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Le choix d’une approche socioculturelle

2. Paradigmes de la circulation médiatique des savoirs

2.2. Le choix d’une approche socioculturelle

L’orientation des problématiques énoncées supra est révélatrice des choix qui les sous-tendent. J’ai envisagé l’information dans une perspective culturelle et sociale. Ce choix permet, à une époque où les artefacts et les techniques sont mis en avant dans les discours médiatiques, dans une confusion entre les messages véhiculés et le contexte social (l’expression « société de l’information » est révélatrice de cet état d’esprit) de les prendre en compte tout en instaurant une distanciation et une relativisation dans l’analyse qui en est faite. Force est de constater que le rapport entre les artefacts produits par la technologie, la circulation des savoirs et les pratiques, est souvent problématique.

Les manières d’envisager l’information ont évolué en imbrication avec la société et les innovations technologiques. En français, l’emploi aujourd’hui usuel d’information, dans le sens de l’information que l’on porte à la connaissance d’un public, est apparu sous la IIIe République avec le développement de la presse ; à partir du XXe siècle, l’information fait référence conjointement à un ensemble de connaissances et à l’action d’informer un public44. Mais en mathématiques, l’information s’est vue attribuer un autre sens dans « la théorie de l’information » (traduction de l’anglais “information

theory”), créée en 1962 par C. Shannon, ingénieur à la Bell Telephone Company. En traitement de l’information, l’information désigne l’ensemble des éléments appartenant à un répertoire fini pouvant être transmis par un signal ou une combinaison de signaux.

43 Miège, Bernard, La société conquise par la communication, 1. Logiques sociales, Grenoble, PUG, 1996.

44 Rey, Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, 2000 pour la présente éd., 4304 p., p. 1832-1833.

L’idée essentielle est que l’information, envisagée dans un sens mathématique, est transmise avec pertes par un canal ; le théorème fondamental établit qu’il existe une efficacité de codage maximale (il y a toujours perte en ligne) et qu’il est possible de s’en rapprocher en rendant les erreurs de transmission négligeables. Cette théorie mathématique et technique s’est ensuite étendue à d’autres domaines, en particulier à la cybernétique avec Norbert Wiener, qui insista sur la nécessité de la circulation sans entraves de l’information et des dangers de l’entropie. L’école de Palo Alto réfuta dans les années quarante une conception linéaire de l’information pour proposer une vision circulaire de la communication (l’analogie entre la communication et un orchestre en train de jouer), plus proche de celle de N. Wiener.

Dans la « culture de l’information » qui est apparue avec les environnements informatiques45, le terme « information » intègre désormais ces trois significations – c’est-à-dire un ensemble de savoirs, l’action sociale d’informer un public et de s’informer au sein d’une communauté, et un traitement technique. L’évolution de sens apportée par l’action technique de codage-transmission et l’action sociale de porter des informations à la connaissance d’un public, qui est au cœur des questionnements soulevés par la culture de l’information, est donc liée à l’apparition et au développement des médias et des techniques de communication (presse et télécommunications). L’ampleur de ces évolutions sur les modes de stockage, de traitement, de transmission et d’accès à cette information a été telle que celle-ci a été affectée dans sa définition et sa nature mêmes. Car l’information transcrite ne peut exister sans son inscription sur un support (J. Goody, 1986)46, dont les propriétés matérielles vont influer sur la conservation, la diffusion, les parcours de lecture et la construction de sens.

Située au croisement de théories scientifiques et de pratiques sociales, la communication est une notion particulièrement complexe et difficile à appréhender. La notion moderne de communication, commente P. Breton (Breton, 1995)47, figure dans

45 Le terme « informatique » a lui-même été formé à partir du mot « information » pris dans son sens mathématique; il a été créé en 1962 par Ph. Dreyfus sur le modèle de mathématique et électronique.

46 Goody, 1986, op. cit.

47 Breton, Philippe, L’utopie de la communication, le mythe du village planétaire, Paris, La Découverte, coll. Cahiers libres/essais, 1992, éd. 1995.

les textes fondateurs de la cybernétique de N. Wiener (1948). L’information et le mouvement de son échange y sont certes présentés comme un objet de science mais, surtout, les relations – le comportement d’échange d’information, remplacé plus tard par

communication – qui existent entre des phénomènes naturels ou artificiels sont considérés comme des éléments constitutifs du mode d’existence des phénomènes eux-mêmes. Ainsi, dans le modèle cybernétique, la communication, selon une visée unificatrice des sciences et du monde, rend possible la description et l’analyse de l’univers social et politique. Le dépassement ultérieur – et nécessaire – du modèle cybernétique pour rendre compte des phénomènes communicationnels n’enlève rien à l’importance de ce paradigme. La focalisation sur la communication met en exergue une dimension relationnelle : il s’agit de porter l’analyse sur l’importance et le pouvoir quotidien des médias (journaux, revues, radio, télévision, réseaux de télécommunications…) et des médiateurs, sur le rôle de la mise en relation, de la médiation, de l’échange ou de la transmission des idées. D’autres apports théoriques fondateurs ont également contribué à enrichir et élargir les débats – notamment les modèles systémique et fonctionnaliste, les théories critiques de la culture, la sémiologie… –, contrebalancés par la suite par des approches centrées sur le quotidien.

En traitant la question de l’accès à l’information via des dispositifs techniques, j’ai été amenée à reconsidérer la notion de « culture de l’information » (Zurkowski P. G., 1974). Cette notion est issue des préoccupations de bibliothécaires et de documentalistes, en référence à une compétence documentaire et informatique qui est à développer par les usagers des bibliothèques ; dans ce contexte, elle est souvent nommée « maîtrise de l’information » ou « usage de l’information »48. Dans ma thèse et dans l’ouvrage qui en est issu, j’ai utilisé l’expression « culture de l’information » dans l’acception beaucoup plus large d’un processus de production, de médiation, de médiatisation et d’accès à des informations et des savoirs via des dispositifs techniques. En l’envisageant ainsi de manière plus ouverte, j’ai pris en considération à la fois la

48 Bretelle-Desmazières (Danielle), Coulon (Alain), Poitevin (Christine), Apprendre à s’informer : une

nécessité. Evaluation des formations à l’usage de l’information dans les universités et les grandes écoles françaises, Paris, Association Internationale de Recherche Ethnométhodologique et Laboratoire de Recherche Ethnométhodologique, Université de Paris 8, 1999. Coulon (Alain), L’évaluation des

enseignements de méthodologie documentaire à l’université de Paris VIII, Université de Paris VIII, Laboratoire de Recherche ethnométhodologique, 1995 (2e éd.).

conception de dispositifs, les « formes de la médiation technique » (M. Akrich, 1993)49

et les pratiques de leurs usagers.

Selon un regard socio-anthropologique porté sur l’information et ses outils de mémorisation et de traitement, ce sont les modalités de production, d’organisation et de médiation à l’information dans la société, dans leur diversité culturelle et technique, ainsi que les pratiques dont elles font l’objet, qui retiennent l’attention. Ce travail s’inscrit dans le cadre d’une réflexion anthropologique développée plus particulièrement par A. Leroi-Gouhran et J. Goody, dans le souci de prendre en compte les grandes évolutions de société. Les travaux d’A. Leroi-Gouhran ont permis de mettre en perspective l’histoire de la mémoire collective et de ses outils en faisant apparaître des évolutions déterminantes : « L’histoire de la mémoire collective peut se diviser en cinq

périodes : celle de la transmission orale, celle de la transmission écrite avec tables et index, celle des fiches simples, celle de la mécanographie et celle de la sériation électronique » (Leroi-Gouhran, 1965)50. Caractéristiques de la surmodernité, les « non-lieux » décrits par M. Augé51 aident à penser les mutations spatio-temporelles induites par l’association de l’informatique et des réseaux de télécommunications interconnectés. La réflexion sur les dispositifs techniques prend appui sur la notion de « technologie intellectuelle » utilisée par J. Goody.

La réflexion sur des objets d’information et de communication – pris dans leurs dimensions technique, de médiation et de médiatisation – m’a engagée à étudier les formes culturelles de connaissance et les conceptions informationnelles du sujet qui sont proposées par les livres et les dispositifs informatisés. Ces formes sont repérables à la fois dans les supports et les techniques, dans les modes de rassemblement, de classification et d’accès à l’information, ainsi que dans les représentations et les mises en scène des données. J’ai dégagé un profil informationnel du sujet induit par les environnements médiatisés qu’il utilise, en montrant de quelle manière ces dispositifs étaient porteurs de modes de conception et de transmission de savoirs liés à leur

49 Akrich, 1993, op. cit.

50 Leroi-Gouhran, 1965, op. cit., t. 2, p. 65.

contexte culturel et spatio-temporel d’appartenance. Ce profil implicite est à confronter à la diversité des individus et de leurs pratiques au quotidien, en référence aux « arts de faire », aux « braconnages » de M. de Certeau52. Dans l’utilisation d’objets techniques, la « logique de l’usage » étudiée par J. Perriault53 donne lieu à des adaptations, des détournements imprévus, et se révèle souvent bien différente de la logique des outils matériels et logiciels.