est prise comme un ensemble dans lequel des éléments divers sont regroupés et organisés selon une visée d’explication (de type sémio-linguistique), car « expliquer plus, c’est comprendre

mieux ». Comprendre, « c’est ressaisir l’opération qui unifie dans une action entière et

complète le divers constitué par les circonstances, les buts et les moyens, les initiatives et les interactions, les renversements de fortune et toutes les conséquences non voulues issues de l’action humaine » (p. 11). La compréhension, qui participe d’une meilleure intelligibilité, relève d’une intelligence poétique et narrative. La thèse de la réciprocité entre narrativité et temporalité s’appuie pour partie, au travers de l’analyse

270 Bakhtine (Mikhaïl), Esthétique de la création verbale, Gallimard, tr. Fr.1984.

271 M. Bakhtine a distingué les genres de discours premiers (simples), qui se rapportent à l’interaction quotidienne (des félicitations, des remerciements, des excuses, des vœux, etc.), et les genres de discours seconds (complexes), qui sont conçus dans la littérature, l’activité scientifique ou sociopolitique. Le concept de « genre de discours » avancé par Bakhtine fait référence à des « types relativement stables d’énoncés » qui doivent être simultanément envisagés en fonction de leur extrême mobilité. Il suppose l’existence de pratiques discursives réglées : « apprendre à parler, c’est apprendre à structurer des énoncés (parce que nous parlons par énoncés et non par propositions isolées), et, encore moins, bien entendu, par mots isolés. Les genres de discours organisent notre parole de la même façon que l’organisent les formes grammaticales (syntaxiques) » (p. 185).

aristotélicienne, sur l’organisation intelligible du récit, sur la « confiance dans le

pouvoir du poète et du poème de faire triompher l’ordre sur le désordre » (p. 19). Selon cette perspective, le récit participe d’une mise en ordre du réel dans le but de l’expliquer et de le comprendre.

P. Ricœur a recours à la Poétique d’Aristote dont il reprend dans la tragédie grecque le concept de mise en intrigue (muthos), qui tend à se confondre avec celui d’activité mimétique (mimèsis). Il élabore une définition générale du récit, qu’il s’agisse d’un récit historique, d’un récit de fiction ou d’un récit autobiographique. La poétique, en tant qu’art de composer des intrigues, articule l’agencement des faits, la mise en intrigue

(muthos), au « processus actif d’imiter ou de représenter » (p. 69), à un « faire

humain » (p. 72) (mimèsis), l’intrigue étant la représentation de l’action (p. 71). Le

muthos et la mimèsis sont considérés comme des opérations, non comme des structures (p. 69), ce caractère opératoire soulignant la construction et le dynamisme de l’analyse. La définition du muthos, en tant qu’agencement de faits, est marquée par une concordance caractérisée par la complétude, la totalité et l’étendue appropriée (p. 80). L’intrigue est utilisée pour constituer le récit comme un « tout », une totalité avec un commencement, un milieu et une fin ; ces caractéristiques, connectées entres elles de manière logique, sont des « effets de l’ordonnance du poème » (p. 80) et non des caractéristiques de l’expérience – qui relèveraient de l’action effective. Dans l’intrigue, l’étendue (en référence à l’étendue temporelle de l’œuvre, non à celle des événements) établit un contour, une délimitation à l’action. La dynamique narrative connecte de manière cohérente les parties d’un récit, organisées en fonction de la logique interne de l’œuvre, dans une finalité et selon des limites définies. Contrairement aux analyses structuralistes qui recherchaient une structure sous-jacente porteuse de sens, c’est le processus d’agencement des faits, la dynamique narrative, qui permet de construire du sens.

Le projet de P. Ricœur de fonder une herméneutique du récit construite sur la connexion significative entre la fonction narrative et l’expérience temporelle humaine se heurte à la diversité et à la mobilité des récits contemporains. De manière plus générale,

le principe de clôture du texte ne résiste pas aux influences extérieures de toutes sortes, qui sont susceptibles d’altérer la dynamique interne du récit.

Dans la société contemporaine, les récits d’information sont multiples et omniprésents. Les mutations techniques nous confrontent à la plasticité de nouvelles formes narratives qui évoluent en s’adaptant à une pluralité de techniques (écrite, audio, audiovisuelle, hypertextuelle et hypermédia) et de supports (livre, presse, radio, télévision, internet). Si, en suivant Paul Ricœur, tout récit met en œuvre une expérience du temps, les récits médiatisés contemporains déstabilisent notre rapport au temps. En particulier, l’information médiatique impose une focalisation sur le présent qui exerce la pression du « temps réel », expérience également vécue dans les modes de diffusion, discontinue mais permanente, des médias informatisés. Les récits d’information diffusés par les médias, les savoirs et les savoir-faire conçus et communiqués par des acteurs individuels ou collectifs (éditeurs, universités, centres de recherche, entreprises, fondations, projets collaboratifs…), les textes normatifs élaborés par des instituts de normalisation, racontent tous, à leur manière, des histoires. Reprises, vulgarisées, transformées, traduites, réutilisées dans des contextes variés, elles entrent en interaction avec l’ordre social. Ces nouveaux objets se caractérisent par leur mobilité (spatiale et temporelle), la plasticité de leurs formes, la multiplicité de leurs auteurs, la diversité des supports et des techniques qui les portent.

La mise en récit suscite des choix qui s’avèrent déterminants dans la construction de sens et de normes : ils interviennent non seulement dans le déroulement temporel mais aussi dans la sélection des personnages de l’action et des rôles qui leur sont attribués, ainsi que dans les situations signifiantes retenues. La trame narrative – qu’elle soit textuelle, théâtrale, audiovisuelle, cinématographique – porte des choix de formes particulières décelables, par exemple, dans des genres discursifs ou dans des manières de jouer et de filmer. Un tel projet excède les moyens théoriques de la linguistique et ouvre à une dimension interdisciplinaire en sciences humaines. Plusieurs approches, parfois combinées entre elles, sont utilisées dans l’analyse des faits de communication sociale – telles la sociolinguistique interactionnelle, la pragmatique ou l’ethnographie de la communication.