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Techniques de coloration du verre gothique

3.6 Évolution temporelle : l’apparition des verres HLLA

4.1.3 Techniques de coloration du verre gothique

Pour étudier comment les verres médiévaux étaient colorés, deux stratégies sont possibles. On peut d’une part analyser la composition du verre, en dosant les éléments présents dans du

verre dissous6 ou avec des techniques bien plus douces comme la microsonde électronique, la

fluorescence X ou le PIXE/PIGE. En comparant la composition d’un verre coloré à celle d’un verre incolore, on peut identifier des différences dans la concentration de certaines espèces et ainsi en déduire qu’elle joue un rôle au moins dans le procédé de coloration voire qu’elle est elle-même l’espèce colorante. Un problème de cette approche est que certains éléments existent sous plusieurs états d’oxydation différents, certains étant colorants, d’autres non, par exemple

le cuivre (Cu2+ colore en bleu, Cu+ est totalement incolore), le manganèse (Mn3+ pourpre,

Mn2+ très légèrement orange) ou encore le fer (Fe2+ bleu, Fe3+ légèrement jaune). Un autre

problème est que certaines colorations ne sont présentes qu’en surface. Enfin certains colorants sont suffisamment puissants pour n’être présents qu’en très faibles quantités dans le verre, trop

peu pour être détectés par certaines techniques (l’ion Co2+, bleu, est rarement détectable par

microsonde électronique). En revanche, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, les analyses

4. Par exemple : « Les fonds des figures doivent être bleu clair et lorsque le manteau ou le vêtement est bleu clair, fais le fond rose. »

5. On pourrait pourtant envisager que ces choix de couleurs soient ordonnés par les théologiens et adoptées par les artistes comme des conventions qu’ils ne discutent pas. Cette question pourrait faire l’objet de recherches en histoire de l’art

6. Technique qui a par exemple été employée à la Révolution pour savoir s’il était intéressant de récupérer les verres rouges des vitraux pour en extraire l’or dont on pensait qu’il était à l’origine du rouge.

4.1. COLORATION DU VERRE PLAT AU MOYEN ÂGE 101 par composition chimique peuvent donner des indications sur l’âge des verres.

Une autre méthode d’analyse consiste à analyser le verre par spectroscopie optique (plutôt en transmission pour s’affranchir des difficultés posées par les verres plaqués). Cette méthode donne accès au spectre d’absorption du verre, ce qui permet d’identifier les raisons physiques de sa couleur (quelles couleurs monochromatiques sont absorbées ou non). On peut ensuite identifier les structures que l’on retrouve sur les spectres (position des bandes d’absorption, forme, multiplicité...), ce qui permet souvent de reconnaître les espèces chimiques qui en sont à l’origine.

Cette méthode a été beaucoup employée sur les verres historiques, notamment sur les verres romains [76–79]. Sur les verres de vitrail médiéval en revanche, bien que l’on trouve des publi-cations depuis les années 1970 [42, 80], la technique n’a été que peu employée jusqu’à ces dix dernières années. Récemment, ces études ont néanmoins pu suggérer la possibilité de distinguer les verres sodiques des verres potassiques grâce à la position et l’allure des bandes d’absorption du cobalt [81], ce qui ouvre la possibilité d’authentifier l’âge des verres grâce à la spectrosco-pie optique. L’une des difficultés de mise en œuvre de la spectroscospectrosco-pie optique sur les vitraux, comme indiqué dans l’introduction, tient au fait qu’avec un spectromètre de laboratoire, le verre doit être extrait de son panneau et emmené jusqu’au laboratoire. Les premiers protocoles

per-mettant l’acquisition de spectres optiques sur des vitraux in situ7 et de manière non-invasive8

ont été mis en place en 2007 par Bacci et al. en Italie [82], qui mesure des spectres optiques sur des vitraux en place, en utilisant la lumière du soleil comme source, amenant avec des fibres optiques la lumière collectée aux spectromètres. Bien que le climat de Florence se prête plus à ce type de protocoles que celui de Paris, la stabilité de la source lumineuse ne permet pas des mesures très précises. Les dispositifs spécifiquement conçus par notre laboratoire et à la Université libre néerlandophone de Bruxelles, utilisent des sources lumineuses dédiées, plus stables, amenées au vitrail également grâce à des fibres optiques, toujours sans avoir à démon-ter les panneaux [21, 83]. Ces études ont permis d’explorer les conditions de fabrication des verres [67,79,84] et d’essayer de dater les verres [83].

Nous allons donner ici pour chaque couleur de verre les éléments qui sont réputés (par les

7. Hors du laboratoire

textes et par la sagesse populaire) ou dont on a montré qu’ils pouvaient jouer un rôle dans le

processus de coloration des verres médiévaux (à partir du xiie siècle) utilisés dans les vitraux.

— Le colorant principal des verres bleus est l’ion Co2+, qui est utilisé dans ce but depuis

l’Égypte antique [85]. Antoine de Pise mentionne l’utilisation de saffre, qui est une fritte obtenue à partir de minerais contenant du cobalt. Le cobalt peut être accompagné sur

les spectres optiques par du fer (Fe2+ et/ou Fe3+), du Cu2+ [80,82] ou du Ni2+. Le nickel

est supposé être lié à la matière première de cobalt [80,86] et le fer est probablement une impureté liée aux matières premières. Un verre cuit en conditions réductrices pourrait

être coloré en bleu par le seul Fe2+, comme le sont beaucoup de verres romains [76, 87],

mais il ne semble pas que cela ait été pratiqué au Moyen Âge.

— Les verres de couleur verte sont le plus souvent colorés avec l’ion Cu2+. Ce dernier

donne-rait seul une couleur bleue, du fer sedonne-rait donc ajouté ou naturellement présent en quantité suffisante dans le sable et les cendres pour ajuster la coloration vers le vert. Cette relation Cuivre-Fer est citée par Héraclius et Neri [42] et observée par les mesures de Bacci [82]. On a également pu trouver du cobalt dans les verres verts colorés en masse [82]. Plusieurs historiens de l’art mentionnent l’existence de verres verts qui sont en réalité des verres bleus peints au jaune d’argent [34,38], une recette mentionnée par Antoine de Pise. — Le verre rouge est toujours coloré par des nanoparticules de cuivre. Un débat existe

toujours pour établir s’il s’agit de nanoparticules de Cu2O ou de cuivre métallique [67,88].

L’or peut également être utilisé à cet effet, comme il en a été le cas dans l’antiquité (par

exemple pour la Coupe de Lycurgue) et à partir du xviie siècle [89]. Cependant, les

chimistes à la Révolution ont montré qu’il n’y avait pas d’or dans les vitraux rouges médiévaux. La coloration par les nanoparticules de cuivre est très puissante, les verres devaient donc être extrêmement fins pour ne pas être opaques, ils étaient donc plaqués sur un verre incolore plus épais, éventuellement ensuite feuilletés avec ce dernier [88]. Héraclius mentionne que ce verre rouge se fait avec du cuivre calciné et des cendres chargées en carbone, ce qui devait assurer les conditions réductrices nécessaires pour obtenir cette coloration [40].

4.1. COLORATION DU VERRE PLAT AU MOYEN ÂGE 103

jaunâtre, due aux ions du fer (Fe2+colore fortement en bleu et Fe3+légèrement en jaune) et

au manganèse (Mn2+colore légèrement en orange). Le fer était naturellement présent dans

le sable et les cendres et le manganèse était ajouté en quantité contrôlée pour décolorer le verre, comme le précise Antoine de Pise [40], un trop grand excès de manganèse conduisant à l’apparition d’une coloration pourpre. Nous détaillerons le processus de décoloration par le manganèse dans le chapitre suivant.

— Les verres pourpres sont colorés par l’ion Mn3+, résultant d’un excès volontaire ou non

de manganèse ajouté pour décolorer les verres incolores. Comme nous le détaillons dans le chapitre suivant, les textes médiévaux sont très lacunaires à propos de la coloration pourpre des verres. Le terme pourpre désigne les verres utilisés pour les chairs, qui pré-sentent une teinte légère variant de l’orangé au rouge violacé. D’autres verres sont plus saturés et ont une nette couleur rouge violacée. Le violet en tant que tel, avec une forte part de bleu, n’a été obtenu qu’en plaquant du verre rouge sur du verre bleu [34,42]. — Les verres jaunes en surface sont colorés par le jaune d’argent, c’est-à-dire une peinture

riche en argent qui, une fois cuite sur le verre, le colore d’un jaune vif par la formation de nanoparticules d’argent métallique dans le verre. L’origine de la coloration des verres teintés dans la masse est en revanche moins bien connue. Les verres dits ambrés seraient

colorés grâce à un sulfure de fer Fe3+ –S2– [90]. Le Fe3+seul pourrait également colorer en

jaune, cela nécessiterait une atmosphère oxydante dans les fours et une grande quantité de fer, ce qui n’est pas le cas. Héraclius mentionne l’utilisation de cendres crues, qui

contiendraient des sulfates [42], comme Bontemps au xixesiècle [44]. L’usage d’antimoine

est souvent évoqué mais il n’a jamais été prouvé. Antoine de Pise mentionne l’étain associé au plomb, mais il ne donne pas plus de détails et il n’est pas clair si cette coloration est en masse ou en surface [40]. Une étude approfondie du mécanisme de la coloration jaune serait nécessaire.

Cette liste nous confirme qu’une étude de la seule composition chimique des verres ne peut pas donner toute l’information sur la coloration d’une verre, un même élément pouvant servir à plusieurs couleurs différentes. Les conditions oxydoréductrices employées lors de la fabrication du verre peuvent être décisives pour l’obtention par exemple d’un verre vert plutôt que d’un

verre rouge, ou d’un pourpre plutôt qu’un incolore. Nous étudierons plus en détail l’interaction entre le manganèse et le fer dans le chapitre suivant.

Nous devons garder à l’esprit que dans les verrières des cathédrales que l’on peut voir actuellement, tous les verres ne sont pas d’époque. Des restaurations ont pu avoir lieu à la suite d’intempéries, de destructions ou par simple souci de conservation, cela dès la fin du Moyen Âge. De plus, il n’était pas rare que des fenêtres soient complètement remplacées pour des questions de mode. Les cathédrale de Chartres et Reims ainsi que la Sainte-Chapelle de Paris étaient ainsi des cas exceptionnels où l’ensemble du programme vitré d’origine avait été conservé [34]

(seule la Rose de la Sainte-Chapelle a été remplacée au xvesiècle), mais les vitraux des fenêtres

basses de la cathédrale de Reims ont été supprimés au xviiie siècle pour améliorer l’éclairage

de l’intérieur [91].

Les restaurations successives ont pu intégrer des pièces de verre nouvelles, pour en rempla-cer des cassées, trop abîmées ou disparues. Cependant, la technique verrière n’est pas restée

inchangée depuis la création de ces vitraux médiévaux, en particulier au xixe siècle où l’on

re-commence à utiliser des verres sodiques et où l’intérêt porté au vitrail avec l’époque romantique conduit à rechercher comment colorer le verre plat, les techniques ayant souvent été perdues, en redécouvrant certains procédés de coloration et en en inventant d’autres. Il est donc nécessaire de se demander si la couleur des verres ajoutés aux vitraux lors de restaurations était en accord ou non avec la couleur des verres d’origine. Si c’est le cas, était-ce parce que la technique n’avait pas vraiment évolué ? Était-ce fortuit ? Ou était-ce volontaire, la couleur des verres modernes étant trop différente, des ajustements auraient donc été faits dans le but d’ajuster la couleur ? Afin de comparer les couleurs et les techniques de coloration du vitrail au fil des siècles, il est nécessaire de conduire l’étude sur un grand nombre de verres, de plusieurs couleurs différentes et issus d’un corpus homogène et bien étudié. Avec la restauration de la Grande Rose de la façade occidentale de la cathédrale de Reims, nous avons eu l’opportunité de mener une telle étude, donc nous allons donner les résultats ci-après.