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L’importance stratégique des technologies intellectuelles

5. Ecritures et traces : le développement de nouvelles technopolitiques

5.1. L’importance stratégique des technologies intellectuelles

Les transformations profondes des modes de production et de circulation des informations depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale s’expriment au travers des grandes innovations technologiques (numérique, biotechnologique, nanotechonologique…), dans des mouvements de conquêtes qui affectent en priorité le réseau satellitaire, comme dans la complexification des modes de gestion et de gouvernance des sociétés, ou encore dans les processus de différenciation des espaces-temps.

En portant un regard critique sur les conséquences des phénomènes d’industrialisation des connaissances, l’émergence de nouvelles technologies intellectuelles et cognitives (appuyées sur les mémoires numériques et les écritures hypertextuelles en réseau) apparaît comme une question politique majeure. Dans un contexte international et marchand, ces technologies entrent en effet en résonance avec le processus de standardisation et de normalisation industrielle en cours. En influant sur les modes de production et de circulation des savoirs, elles contribuent à redéfinir les caractéristiques socio-cognitives des sociétés, en direction d’une transformation du travail intellectuel.

J’ai consacré récemment deux articles en co-écriture à cette question (« De l’importance stratégique des technologies intellectuelles et cognitives dans les sociétés technologiquement dominantes », 2007, « La question pragmatique dans le contexte des mémoires numériques : agencements collectifs d’énonciation et avenir des écritures »,

2007)182, dont j’ai repris les conclusions ci-après. Ils délimitent un terrain de recherche qui reste à développer plus largement.

Pour une part essentielle, les transformations en cours s’effectuent sous les conditions du processus de numérisation des signes et des mémoires hypertextuelles, hypermédias et en réseau, ainsi que du développement de nouvelles technologies intellectuelles. Les enjeux attachés à cette transformation, qui se situent au cœur de l’avenir des écritures, sont majeurs. Il apparaît à l’évidence que l’écriture joue un rôle central dans la définition de la puissance d’une société et de ses formes d’organisation (en référence au processus historique de la « grammatisation » de S. Auroux). Or, il apparaît que les technologies d’écriture, au travers des inventions logicielles en cours, ouvrent la possibilité de nouveaux arrangements textuels de plus en plus processuels, de pratiques intellectuelles de plus en plus collectives, hybrides et différenciées. Ces technologies opèrent à l’intérieur des formes organisationnelles, des modes de production et de circulation des savoirs, ainsi que des apprentissages. Elles affectent les capacités associationnistes et analogiques des intelligences. Elles tendent à influencer de plus en plus fortement la manière de créer des « collectifs de pensée » et de les développer.

Toutefois, ces technologies sont également l’enjeu de batailles difficiles. Elles sont produites au terme de processus complexes de co-détermination entre des capacités à penser le devenir des intelligences collectives et la question techno-politique des écritures et des mémoires numériques hypertextuelles en réseau. De ce point de vue, elles opèrent à tous les niveaux d’échelle et participent de la performation des mondes politico-stratégiques et de leur différence. Elles se trouvent donc au centre des luttes de puissance à travers des modèles politiques et intellectuels, ainsi que des potentialités portées par les écritures qu’elles promettent.

182 Juanals B., Noyer J.-M., 2007. « De l’importance stratégique des technologies intellectuelles et cognitives dans les sociétés technologiquement dominantes », actes du colloque international Culture,

communication et globalisation, Brazzaville-Kinshasa, 16-20 avril 2007. Université Marien Ngouabi, Brazzaville, Congo. Juanals B., Noyer J.-M., 2007. « La question pragmatique dans le contexte des mémoires numériques : agencements collectifs d’énonciation et avenir des écritures ». Colloque international H2PTM'07 – Collaborer, Echanger, Inventer : Expériences de réseaux, 29-31 octobre 2007. Université de Paris VIII et École Nationale des Sciences de l’informatique (Tunis), Hammamet, Tunisie.

Des modèles socio-cognitifs et politiques se négocient et s’affrontent dans les nombreuses réalisations de ces technologies. Les débats opèrent donc au cœur des écritures et des mémoires hypertextuelles. Ces observations amènent à attirer l’attention sur certains processus affectant la circulation des savoirs et l’invention logicielle dans la sphère des écritures et des mémoires, dans les domaines de la recherche, de l’éducation ou de la veille stratégique. Ces processus sont liés à des schèmes techno-politiques qui déterminent, pour partie, le développement des outils d’écriture et de lecture, des logiciels dédiés à la recherche d’information. Ils concernent également la question de la désorientation cognitive, ainsi que les divers traitements des corpus documentaires. L’indexation et le filtrage de l’information sont, ici, essentiels. De manière complémentaire, la qualité de description formelle des documents est une garantie de pouvoir critiquer les critériologies qui servent à légitimer des modes délibératifs plus ou moins ouverts, des formes plus ou moins démocratiques d’expression des rapports de force; dans bien des cas, en effet, on a affaire à une auto-légitimation, par la puissance (J.F. Lyotard)183 des choix des écritures.

Les débats concernant le Web sémantique ou les propositions d’un Web socio-sémantique sont les manifestations des diverses conceptions politiques et cognitives qui s’affrontent. Elles relèvent des économies politiques liées, entre autres, au destin des industries et de leurs modèles. À cet égard, la montée en puissance de modèles alternatifs aux modèles dominants des marchés, tels ceux dits « ouverts » (« open », comme « Open Source », « Open Archive », « Open Acess »), vient troubler le théâtre des opérations. Les recherches scientométriques et infométriques sont aussi, dans ce contexte, engagées dans des confrontations géopolitiques. En effet, elles permettent de contester les critériologies dominantes en définissant les cartographies réelles des fronts de recherche, voire des collèges invisibles. De manière complémentaire, l’émergence de nouveaux dispositifs des mémoires externes, de modes éditoriaux et de formes de textualité inédits ouvrent la possibilité de fonctions éditoriales innovantes. Il peut s’agir de moteurs de recherches et de navigation, de nouveaux outils d’écriture et de lecture, d’outils d’analyse de corpus numériques, d’édition scientifique et technique… Il en est

de même des technologies « intranet » – fondant et gérant les réseaux informationnels et communicationnels des entreprises – qui se déploient peu à peu dans les organisations en affectant les modes d’organisation ou les modes de représentation de collectifs hybrides. Dans tous les cas, la mise en place de nouvelles économies politiques de la mémoire et du traitement des données (adaptées aux changements d’échelles textuels et informationnels), s’impose. Nous sommes confrontés à un changement d’échelle dans la production des documents au travers des populations de textes, de la différenciation des modes de citation et de la complication des procédures d’évaluation et de légitimation des contenus. Ainsi, des structures socio-cognitives propres à un agencement collectif donné peuvent être mises à jour dans des pragmatiques internes et dans des communautés de recherche et d’éducation.

En vue de favoriser la création et l’expression libre des cultures et des savoirs, il convient donc de faire en sorte que les écritures et les technologies adaptées à l’exploitation des corpus numériques produits par les intelligences collectives ne soient pas soumises de manière automatique à des formatages techniques et cognitifs. En effet, elles pourraient être marquées d’une volonté dogmatique de décrire et de formaliser, de manière toujours plus fine selon des schèmes linguistiques, logiques, locaux et fermés, et de vouloir anticiper, dans un phantasme de maîtrise excessif, les usages des communautés. C’est pourquoi il est important de discuter, de manière critique, l’élaboration de ces nouveaux alphabets, de leurs contraintes combinatoires et de leurs grammaires. Ils ouvrent également vers de nouvelles manières « non-documentaires » de produire des ontologies ouvertes et dynamiques qui expriment les structures socio-cognitives portées par les corpus et les processus de traduction à l’œuvre dans ces multiples communautés – scientifiques, linguistiques, anthropologiques, politiques… Selon cette position, les écritures s’évaluent et s’imposent à partir de leur potentiel créatif et inventif, de leurs nouveaux modes combinatoires envisagés comme autant d’herméneutiques possibles. La liberté réside dans notre capacité à produire des écritures et des logiciels favorisant la diversité et la co-existence d’univers culturels hétérogènes. Pour aller dans cette direction, des formalisations et des métalangages (plutôt que des ontologies, fussent-elles sémiotiques) permettraient de définir et de prendre en charge les univers intellectuels des différentes communautés.

Les transformations de l’édition électronique sont donc venues prendre une place centrale au cœur des processus qui affectent le travail intellectuel. La question éditoriale prend une dimension stratégique majeure dans un environnement « connecté » à un niveau international, où cohabitent la croissance quantitative des informations, des savoirs et des non-savoirs, la différenciation des conditions de production et le besoin d’accroître la taille des communautés cognitives. Dans un contexte démocratique fondé sur le développement d’un espace public d’un nouveau type, la difficulté est de produire de nouveaux états d’intelligence qui œuvrent dans la direction d’une dissémination la plus large possible des recherches et dans la perspective d’un rééquilibrage entre les pays technologiquement développés – ou ceux en voie de l’être). Il nous faut donc apprendre à travailler, apprendre et éduquer à partir des contextes dynamiques et fortement connectés qui nous servent à présent de milieux associés.

Dans ce contexte, en vue de rééquilibrer les rapports de force, la possibilité de prendre en charge le déploiement des nouveaux dispositifs éditoriaux socio-techniques, non marchands et acentrés (sur le modèle des « Archives Ouvertes ») constitue une possibilité d’ouverture et de développement.