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Fabrication des verres pourpres d’après les traités

4.2 Les couleurs de la Rose de Reims

5.1.1 Fabrication des verres pourpres d’après les traités

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent1, la dénomination de pourpre dans

le langage des historiens de l’art recoupe une palette de teintes allant des chairs (légèrement orangées) au violet. Les textes médiévaux laissent peu d’informations quand il s’agit d’en donner

la recette. Au début du xiiesiècle, le moine Théophile dans son Schedula diversarum artium [41]

se contente de dire :

« Si vous reconnaissez que quelqu’un de vos vases tourne à une couleur fauve, qui se rapproche de la chair, gardez ce verre pour couleur de peau. En ôtant ce que vous voudrez, faites cuire le reste pendant deux heures, de la première à la troisième, et vous aurez du pourpre clair ; faites cuire derechef, de la troisième à la sixième, vous aurez du pourpre roux et parfait ». (Livre 2, Chapitre 8)

Plus tard, au début du xvesiècle, Antoine de Pise explique dans son traité que les fabricants

de verre utilisent une pierre appelée aregavense, qui utilisée en grande quantité, donne au verre une couleur de carnation, puis une couleur de laque en en mettant encore plus. En plus faible quantité, cette pierre servirait à décolorer le verre, naturellement verdâtre [40] (Rubrique 34). Le nom de la pierre en question signifierait simplement "aragonaise" et on trouvait à l’époque en Aragon des mines d’oxyde de manganèse.

À la Renaissance, Antonio Neri, verrier vénitien, publie L’Arte Vetraia [43], dans lequel il livre un grand nombre de recettes indiquant comment colorer le verre et préparer les matières premières. Neri n’y fait jamais mention de verre plat et de vitrail, il s’intéresse plutôt à repro-duire la couleur des pierres précieuses et à la préparation d’émaux. Tous ses verres pourpres et violets (sauf un) mentionnent l’utilisation de Manganèse. Ce Manganèse est par ailleurs utilisé dans la recette du verre incolore. Dans le chapitre 13, traitant du choix du manganèse, il rap-porte que le meilleur manganèse provient du Piémont, car il laisse le verre blanc, débarrassé du vert et du bleu. On peut être tentés de rapprocher ce « Manganèse du Piémont » de la

piémontite, minéral rouge riche en ions Mn3+. Parmi les recettes données par Neri, on peut

5.1. INTRODUCTION 135 citer :

— Les couleurs de grenat et d’améthyste, obtenues en ajoutant à une fritte de verre blanc

du manganèse et de petites quantités variées de saffre2.

— « Un saphir oriental », en ajoutant à un mélange de minium et de quartz du saffre et du

manganèse.

— Des émaux pourpres et violets, en ajoutant à l’émail de base (constitué de plomb, d’étain et de chaux) du manganèse et du laiton calciné (en grande quantité pour le pourpre et très peu pour le violet).

Neri n’emploie donc jamais le manganèse seul pour colorer ses verres. Christopher Merrett ajouta de nombreux commentaires à sa traduction anglaise de L’Arte Vetraia (1662) [43], on y trouve notamment une citation très explicite tirée du De metallicis d’Andrea Cesalpino (1598) :

« Si enim modicum ejus vitro admisceatur illud purgat ab alienis coloribus, et clarius

reddit, si vero amplius, colore purpureo3 ».

Il précise également que le mode d’action du manganèse dans la décoloration du verre restait mystérieux, car il ne pouvait s’agir ni d’une précipitation (car il n’y a pas de poudre au fond du creuset après décoloration), ni d’une exhalation (car il n’y a pas de perte de masse) [43] (Commentaires du chapitre 13). Dans le même commentaire, il précise que l’on avait récemment découvert dans les collines de la Mendip (près de Cheddar, dans le sud-ouest de l’Angleterre),

des gisements de manganèse4 de très bonne qualité (aussi bon que celui de Murano, précise-t-il

de manière très chauvine). Plus loin dans le texte, dans les commentaires des chapitres où Neri prépare des verres violets, il cite d’autres auteurs qui obtiennent des couleurs similaires à partir du seul manganèse.

Nous notons donc que si Théophile ne mentionne aucunement l’espèce à l’origine de la couleur pourpre, Antoine de Pise, Neri et Merrett ne précisent pas les conditions de cuisson employées, alors que Théophile semblait indiquer qu’elles sont spécifiques, peut-être à cause d’une volonté de maintenir une forme de secret dans l’obtention de la couleur et ne pas tout

2. Un silicate de potassium et de cobalt artificiel, préparé à partir d’arséniures et de sulfures de cobalt. 3. En effet, si on ajoute un peu de [manganèse] au verre, cela le purge de ses couleurs impropres et le rend plus clair, mais si on en ajoute trop, cela le colore en pourpre.

divulguer. Ils précisent bien pour certaines couleurs les temps de cuissons et si les creusets doivent être fermés ou non, mais ils ne le font jamais pour les verres pourpres et violets.

Le procédé de coloration en violet de Théophile semble reposer en grande partie sur le hasard. Deux hypothèses ont pu être évoquées pour rationaliser cela :

— Théophile n’était pas verrier de métier. C’était probablement un orfèvre et il devait n’avoir qu’une connaissance partielle des procédés verriers. Peut-être là encore les verriers ont cherché à conserver une forme de secret. Ceci est corroboré par le fait qu’il rapporte la fabrication des verres jaunes presque en les mêmes termes. Malheureusement, les chapitres relatifs aux verres bleus, verts et rouges ne sont pas présents dans la plupart des copies. — Geilmann et Brückbauer ont proposé que l’ajout de manganèse au verre n’était pas

forcé-ment volontaire, car les cendres de hêtre utilisées comme fondant contenaient déjà beau-coup de manganèse (jusqu’à 10 %) [115]. La variabilité de composition de ces cendres en fonction de la région et de la saison pourrait suffire à expliquer la variété des taux de manganèse [71]. Cependant malgré de très haut taux de manganèse de certains de leurs verres, rares sont ceux qui présentent une coloration pourpre, ce qui indiquerait que le taux de manganèse n’est pas le seul paramètre à prendre en compte et que les conditions de cuisson jouent probablement un rôle. Cela ne dit pas s’il y avait une maîtrise des conditions de cuisson suffisante pour maîtriser l’apparition de la couleur pourpre.

On peut signaler qu’à cette époque, le manganèse n’était pas encore considéré comme un élément chimique à part entière (à l’inverse du fer, du cuivre, de l’or ou de manière plus étonnante, de l’arsenic et de l’antimoine), notamment parce qu’il n’avait pas encore été isolé à l’état métallique : on l’a longtemps confondu avec la magnétite (d’où son nom). Ce n’est au

milieu du xviiie siècle que l’on comprend qu’il est un autre élément (grâce notamment aux

travaux du Suédois Carl Wilhelm Scheele) et le métal est produit pour la première fois en 1774

par son compatriote Johan Gottlieb Gahn, en réduisant MnO2 avec du carbone.

Bien plus récemment, Georges Bontemps, dans le Guide du Verrier [44], opère une forme de synthèse et explique :

« Les verres violets sont produits par le manganèse [...] ; ils sont plus ou moins foncés, mais toujours participant plus ou moins d’une teinte brune résultant du

5.1. INTRODUCTION 137 fond. Quand ce violet est clair et qu’on y a ajouté un peu de fer, alors on a le violet chair, celui qui est employé pour les figures ». (Livre VII, Chapitre 2)

Concernant les conditions de cuisson, il explicite la nécessité de maintenir des conditions oxydantes :

« Le verre violet [...] se fond ordinairement dans les mêmes fours que le verre blanc ordinaire ; mais la combustion de la houille, qui agit toujours d’une manière fâcheuse sur l’oxyde de manganèse, en nécessite l’emploi d’une quantité plus grande que si on faisait la fonte dans un four chauffé au bois, ou dans un pot couvert ; on contre-balance l’effet de la houille par l’addition d’une assez forte proportion de nitrate de potasse ou de nitrate de soude ». (Livre II, partie 10)

Enfin, il explique que le manganèse seul ne suffit pas à obtenir la nuance du violet des vitraux médiévaux, et qu’il est nécessaire d’ajouter un peu de fer (nous calculons d’après sa recette que son verre possède alors 3 wt% de MnO et 0.7 wt% de FeO). En revanche, il est possible que l’emploi de fer soit rendu nécessaire par le fait que le manganèse ne communique

pas la même teinte au verre selon que le verre soit sodique ou potassique5.