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Problèmes et enjeux de la circulation des connaissances dans

4. Modes culturels de savoirs et technologies intellectuelles :

4.6. Problèmes et enjeux de la circulation des connaissances dans

En continuité avec les recherches présentées ci-dessus, je me suis intéressée récemment, dans une visée plus prospective, aux problèmes et aux enjeux liés à la circulation des connaissances dans le cas de l’édition scientifique numérique168. J’ai éprouvé le besoin de mener cette réflexion pour avoir davantage de distance critique face à la rapidité des changements socio-techniques, qui rendent vite caduques des recherches de terrain menées sur des pratiques. J’ai résumé ci-après les conclusions de deux publications sur ce sujet : « L’encyclopédisme en éclats. L’édition scientifique numérique face aux nouvelles mémoires et intelligences en procès », 2008, et « La question pragmatique dans le contexte des mémoires numériques : agencements collectifs d’énonciation et avenir des écritures »169).

En particulier, l’article « L’encyclopédisme en éclats. L’édition scientifique numérique face aux nouvelles mémoires et intelligences en procès » établit des repères pour penser l’édition scientifique numérique. Les problèmes et les enjeux de la publication scientifique numérique font l’objet de plusieurs approches. En complément des nombreux travaux existants, il semble maintenant nécessaire d’appréhender la question de l’écriture dans son expression éditoriale. Il s’agit de s’intéresser, non plus aux formes uniques et exclusives d’objets éditoriaux finis, mais à des objets éditoriaux numériques davantage processuels, dotés de technologies intellectuelles et cognitives en prise sur la communauté des œuvres et des savoirs scientifiques processuels. L’article étudie trois processus de différenciation. Le premier est celui des modes de production des savoirs scientifiques. Ils se caractérisent, entre autres, par des dimensions collectives d’une complexité croissante. Le second est celui des modes de réplication, de circulation et de dissémination de ces savoirs. Le troisième est celui des modes d’écritures. Ces trois processus sont en situation de co-détermination. Ils s’expriment ou

168 Juanals B., Noyer J.-M., à paraître en 2008. « L’encyclopédisme en éclats. L’édition scientifique numérique face aux nouvelles mémoires et intelligences en procès ». Papy F. et Guyot B., L’édition

scientifique : analyses et perspectives. Paris : Lavoisier Hermès Science, coll. STI – Sciences et Techniques de l’Information, INIST- Wiley (UK).

169 Juanals B., Noyer J.-M., 2007. « La question pragmatique dans le contexte des mémoires numériques : agencements collectifs d’énonciation et avenir des écritures ». Colloque international H2PTM'07 –

Collaborer, Echanger, Inventer : Expériences de réseaux, 29-31 octobre 2007. Université de Paris VIII et École Nationale des Sciences de l’informatique (Tunis), Hammamet, Tunisie.

s’incarnent de manières diverses, selon les disciplines de la recherche ; ces différenciations se sont accentuées dans le contexte du développement des technologies numériques et des mémoires hypertextuelles en réseaux.

Le changement d’échelle qui est en cours nous conduit, dans nos pratiques intellectuelles, à affronter des populations de documents et de textes dans des dimensions, à ce jour, inédites. L’avenir des écritures se joue en partie dans le passage vers des « géo-graphies » où les notions de multiplicité et d’agencement, ainsi que de plasticité, occupent une place centrale. Les liens et les réseaux de liens (nouvelle incarnation de l’éternelle citabilité) jouent en cette matière le rôle de « brisure » susceptibles de prendre forme. C’est l’avenir des conditions de lecture et d’interprétation qui est en jeu. Les manières de lire des livres et des textes, d’utiliser les cartographies qu’ils portent et d’en explorer les multiples entrées, connexions ou chemins, sont profondément affectées par le changement d’échelle et la plasticité de la matière numérique. La plasticité des réseaux de liens réside dans la modification de leur puissance et de leur efficacité sous l’effet de l’expérience et de l’évolution logicielle, ainsi que dans les pratiques de « citabilité » – donc d’association. Elle correspond à la part essentielle d’indétermination cognitive des activités d’écriture et de lecture qui se développe au risque de l’altérité, de la dissémination ouverte, des erreurs et des mésinterprétations, mais sous les contraintes de la créativité.

De quoi les dispositifs éditoriaux pourraient-ils être capables ? Il s’agit d’examiner la question éditoriale, particulièrement dans le domaine scientifique, à partir de l’exploitation des savoirs numérisés et de la manière dont nous percevons la transformation des modèles socio-cognitifs. L’évolution des modèles de mémoires susceptibles d'être développées au plus près des cultures et des communautés de savoirs et d’usages, dans leurs dimensions à la fois collective et singulière, est également prise en compte. L’interrogation porte sur la capacité des dispositifs éditoriaux scientifiques à entrer en résonance avec l’extension des possibilités associationnistes – en termes d’écriture autant que de lecture – et des outils cartographiques visant à s’orienter dans les populations de textes et dans les textualités enchevêtrées du quotidien de la recherche. L’article propose d’examiner la question éditoriale scientifique d’un point de

vue socio-cognitif, à partir des conditions de la circulation des savoirs et de la réplication, qui convoquent des processus d’altération ou de création. Les propositions éditoriales (les formes papier ou numérique) seront évaluées en fonction des combinatoires et des grammaires qui fondent les socles de l’exercice de la pensée, dans des mondes intellectuels collectifs et hétérogènes.

Les modes actuels de production et de circulation des savoirs posent trois interrogations majeures. En premier lieu, l’intérêt est porté sur la tension entre des savoirs stables et des savoirs métastables – voire instables quand ils émergent loin des équilibres, dans des zones de dissensus et d’indétermination. Il s’agit ensuite des rapports différentiels variables entre des régimes d’évaluation de savoirs scientifiques et la gestion des points de vue et des pratiques cognitives. Enfin, la dernière question concerne la gestion-représentation des processus et des morphogenèses qui expriment des dynamiques et des concepts formant le milieu associé, plus ou moins mouvant, des savoirs. Cette interrogation porte la question des frontières à un nouveau point critique, ces dernières étant envisagées comme des zones fluctuantes ou des croisements de trajectoires de problèmes ou de concepts. En permettant l’exhibition partielle des dimensions processuelles des documents issus de la recherche, les nouveaux dispositifs éditoriaux devraient aussi rendre possible l’appréhension de ces zones frontières. De ce point de vue, la représentation recherchée est celle de ces morphogénèses et doit exprimer les dynamiques et les concepts locaux qui constituent le milieu associé, plus ou moins mouvant, des savoirs, représentés par des documents issus de la recherche. La constitution des champs de savoirs, des disciplines et des communautés de recherche (qui recouvrent des agencements différents) se dévoile en effet progressivement à travers la différenciation croissante des types de documents qui circulent.

Les nouveaux modes encyclopédiques doivent donc nous permettre d’habiter les agencements où se créent et se développent des affrontements conceptuels ou scientifiques. C’est la raison pour laquelle de nouvelles fonctions éditoriales devraient être associées aux modes éditoriaux numériques. Car les fonctions essentielles sont précisément celles qui rendent possible la cartographie des dynamiques socio-cognitives, des zones de controverses et des processus transversaux qui opèrent au cœur

de l’activité scientifique. Plusieurs travaux accordent une place centrale à la « co-construction controversée » des savoirs (en particulier scientifiques), afin de donner accès à la diversité des points de vue et de montrer la nécessité des conflits. Citons à ce propos les recherches menées, depuis plus de vingt ans, par le Centre de sociologie de

l’innovation (CSI) à partir des concepts de la sociologie de la traduction et qui concernent, entre autres, le développement de logiciels permettant la cartographie des dynamiques internes des champs de recherche scientifique, associées à la mise en évidence de leurs structures socio-cognitives. Dans la même direction, des travaux récents, développés sous la direction de M. Zacklad, visent la mise au point d’une métasémiotique et d’un protocole pour le Web socio-sémantique.

Même s’il est restreint aux savoirs scientifiques, l’encyclopédisme en éclats pose donc un problème majeur, celui de la navigation dans l’espace hétérogène des ontologies, qui décrivent les agencements de savoirs spécifiques constitutifs du savoir scientifique général et processuel disponible. La mise en relation de ces savoirs est réalisée selon des rapports différentiels variables toujours ouverts et singuliers, qui impliquent des cheminements, des associations, des traductions… Elle prend donc la forme d’un métalangage et d’une combinatoire rendant possible la création continue de cartographies des problèmes, à des niveaux d’échelle variés. Un tel métalangage doit également permettre de surmonter ce que P. Lévy identifie comme une « fragmentation métalinguistique », qui est l’une des « principales entraves à la collaboration des recherches en sciences […] ». Ce n’est pas chose aisée. Toutefois, le projet encyclopédique attaché aux écritures et aux mémoires hypertextuelles numériques exige que soient développées des technologies intellectuelles capables de fournir les nouvelles cartographies des territoires conceptuels, à la fois complexes et hybrides, au milieu desquels nous travaillons, cherchons et parfois pensons. La réflexivité accrue des savoirs scientifiques est à ce prix.

D’une manière plus générale, les encyclopédies en développement sur le web n’affrontent pas la question encyclopédique telle que nous venons de l’aborder et restent encore profondément enracinées dans les modèles classiques. Sans renoncer complètement à ce qu’elles expriment eu égard à une conception essentialiste des

savoirs, il s’agit pourtant d’évoluer vers un encyclopédisme des points de vue et des processus qui permette d’habiter les zones frontières et les transversalités. C’est un encyclopédisme des controverses et des conflictualités qui sont situées au cœur des savoirs et des cultures. Ses formes sont davantage à rechercher dans les travaux engagés à partir du Web Sémantique, qui concernent des modes d’écriture et des capacités de description des agencements de savoirs. De façon radicale, on pourrait dire que l’encyclopédisme en train d’émerger est celui des agencements, donc des cartographies ; c’est pour cela que la question des modes d’écritures n’a jamais eu autant d’importance. Nous savons que cet encyclopédisme des processus ne fera que renvoyer à ce qui diverge et se différencie.

En lien avec l’article précédent, la contribution « La question pragmatique dans le contexte des mémoires numériques : agencements collectifs d’énonciation et avenir des écritures » interroge, dans le contexte numérique, l’avenir des écritures face aux transformations en cours dans les espaces-temps documentaires et les communautés. La question du Web sémantique est prise comme repère. Il s'agit de mettre en perspective les technologies intellectuelles et cognitives, à l’œuvre ou en train d’émerger au cœur des modes de production, de circulation des savoirs et des apprentissages. Ces technologies affectent les capacités associationnistes et analogiques des intelligences, selon des niveaux d'échelle variés et variables. L’étude de transversalités, de pratiques cartographiques, d’« informatique sémantique » et sémiotique non exclusivement linguistique, sont au centre de la réflexion.

Ces observations font émerger des problèmes liés aux encyclopédismes actuels170. Il en ressort qu’avec la numérisation du signe, l’encyclopédisme – posé comme problème – abandonne progressivement la tentation totalisante et stable de connaissances accessibles et vulgarisées. Cette tentation reste malgré tout un élément présent au cœur des dispositifs de production des savoirs. Toutefois, elle a évolué d’une problématique dominée par « l’accès aux savoirs » à une vision davantage centrée sur la production et

170 Juanals B., Noyer J.-M., à paraître en 2008. « L’encyclopédisme en éclats. L’édition scientifique numérique face aux nouvelles mémoires et intelligences en procès ». Papy F. et Guyot B., L’édition

scientifique : analyses et perspectives. Paris : Lavoisier Hermès Science, coll. STI – Sciences et Techniques de l’Information, INIST- Wiley (UK).

l’exploitation de connaissances scientifiques ou non scientifiques, relevant de niveaux d’expertises différents. À l’heure actuelle, le basculement des mémoires textuelles et des écritures dans l’univers numérique, en association avec le développement international (quoique très inégal) des mémoires hypertextuelles en réseau, rendent possible l’accès à de grandes quantités de savoirs acquis ou en train de se faire – avec le fantasme de la disponibilité universelle de « tout » le savoir acquis ou en train d’être produit. L’encyclopédisme se voit alors confronté à la différenciation intensive et extensive des savoirs scientifiques, ainsi qu’à une métastabilité, voire à une instabilité croissante des champs de recherche. En un sens, le projet leibnizien de concevoir l’encyclopédisme comme le moyen de gérer l’immense variété des points de vue et des perspectives afin de s’orienter, sans perdre l’infinie richesse des savoirs et du monde, continue à être le centre de gravité du nouvel encyclopédisme.