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Physico-chimie du manganèse dans les verres

4.2 Les couleurs de la Rose de Reims

5.1.2 Physico-chimie du manganèse dans les verres

Généralités

Le manganèse présente la particularité d’exister sous de très nombreux degrés d’oxydation, du métal (0), au permanganate (+VII). Bien que le rôle du manganèse dans la couleur violette du verre était bien connu, ce n’est que dans les années 1920 que la couleur a été attribuée à

l’ion Mn3+et non, comme on pouvait le penser alors, au permanganate de potassium (KMnO4),

dont la forte coloration violette avait induit en erreur les chimistes de l’époque [89]. Les ions

Mn3+ et Mn2+ sont les deux formes sous lesquelles le manganèse est couramment rencontré

dans les verres. Les formes plus oxydées sont très rarement rencontrées, bien que la matière

première courante du manganèse soit la pyrolusite MnO2 (Mn4+). En effet les formes oxydées

du manganèse se réduisent spontanément à haute température. Un diagramme d’Ellingham

5. Il dit en effet plus tôt : « Le manganèse seul donne un violet rouge quand on emploie le sel de soude pour fondant, et le violet bleu évêque quand on emploie la potasse »

(figure 5.1) montre par exemple qu’à pression partielle ambiante en O2, MnO2 se décompose

à 340 °C en Mn2O3. L’espèce MnO43– a été rencontrée en de rares occasions dans des verres

de borates très alcalins, à faible température de fusion, et donne une couleur bleue au verre [116,117]. -700 -600 -500 -400 -300 -200 -100 0 100 r G° (kJ/mol) 2000 1800 1600 1400 1200 1000 800 600 400 Temperature (K) 1600 1400 1200 1000 800 600 400 200 Temperature (°C) Mn0 MnO Mn2O3 MnO2 C CO CO2 pO 2=10-5 bar pO 2=10-10 bar pO 2=10-15 bar pO 2=0.2 bar Fe0 FeO Fe2O3

Figure 5.1 – Diagramme d’Ellingham faisant intervenir les oxydes de manganèse, de fer et de

carbone. Nous faisons figurer également en vert tireté les droites y = RT lnpO2

p pour différents

valeurs de pression partielle en O2. L’intersection d’une droite d’équilibre avec cette droite

représente la température à partir de laquelle, à la pression donnée, l’équilibre bascule en faveur de la forme oxydée. Nous avons choisi de ne faire intervenir que les oxydes à valence

unique, bien qu’il faille en toute rigueur faire intervenir les espèces Mn3O4 et Fe3O4. Les

données sont prises dans [118].

L’ion Mn3+ est thermodynamiquement instable, mais il est fréquemment rencontré dans les

verres et les cristaux [12]. Il présente une configuration électronique [Ar]4s03d4. On le retrouve

généralement dans une configuration haut-spin [19]. Dans les cristaux, il se place le plus sou-vent dans des sites octaédriques, qui se déforment sous l’effet de la distorsion de Jahn-Teller, en raison de la présence d’une unique orbitale vide (figure 5.2) [12]. Les transitions électro-niques entre les niveaux d sont interdites de symétrie dans les sites octaédriques mais elles

5.1. INTRODUCTION 139 entre 25 et 150 L/cm/mol [79, 119]), qui donne une coloration violette caractéristique liée à une large absorption asymétrique située à la transition bleu-vert du spectre lumineux, autour

de 500 nm (20000 cm−1) [93]. L’asymétrie de la bande est due à la distorsion de Jahn-Teller :

l’environnement de l’ion Mn3+ est un octaèdre déformé, la bande T2g −−→ Eg que l’on aurait

eu en environnement octaédrique est divisée en plusieurs bandes qui se superposent, la bande

principale est parfois attribuée à la transition B1g −−→ B2g [120]. La position du maximum et

le coefficient d’absorption molaire sont sensibles à la composition du verre : Paul [121] a montré que dans les verres de borates alcalins, ε est d’autant plus grand que le verre est riche en alcalins

allant de 100 L/mol/cm pour un verre avec 15 mol% de Li2O à 450 L/mol/cm pour un verre

à 30 mol% de Na2O. Pour les verres de silicates avec 33 mol% d’alcalins, Terczynska-Madej et

al. [104] ont montré que le maximum de la bande de Mn3+ se déplaçait de 21000 cm−1 pour un

verre au lithium à 19300 cm−1 pour un verre au potassium.

eg

t2g

Mn

3+

Mn

2+

Figure 5.2 – Configuration électronique des ions du manganèse, en configuration haut-spin

En revanche, l’ion Mn2+ présente une configuration électronique [Ar]4s03d5, généralement

haut-spin [19]. Ainsi, ses orbitales d sont toutes à moitié remplies (figure 5.2) : les transitions

électroniques y sont interdites de spin et les ions Mn2+ sont de très faibles colorants (ε

d’en-viron 0.3 L/mol/cm [122]) présentant plusieurs bandes fines d’absorption dans le bleu, avec

un maximum vers 415 nm (24000 cm−1), attribuée à une transition 6A1g −−→ 4Eg, dont la

position varie avec la composition du verre et lui donne une couleur orangée [103,122,123]. La

caractéristique la plus intéressante de l’ion Mn2+ est qu’il est le seul élément de la première

ligne des métaux de transition à présenter une luminescence notable [103], avec des temps ca-ractéristiques particulièrement longs (10-100 ms). Techniquement, il s’agit de phosphorescence car l’émission se fait avec changement de l’état de spin, mais la majorité de la littérature utilise néanmoins le terme de fluorescence [117]. Cette luminescence est intéressante car le maximum

d’émission peut se trouver à deux positions : autour de 16000 ou de 19000 cm−1 en fonction de

que la luminescence verte est associée à un site octaédrique (observé dans les verres de borates et phosphates), tandis que la luminescence verte serait plutôt associée à un site tétraédrique (comme dans les verres de silicates), et que certains verres, notamment les boroaluminophos-phates, présentent les deux sites et les deux émissions [103]. En revanche, Turner et Turner

évoquaient que ce déplacement de l’émission est plutôt lié à des interactions entre ions Mn2+,

à cause de leur forte concentration dans les verres, et que le changement de coordinence n’est pas nécessaire pour expliquer le phénomène [122], mais cette hypothèse semble ne pas avoir été

considérée. Dans les verres silicatés, les analyses XANES semblent indiquer que l’ion Mn2+ se

trouve dans plusieurs environnements non-centrosymétriques (par exemple tétraédrique) [108], tandis que l’étude de la position des transitions électroniques dans le cadre de la théorie du champ cristallin donne des résultats compatibles avec l’hypothèse d’un site tétraédrique [103], avec peut-être une partie en site octaédrique [122].

Équilibre d’oxydoréduction des ions du manganèse

Dans les verres modèles et les minéraux L’étude de l’équilibre d’oxydoréduction Mn3+

-Mn2+a montré que dans les conditions usuelles de température (moins de 1600 °C) et de pression

partielle en dioxygène (inférieure ou égale à la pression ambiante, 0.2 bar), l’ion Mn2+ est

toujours largement majoritaire (il y au moins un facteur 10 entre leurs concentrations) dans les verres de borates [121] comme de silicates [119]. Paul a montré que dans les borates alcalins, la forme réduite est d’autant plus favorisée que la température de cuisson augmente, conformément à ce qui est thermodynamiquement attendu [121]. Singh et Kumar ont obtenu le même type de résultats sur les silicates alcalins [119]. Dans les deux cas, la détermination des concentrations

des deux espèces se fait via la dissolution du verre. Le coefficient d’absorption molaire du Mn3+

étant fortement dépendant de la composition du verre, son dosage par spectroscopie optique est peu fiable.

Pour étudier l’équilibre par des méthodes non-destructives, les spectroscopies d’absorption X ont été utilisées. L’EXAFS et le XANES sur le seuil K du manganèse ont été plus utilisés à partir des années 1990. Chalmin et al. ont montré que la position du seuil n’était pas un critère fiable pour l’estimation des degrés d’oxydation, à l’inverse de la position des pics de pré-seuil (en particulier leur barycentre). De plus, comme indiqué dans la section 2.4.1, l’intensité du

5.1. INTRODUCTION 141 pré-seuil est un bon indicateur de la géométrie des sites métalliques : elle est faible pour des sites centrosymétriques et grande pour des sites non centrosymétriques. Cette étude a été menée tant sur des minéraux (à valence mixtes pour certains) que sur des verres naturels et articifiels. En particulier, les auteurs donnent une valence de 2 pour un verre float dopé au manganèse. Cependant ils ne précisent pas la couleur qu’avait ce verre.

Schofield et Cressey ont également employé la spectroscopie 2p-XAS sur le seuil L3 du

manganèse [124], modélisant les spectres en utilisant les calculs effectués par van der Laan et Kirkman [125]. Leurs verres contenaient également du fer dans le but de modéliser l’action du manganèse comme décolorant et de nombreux additifs étaient ajoutés pour varier les

condi-tions oxydoréductrices de synthèse (ajout de nitrates et/ou de CeO2 pour oxyder, de silicium

pour réduire). Leurs verres présentent toute la variété de couleurs attendues en utilisant fer et manganèse comme colorant. La quantification des degrés d’oxydation du fer est cohérente avec les spectres optiques, mais ils trouvent pour le manganèse un taux presque constant, de l’ordre

de 20% de Mn3+, alors même que la plupart de leurs spectres optiques ne présentent pas la

bande d’absorption à 20000 cm−1 de l’ion Mn3+. Cela pourrait être le signe d’une oxydation

du manganèse sous le faisceau. De plus, la profondeur de pénétration peut être problématique : pour un verre sodo-calcique, 63% du rayonnement X est absorbé après 48 µm au seuil K du

manganèse, contre seulement 0.4 µm au seuil L36. De ce fait, au seuil L3 du manganèse, seule

l’extrême surface de l’échantillon est sondée, ses propriétés peuvent être différentes du cœur du matériau. Pour un verre ancien, on risque en particulier de ne sonder que la couche issue de l’altération du verre.

Dans les verres anciens Le caractère oxydant de certains ions du manganèse a été exploité

dès l’Antiquité dans la fabrication de verre. En effet, le fer était une impureté courante des

matières premières employées dans la fabrication du verre (en particulier du sable), et l’ion Fe2+

donnait une couleur bleutée aux verres. Il était courant d’employer des agents oxydants, par

exemple le manganèse ou l’antimoine [105–107] pour oxyder le Fe2+ en Fe3+, qui est beaucoup

moins coloré. Le manganèse aurait été le premier décolorant employé, à l’origine en Égypte,

probablement de manière accidentelle [106]. À l’époque hellénistique puis romaine, l’antimoine7 a été le plus couramment utilisé, seul ou en association avec le manganèse. L’usage de l’antimoine décline ensuite au profit du manganèse dès la fin de l’Empire Romain, mais subsiste dans la composition des verres en raison du recyclage des verres romains. Au Moyen Âge, la décoloration des verres nouveaux s’effectue ainsi principalement avec l’ajout de manganèse [105], comme le mentionnent Neri [43] et Antoine de Pise [40].

Le manganèse est principalement introduit sous forme de pyrolusite MnO2, qui une fois

dans le verre donne des ions Mn3+. On a alors la réaction Fe2+ + Mn3+ −−→ Fe3+ + Mn2+,

qui est totale. S’il n’y a pas d’excès de manganèse, le verre perd la teinte bleue de l’ion Fe2+,

et prend une légère teinte jaune due aux ions Fe3+ et Mn2+, mais ces ions ont des coefficients

d’absorption molaire environ 100 fois inférieurs [93,103], ainsi le verre est relativement décoloré. Plusieurs études ont permis d’explorer cet équilibre grâce à la spectroscopie XANES aux seuils

K du fer et du manganèse. Parmi celles-ci, nous pouvons remarquer :

— Quartieri et al. ont étudié des verres incolores fabriqués en Ligurie du xiieau xviesiècle. Le

manganèse y apparait uniquement à l’état Mn2+, tandis que le fer présente plus de variété

dans ses taux d’oxydation, mais restant majoritairement sous forme Fe3+. L’influence

croissante de Fe2+ dans la coloration des échantillons et dans les spectres XANES sont

bien corrélées. Les échantillons les plus incolores sont ceux où le manganèse est présent en plus grande quantité [105].

— Arletti et al. ont étudié des verres du premier millénaire avant notre ère. Les verres incolores sont décolorés grâce à l’antimoine ou le manganèse. L’antimoine s’avère être un décolorant plus efficace car il laisse toujours le fer totalement oxydé, alors que le manganèse n’y parvient qu’avec un large excès, mais le verre risque alors de prendre une coloration violette. En revanche, le taux Fe/Mn ne suffit pas toujours à expliquer l’évolution des taux d’oxydation du fer [126].

— Deux études de Hunault et al. ont permis de mettre en évidence que les verriers adaptaient les conditions de cuisson aux couleurs qu’ils préparaient. En effet, ils ont montré par la

7. L’antimoine semble introduit sous forme de stibine Sb2S3. Les ions Sb3+ s’oxyderaient spontanément en Sb5+ à des températures inférieures à 1100 °C [93], ce qui contribue à réduire la quantité de dioxygène de l’environnement et permet également de mener la réaction 2 Fe2++ Sb5+

5.1. INTRODUCTION 143 détermination de ratios rédox du fer, cuivre et manganèse, que des verres bleus (au cobalt)

des xiie et xiiie siècle étaient préparés en conditions très réductrices (pO2 de l’ordre de

10−8bar) [84], et que, sur un verre du xvesiècle composé de plusieurs couleurs différentes8,

il en était de même sur des verres rouges et incolores, tandis que le verre violet aurait dû être préparé en conditions oxydantes [67], ce qui est très peu probable au de vu ce que l’on connait des fours verriers médiévaux. Ceci indiquerait que l’équilibre d’oxydoréduction du manganèse n’est pas atteint et que la couleur pourpre serait métastable dans le verre

et tendrait à disparaître si on recuisait le verre9. Par ailleurs, l’article indique que les

concentration en manganèse et en barium suivent deux tendances différentes selon que le verre soit pourpre ou non, ce qui signifierait que deux sources de manganèse différentes existent selon qu’il soit utilisé comme colorant ou décolorant. Nous devons cependant signaler les très grandes concentrations en manganèse de ces verres (jusqu’à 8 wt%). Cependant l’état d’oxydation du manganèse évolue même après la cuisson du verre. D’une

part, le phénomène de solarisation provoque l’oxydation de l’ion Mn2+en Mn3+sous exposition

au rayonnement ultraviolet. Long et al., dans les verres sodo-calciques, rapportent que la colora-tion par solarisacolora-tion ne se produit pas lorsque le manganèse est seul ou accompagné de fer, mais que si le manganèse est associé à l’antimoine, une teinte violette apparaît après irradiation [113]. En revanche, dans sa revue sur la conservation des verres instables, Kunicki-Goldfinger affirme que la solarisation a été observée sur des verres de fenêtre de la Renaissance [127], mais celle-ci pourrait ne se produire que dans la couche de gel en surface. La surface du verre est elle-même le siège d’un phénomène appelé brunissement. Ce phénomène courant sur les verres potasso-calciques se manifeste avec l’apparition de taches brunes et opaques qui rendent progressivement le verre totalement opaque. Alors que ces taches étaient généralement considérées comme de la

pyrolusite MnO2se formant au sein des phases d’altération, Ferrand et al. ont récemment mis en

évidence grâce à la spectroscopie XANES que les taches étaient plutôt constitués d’un mélange

de Mn2+ et Mn3+, dans plusieurs phases dont la principale serait constituée de phosphates [32].

En conclusion, il subsiste une interrogation sur la manière dont les verriers médiévaux

fabri-8. Il s’agit d’un verre incolore dans lequel ont été inclus des rubans de verre de couleurs différentes

9. Ce qui contredit Théophile lorsque qui affirme qu’un verre violet est d’autant plus coloré qu’il reste longtemps dans le four

quaient les verres pourpres, en particulier sur la manière dont ils composaient avec l’équilibre

d’oxydoréduction manganèse-fer. De plus, si l’ion Mn3+ paraît être le principal intervenant dans

la coloration pourpre, l’influence des autres espèces dans la coloration (Mn2+, Fe3+ et Fe2+) est

encore mal caractérisée. Concernant les conditions d’apparition de Mn3+ dans les verres, trois

hypothèses peuvent être énoncées :

— Le ratio Mn3+/Mntotal est gouverné par le seul équilibre manganèse-fer, donc par les

quantités relatives de ces deux éléments.

— Le ratio Mn3+/Mntotal est gouverné par un équilibre avec le dioxygène, avec une influence

de la température du four ou la présence d’autres espèces au pouvoir oxydant.

— Le ratio Mn3+/Mntotal est hors-équilibre, une cuisson suffisamment longue conduirait à

réduire tous les ions Mn3+, le verre est donc sorti du four avant que l’équilibre soit atteint.

Pour mieux comprendre les paramètres déterminants dans l’apparition de la coloration pourpre et de ces différentes teintes dans les verres médiévaux, nous avons eu l’opportunité d’étudier un corpus de visages de personnages de vitraux médiévaux, de grande importance sur le plan artistique et historique.