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Ouvertures de recherche : vers l’intelligence informationnelle

4. Modes culturels de savoirs et technologies intellectuelles :

4.7. Ouvertures de recherche : vers l’intelligence informationnelle

Cet axe de recherche est consacré à la circulation médiatique des savoirs selon une problématique qui s’attache à l’étude des rapports entre des modes culturels de savoirs et des technologies intellectuelles. Un tel choix focalise l’attention sur l’observation de variations-socio-techniques en interaction avec des pratiques médiatiques de production et d’échanges de savoirs dans des contextes culturels.

Explicitées dans la première partie de ce mémoire et utilisées dans mes travaux relatés dans ce chapitre, les ressources théoriques que j’ai retenues se situent à la croisée de l’étude des médias, de l’édition et des technologies numériques, de l’anthropologie de la technique, de l’histoire culturelle du livre et de la documentation, et de l’étude des narrations. La difficulté de l’entreprise apparaît. Elle nécessite une investigation ordonnée dans plusieurs disciplines pour tenter de répondre, en fonction de la problématique posée et des enjeux qu’elle soulève, au difficile problème de la description de pratiques de construction, de traitement et de circulation des savoirs. Pour caractériser ce type de recherche, Y. Jeanneret évoque l’idée « d’éclectisme

méthodologique (au sens étymologique du terme), c’est-à-dire le choix de méthodes à partir d’une problématique et d’enjeux » qui correspond à un « effort de méthode à la

fois transversal et contrôlé »171. Il a établi « une grille méthodologique d’analyse de la

trivialité » pour en « nommer et structurer les niveaux d’analyse »172. Dans le cadre de l’élaboration d’une « théorie des composites »173, Joëlle Le Marec s’attache à redéfinir des notions (public, usages, représentations) qui regroupent et conceptualisent des phénomènes liés à la circulation des savoirs et au fonctionnement des médias. Dans cette pratique scientifique, les écueils sont nombreux et Y. Chevalier prône, à cet égard, le besoin d’une « vigilance épistémologique » : il souligne en effet toute la difficulté qu’il y a à identifier une épistémologie constructiviste, trop souvent invoquée pour légitimer une « vulgate constructiviste » qu’il qualifie de « manteau d’évidence » et de « solution omnibus aux difficultés du travail de connaissances », faite de « références hâtives » et « complaisantes » dont il entreprend l’analyse174. Il est bien sûr nécessaire de poursuivre cet effort épistémologique et méthodologique correspondant à un besoin de réflexivité dans les pratiques de recherche. Pour ma part, je souhaiterais le mener en direction de l’approfondissement des concepts de « collectif de pensée » et de « pratique ».

Dans le secteur innovant des technologies de l’information et de la communication, la rapidité des évolutions techniques pose le problème récurrent de l’obsolescence des résultats de travaux portant sur des dispositifs et les pratiques médiatiques qui y sont associées. En ce qui me concerne, j’ai évoqué les cas de corpus très instables au travers des encyclopédies et des livres électroniques, ainsi que des outils de recherche d’information sur l’internet. Nous sommes fréquemment confrontés à une situation dans laquelle des objets d’étude – des outils, des dispositifs médiatiques, des pratiques –, sont remplacés par d’autres (donc relégués aux bans de l’histoire) alors même que nous

171 Jeanneret, Yves, « La trivialité comme évidence et comme problème. À propos de la querelle des impostures », Revue Les Enjeux de l’information et de la communication, GRESEC, Université Stendhal-Grenoble 3, 2000.

172 Jeanneret, Yves, « L’affaire Sokal : comprendre la trivialité », revue Communication et langages n° 118, Paris, Retz, 1998.

173 Le Marec, Joëlle, Ce que le terrain fait aux concepts : publics, représentations, usages – vers une théorie des composites, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, mars 2002, Université de Paris 7.

174 Chevalier, Yves (dossier), Dossier : Le « constructivisme ». Une nouvelle vulgate pour la

étions en train de les étudier en tant qu’objets inscrits dans l’actualité technique et médiatique.

De manière plus large, c’est toute la question de la culture de l’accès à l’information175 qui est concernée, dans son évolution d’une problématique de l’accès jusqu’à des préoccupations de veille et de filtrage. Ces évolutions nous confrontent au traitement de l’information sous une forme modulaire qui la découpe en une multiplicité de fragments, à la non-linéarité de la lecture, à l’indexation et à l’hypertextualité qui multiplient les possibilités d’entrées dans les données, à la démultiplication des documents eux-mêmes comme somme de connaissances en perpétuel mouvement au sein d’un vaste réseau accessible en tout point. L’information est devenue multiforme (dans ses formats et ses supports) et multilingue ; elle se rencontre sous une forme structurée (dans des bases de données, des répertoires…) ou non structurée dans des documents librement organisés (déclinée en information primaire ou en information

secondaire). Le traitement de ces informations s’appuie sur des technologies de recherche, de filtrage et de synthèse de données textuelles ou visuelles, associées à des techniques d’ingénierie documentaire, linguistique et multimédia. Devant la masse des informations disponibles, la maîtrise des outils et des techniques de ce traitement revêt une importance accrue dans la mise en œuvre d’une veille stratégique, scientifique, technique et économique. Avec la généralisation des réseaux de télécommunications, l’usage des techniques documentaires s’est étendu aux domaines des intranets(pour la gestion de l’information interne) et de l’internet.

Dans un contexte d’intelligence économique, le problème majeur à résoudre aujourd’hui est celui de trouver des solutions techniques et cognitives au traitement des données, face à l’explosion de la quantité d’informations disponibles dans les environnements numériques et plus largement sur le web. Dans cette perspective, les outils logiciels ont profondément affecté les conditions de lecture et d’écriture, ainsi que les modes techniques de diffusion des savoirs. En particulier, l’évolution des modes d’indexation des documents – portant sur leur fonction de description –, le rôle de

175 Dans mes travaux, j’ai retracé l’apparition et le développement d’une « culture de l’information » dans l’univers des sciences de l’information et de la documentation (Juanals, 2003, op. cit.).

médiation des outils de recherche et la traçabilité de l’information en sont des aspects essentiels. Les pratiques intellectuelles qui y sont associées ont également évolué d’une « culture de l’information » (« information literacy)176en direction d’une « intelligence informationnelle »177 – expression forgée par analogie avec l’intelligence économique – et de la veille stratégique. En lien avec les techniques d’indexation (interne et externe) des documents, les préoccupations sont désormais concentrées sur le filtrage informationnel. Il suscite la création de thésaurus et de métadonnées, voire d’ontologies ; il repose en partie sur une structuration sémantique des pages web et il pose de manière de plus en plus aigüe le problème du multilinguisme. Dans le traitement, la classification et la présentation de résultats à une recherche d’information, la « clusterisation » (méthode des agrégats) et la cartographie sont également des technologies qui se développent178. L’engouement du grand public à l’égard des « logiciels sociaux » est en train de modifier les modes de production et d’échange des savoirs. Avec le souci d’une compréhension des mutations socio-techniques, au cours desquelles outils et pratiques co-émergent, il est bien sûr essentiel de décrire et d’analyser ces derniers développements, mais en montrant leur insertion dans de grandes orientations de type sociologique et technologique.

176 L’expression américaine « information literacy » a été utilisée pour la première fois en 1974 par Paul G. Zurkowski, président de Information Industry Association. Dans une proposition adressée au gouvernement américain (« Information Service Environment Relationships and Priorities », Washington, D.C., National Commission on Libraries and Information Science, 1974, p. 6), il décrivit les individus détenteurs d’une culture de l’information en tant que : « people trained in the application of information

resources to their work […] They have learned techniques and skills for utilizing the wide range of information tools as well as primary sources in molding information-solutions to their problems » (« des personnes formées à utiliser les ressources informationnelles dans leur travail […] Elles ont appris des techniques et des savoir-faire visant à utiliser un large éventail d’outils informationnels et de sources primaires dans l’élaboration de solutions informationnelles à leurs problèmes. ») Loertscher D.V., Wools B., Information literacy. A review of the research, 2 e édition, Castle Rocks, Hi Willow Research and Publishing, 2002.

177 Dans l’univers des sciences de l’information, de la documentation et des bibliothèques, l’évolution vers une « intelligence informationnelle » est abordée à partir du début des années 2000. Selon D. Poirier : « L’intelligence informationnelle demande plus que l’apprentissage de l’informatique d’une

part et des méthodes de recherche en bibliothèque d’autre part. Elle a pour prérequis d’être à l’aise avec l’utilisation de l’informatique et d’avoir une certaine culture du livre maintenant transposée en culture de l’information pour tenir compte des nouveaux supports électroniques. Elle demande l’apprentissage d’une démarche stratégique de résolution de problèmes de recherche d’information. Elle suppose des adaptations face aux défis cognitifs posés par les NTIC. Elle fait appel à la pensée critique et métacognitive. » Poirier, Diane. (2000). « L’intelligence informationnelle du chercheur : compétences requises à l’ère du virtuel ». Bibliothèque de l’Université Laval. En ligne (consultation 20/08/2008) : [http://www4.bibl.ulaval.ca/poirier/intelligence_informationnelle/definition.htm]

178 J’ai amorcé une réflexion sur ces sujets (présentée dans la section 4.6 de ce chapitre) dans le cas de l’édition scientifique.

Pour décrire les formes de la médiation socio-technique, je me suis appuyée sur des travaux en sociologie et en anthropologie des techniques, ainsi que sur l’approche de la médiation (comme hybridation d’éléments naturels, matériels et humains) élaborée par M. Callon et B. Latour179. Cette posture matérialiste et constructiviste est centrée sur la description des processus sociaux de production et de circulation de savoirs au sein de chaînes d’association. Les pratiques observées et analysées sont relatives à la production, à la circulation matérielle et technique, à la médiation et à la médiatisation des savoirs ; elles passent par des rapports d’usage aux objets techniques et par les discours des acteurs. Jusqu’ici, j’ai abordé ce sujet à partir de l’analyse de pratiques dans l’univers éditorial, plus spécifiquement dans l’encyclopédie, le livre documentaire et l’édition scientifique.

Je souhaite élargir mon champ d’investigation à la circulation des savoirs, en lien avec les technologies de l’information, dans les organisations. La communication d’informations et de savoirs dans les entreprises est un champ d’expérimentation en forte reconfiguration car il combine l’exploitation d’innovations socio-techniques à des changements culturels et organisationnels. À cet égard, il convient d’ouvrir les « boîtes noires » des dispositifs complexes, parfois combinés à des expressions à la mode (des systèmes d’information, des intranets, des portails d’entreprise, la gestion des connaissances ou, plus récemment, l’intelligence économique), pour analyser des agencements complexes d’acteurs, d’outils et de technologies, de procédures ou d’organisation, de récits, de pratiques. Dans le contexte des entreprises, de nouvelles associations de termes sont apparues ces dernières années ; elles sont révélatrices de l’évolution du statut des informations et des savoirs dans les organisations, qui sont devenues des ressources à mémoriser, à développer et à exploiter. Les préoccupations portent sur la « gestion des connaissances » et l’utilisation du « patrimoine informationnel » ; l’information est évaluée à l’aune de sa « valeur ». Le développement de l’intelligence économique s’accompagne de nouveaux outils et de nouvelles pratiques informationnelles qui organisent et mettent en œuvre une veille concurrentielle et stratégique.

179 Cf. 2.2. Le choix d’une approche socioculturelle des dispositifs informationnels et communicationnels, p. 29-32. 3.3. Décrire les formes de la médiation socio-technique, p. 49-56.

5. Ecritures et traces :