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Chapitre 1 Rhétorique générale et rhétorique visuelle

1.4. Passion/Pathos

1.4.1. Taxinomie passionnelle : dysphorie et euphorie

La passion se classifie avant tout en dysphorie et en euphorie autant sur le plan de l’expression que sur celui du contenu.

Figure 58 : Dysphorie

Transcription : Le SIDA circule toujours. 1981- Pays/Année : Canada/2003

Ces deux affiches d’une même série s’adressent indistinctement à une population homosexuelle ou hétérosexuelle. Dans chacun de ces deux cas, nous nous retrouvons dans un cimetière un catafalque funéraire sur lequel ou autour duquel une scène d’accouplement se réalise. Les personnages statufiés nous décrivent une relation sexuelle en cours offrant une vision insolite qui produit un effet rhétorique. La juxtaposition entre ce lieu sinistre et la scène de plaisir déclenche une provocation puissante chez l’énonciataire-lecteur. Parallèlement, l’ensemble du discours-affiche, crée une atmosphère mélancolique qui est développée et renforcée sous forme d’isotopie via des signes de différentes natures, à savoir le monument funéraire orné d’une épitaphe, le cimetière dans une forêt lugubre sous un ciel lourd et nuageux, la palette de nuance de gris utilisée et une scène avec profondeur de champ. Au-delà de ces manifestations discursives dans les différents plans iconique, linguistique et plastique, qui peuvent sensibiliser l’énonciataire, la passion se produit et s’accumule au fil du développement narratif du discours amenant à la disjonction avec l’objet de

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recherche, la vie sexuelle sans risque. La provocation et la mélancolie de la vision proposée créent une dysphorie conduisant à une passion terrifiante envers le SIDA auprès de l’énonciataire-lecteur. L’effroi vis-à-vis du SIDA est décuplé par l’utilisation du mode du présent de l’indicatif dans le plan linguistique à travers l’épitaphe. Il est remarquable que sur l’épitaphe ne figure, contrairement à toute attente, qu’une seule date, celle de 1981, date supposée de naissance de l’épidémie, l’absence de date de la mort nous indique que le combat est loin d’être terminé.

Figure 59 : Euphorie Traduction : “Sans? Sans moi. ”

Pays/Année : Suisse/1999

Sur le plan de l’expression de l’affiche 59, des signes iconiques euphoriques se manifestent, tel que la nature bucolique, un beau paysage, une femme souriante, une vache bien grasse dans une ferme et un garçon détendu sur une botte de paille. La passion euphorique révélée par le plan iconique est renforcée également par l’aspect plastique, celui-ci adopte des couleurs lumineuses et chaudes en tant que dimension chromatique dominante au diapason de l’état axiologique décrit par le plan iconique. Le cadrage de la scène et la perspective accroissent la profondeur de champ et créent cette scène euphorique tout en permettant à l’énonciataire-lecteur de s’y immerger. Les manifestations discursives ont pour objectif de décrire les prémisses d’une scène d’amour toute en sérénité dans laquelle l’acte envisagé pourra se réaliser en toute sécurité au moyen du préservatif. Cette scène de belle vie produit une passion euphorique chez l’énonciataire-lecteur en provoquant une forte aspiration et lui faisant partager la croyance de l’efficacité du préservatif. Le personnage du premier plan, une femme (énonciateur) attrayante au regard direct et chaleureux, propose de manière sereine une relation intime mais protégée à l’énonciataire-lecteur.

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Le point d’ancrage de la construction textuelle de chaque affiche supra (jonction du sujet avec l’objet) décide de leur base passionnelle (soubassement phorique), respectivement dysphorique et euphorique. Nous nous référons à nouveau à la citation de M. Klein apparue dans Tension et signification, « Les signifiants d’affects euphoriques font état de continu, de fusion, de contenance et d’emboîtement (…), alors que les signifiants d’affects dysphoriques se révèlent à travers les séparations, disjonctions, exclusions… ». Le discours fondé sur une euphorie estompe la première fonction de la publicité d’intérêt général, à savoir la manipulation du lecteur, mais il met en exergue la performance du sujet narratif et l’éthos de connivence de l’énonciateur en tentant d’emporter l’adhésion volontaire du public. A l’opposé du discours euphorique, le discours dysphorique recherche la provocation et la polémique en cultivant un registre effrayant et provocateur. Comme toutes les affiches d’intérêt général touchant les grandes causes, la publicité de la prévention contre le SIDA, en particulier dans les pays développés, recourt de plus en plus à la dysphorie en perturbant les valeurs morales de l’énonciataire-lecteur de telle sorte que le lecteur soit profondément interpellé.

« En effet, l’effet de sens passionnel est, dans la perspective que nous défendons, résolument culturel, répertorié dans une « encyclopédie » spécifique du domaine passionnel et qui appartient en propre à chacun. D’une certaine manière, éprouver une passion, ce serait même se conformer à une identité culturelle, et rechercher la signification de ses émotions et de ses affects dans leur plus ou moins grande conformité avec les taxinomies accumulées dans sa propre culture.

…Cela signifie que, dès qu’une passion est identifiée et dénommée, on n’est plus dans l’ordre de la dimension passionnelle vivante, mais dans celui des stéréotypes culturels de l’affectivité. On ne peut donc engager la description des passions en identifiants des « unités » ou des « signes » passionnels, notamment lexicaux, car cette identification est d’emblée soumise à la grille culturelle de l’observateur ;…» (Fontanille et Zilberberg 1998 : 225 : 226)

Quelle que soit la taxinomie passionnelle, le discours se fonde sur la même culture partagée entre l’énonciateur et l’énonciataire-lecteur en faisant admettre à celui-ci le message que transmet le discours. Une fois la passion définie, nous passons de son

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appréciation dynamique au stéréotype culturel de celle-là. Toute identification de ces effets passionnels du discours se conforme à la grille culturelle de l’énonciataire. Un partage culturel décide en grande partie de la compréhensibilité et de l’effet de persuasion (rhétoricité). La stratégie de l’expression varie d’une culture à l’autre pour un même point d’ancrage passionnel, les signes concrets de manifestations discursives avec la même connotation affective diffèrent l’un de l’autre en fonction du contexte socio-culturel considéré. En d’autres termes, chaque signe peut disposer en réalité d’une connotation passionnelle propre à chaque culture du point de vue semi-symbolique, cette connotation passionnelle conduit également à un effet persuasif. Une sélection adéquate de la manifestation passionnelle selon les cultures augmente l’effet véridictoire. La taxinomie passionnelle ainsi que sa mise en discours sont déterminées dans une grande mesure selon chaque culture, dont nous allons maintenant voir les manifestations narrativo-discursives à travers l’examen du pathos.