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CHAPITRE III — ÉPISTÉMOLOGIE DE LA MÉMOIRE

2. Le témoignage : vecteur de transmission

Le cheminement vers une rhétorique de la mémoire édifiante commence par le désir de vérité, soit la révélation des choses qui ont véritablement eu lieu. « C’est peut-être là la vérité profonde de l’anamnesis grecque : chercher, c’est espérer retrouver. Et, retrouver, c’est reconnaître ce qu’on a une fois — antérieurement — appris200 ». Dans l’œuvre, Eyabe détient le privilège de la parole rapportée, ce qui lui procure une connaissance à la fois factuelle et intimiste de la capture. À son tour, elle rendra témoignage de la totalité de son expérience. De fait, nous avons traité de la quête infructueuse des deux frères dignitaires. Mutango accède

199 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 49. 200 Ibid., p. 563.

à une partie de la vérité mais il est axiologiquement sanctionné par l’impossibilité de transmettre les informations glanées. Mukano est berné par le faux-témoignage de la reine Njanjo, l’équivalent du leurre narratif201, et, par cela, conduit à la mort. Enfin, les Mulongo eux-mêmes se prémunissent de parler du grand malheur, qui marque la fin d’un monde jusqu’alors paisible. Pour eux, « [qui] goûte le souvenir des défaites ? » (22). Pourtant, le témoignage est une plongée dans la douleur qui se justifie pleinement par l’absurdité d’une Histoire contre laquelle les personnages cherchent à se reconstruire. Les rétrospectives d’Eyabe sur le récit de Mutimbo, l’époux d’Eleke retrouvé à Bebayedi, le traduisent :

Ce n’est pas uniquement au-dessus de la case de celles dont les fils n’ont pas été retrouvés que l’ombre s’est un temps accrochée. L’ombre est sur le monde. L’ombre pousse des communautés à s’affronter, à fuir leur terre natale. Lorsque le temps aura passé, lorsque les lunes se seront ajoutées aux lunes, qui gardera la mémoire de toutes ces déchirures ? À Bebayedi, les générations à naître sauront qu’il avait fallu prendre la fuite pour se garder des rapaces. On leur dira pourquoi ces cases érigées sur les flots. On leur dira : La déraison s’était emparée du monde, mais certains ont refusé d’habiter les

ténèbres. Vous êtes la descendance de ceux qui dirent non à l’ombre. (137)

Cet extrait fait ressortir le caractère essentiel du témoignage par le dédale temporel apparent dans le procès d’énonciation. D’ailleurs, ce même jeu s’établit dans l’ensemble des témoignages présents dans l’œuvre, faisant des énoncés affirmatifs des vérités et des maximes destinées à rejoindre le narrataire, et même le lecteur, dans sa propre réalité. Cet élan hors de la fiction est renforcé par ces glissements non marqués entre une focalisation interne, qui livre les pensées du personnage, et une focalisation omnisciente, savante et au- dessus de tous les personnages. L’extrait présente une confrontation entre le temps, « moment inscrit dans le contexte verbal202 » qui est celui où l’ombre s’est appesantie sur la case des femmes et le temps « moment de l’instance énonciative203 ». Le jeu temporel et le jeu spatial font glisser la situation du roman vers la situation historique avérée. Les déictiques précis tels « au-dessus » et « un temps » renforcés par l’adjectif « uniquement » figurent une métonymie de la case, que l’affirmation suivante confirme : « l’ombre est sur le monde ».

201 Roland Barthes, S/Z, op.cit., p. 39.

202 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, op.cit., p. 51. 203 Idem.

Dès lors, la suite de l’énoncé transpose l’importance du témoignage à l’extériorité de l’œuvre. Finalement, l’énoncé repasse au temps du procès par le référent spatial, « Bebayedi », où Eyabe se trouve présentement. Ce lieu-modèle véhicule la parole, s’établissant ainsi à contrepied des Mulongo. Par deux fois, l’importance des paroles rapportées est affirmée par « on leur dira », où le temps futur utilisé assure une postériorité par rapport au temps de l’énonciation. Et, de nouveau, par le discours direct, l’énoncé ramène le narrataire dans son propos car l’adresse par le pronom « vous » condense le ils des descendants de Bebayedi et le « vous » allocutaire (mais non-locuteur). Le glissement des temps est significatif. L’imparfait signale l’antériorité de l’évènement traumatique par rapport au procès d’énonciation, le passé composé de « ont refusé » un acte accompli dont les effets perdurent dans le présent et agit sur cet être pluriel qui s’affirme dans le « vous êtes » au présent. « Autrement dit, la syntagmatisation des temps verbaux est aussi essentielle que leur constitution paradigmatique204 ». La périphrase « ceux qui dirent non à l’ombre » est par ailleurs notable, dans la mesure où la parole s’y affirme contre-pouvoir de lumière face au chaos du monde, épousant ainsi la parole du Dieu de la Genèse.

Ce court énoncé condense la posture du témoignage, qui conjugue le passé et le présent mais aussi le là-bas et l’ici. Le témoignage est la manifestation langagière de cette assertion de Nietzsche, concernant l’histoire : « nous avons besoin de l’histoire pour vivre et pour agir, et non point pour nous détourner nonchalamment de la vie et de l’action205 ». Par son regard en arrière, le témoignage est une anachronie au sens où « [toute] anachronie constitue par rapport au récit dans lequel elle s’insère - sur lequel elle se greffe un récit temporellement second, subordonné au premier206 ». L’on constate que son enjeu dans la quête du personnage se manifeste par la structure temporelle de l’œuvre, qui en épouse l’anachronisme.

En son commencement, La saison de l’ombre présente une narration simultanée, certes, mais qui se troue par de courtes analepses où l’on en apprend davantage sur la nuit du grand incendie. Dans l’économie du récit, rappelons-le, l’on se situe à un peu plus de 3 semaines de cet évènement quand la narration débute. La quête d’Eyabe enclenchée, la

204 Paul Ricœur, Temps et récit II, Paris, Seuil, 1984, p. 117.

205 Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles : de l’utilité et des inconvénients des études historiques,

op.cit., p. 119 – 120.

dynamique s’inverse car le récit de quête se construit principalement sur le mode de l’analepse. L’écriture épouse la dilution temporelle, qui s’est accélérée à l’orée du village de Bebayedi. Entre le moment où Eyabe arrive et quitte Bebayedi, il s’écoule à peu près treize jours dont neuf sont consacrés « au temps du deuil [et au] temps d’apprendre la langue de Bebayedi, de se faire clairement comprendre » (155). Cependant, ces jours sont traités sur le mode de l’ellipse car le récit se concentre autour de la pause narrative qu’est le témoignage de Mutimbo et qui ne dure pourtant qu’une journée. Une même dynamique s’observe en regard du témoignage de Mukudi, le fils d’Ebusi, qu’Eyabe rencontre en pays côtier dans les derniers temps de sa quête. Enfin, sa préséance se confirme par la présentation à l’imparfait, sur le mode du témoignage également, de la quête d’Eyabe. De ce fait, la quête d’Eyabe, dans sa dimension pragmatique, semble s’effacer au profit du récit de mémoire. Seule la traversée de la rivière Kwa, au sortir de Bebayedi, est brièvement exposée dans le récit. Puis l’ellipse rattrape le temps de l’énonciation : « Celui [c’est Mukudi] qui l’écoute la presse de poursuivre le récit de son voyage » (155). Une fois qu’Eyabe a exposé son périple à travers la brousse pour parvenir en pays Isedu — « Ils sont effectivement arrivés, puisqu’elle se trouve ici » (160) —, le récit peut laisser place au témoignage de Mukudi.

Paul Ricœur dégage deux spécificités du témoignage, qui valident son caractère essentiel dans la quête de vérité. Premièrement, le témoignage atteste que quelque chose a bel et bien eu lieu. Deuxièmement, il induit une autodésignation. « De ce couplage procède la formule type du témoignage : j’y étais. […]. Et c’est le témoin qui d’abord se déclare témoin207 ». Par ces prémisses, Ricœur établit que le témoignage appelle nécessairement un interlocuteur.

Cette structure dialogale du témoignage en fait immédiatement ressortir la dimension fiduciaire : le témoin demande à être cru. […]. La certification du témoignage n’est alors complète que par la réponse en écho de celui qui reçoit le témoignage et l’accepte ; le témoignage dès lors n’est pas seulement certifié, il est accrédité208.

207 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 204. 208 Ibid., p. 205.

Dans le récit, « cette structure dialogale » est manifestée à différentes échelles : à la fois par le personnage, les intérêts discursifs du récit et son code herméneutique. Les personnages qui témoignent devant Eyabe surviennent comme des agents qui jouent un rôle d’améliorateur, ou de protecteur209. Ainsi, leur apparition se présente comme autant d’indices mais aussi de bornes à franchir pour atteindre un nouveau lieu spatial et discursif. Également, leur venue conforte le personnage dans ses objectifs, à chaque étape de son parcours. En retour, l’on peut affirmer qu’Eyabe joue un rôle identique. Elle donne foi à leur récit en continuant son périple sur la base des faits rapportés et leur permet d’exorciser leur peine et, ainsi, de retrouver la paix. Mutimbo, l’un des hommes enlevés, meurt un jour après avoir délivré son récit à Eyabe :

Mutimbo n’aura vécu que le temps de porter cela à sa connaissance. Ceci renforce sa détermination. Si la mission qu’elle s’était assignée n’avait pas été louable, les esprits et l’Unique ne lui auraient pas permis de le revoir. Grâce à lui, elle sait, en partie, ce qu’il est advenu des douze mâles disparus. Il lui importe de fouler, elle-même, le dernier territoire qu’ils aient connu. La limite du monde terrestre. (136)

La rencontre avec Mukudi se livre par la même logique motivante :

[Mukudi] remercie les maloba de lui avoir permis de revoir Eyabe, mais cette chance ne lui a été donnée que pour une raison : relater, avant de se taire à jamais, les évènements survenus la nuit du grand incendie, les jours qui ont suivi. Pour lui, c’est en permanence l’obscurité, il s’y est habitué. (192)

Les propositions « que pour une raison » et « que le temps » traduisent le caractère éphémère de ces personnages mais aussi l’inversion de la vie. S’ils restent en vie, c’est parce qu’une parole ne demande qu’à sortir et être transmise. Cette parole les rattache à une existence, pourtant obscure. L’invocation aux esprits est une prière pour être délivré, et « se taire à jamais » dans une mort souhaitée. Ainsi, la connaissance qu’ils entendent apporter est une plongée dans le cœur de la capture. Elle révèle le système esclavagiste dans sa dimension marchande : qui échange les hommes contre des biens matériels et anéantit par ce fait leur valeur intrinsèque, régurgitant des individualités brisées. Pour lutter contre l’oubli de la

dimension émotionnelle et humaine de l’Histoire, la parole suscite l’émotion de son interlocuteur (Eyabe), et de son lecteur. Pierrette Bidjocka Fumba considère que cela justifie l’utilisation à profusion de l’argument pathémique dans le roman. Elle cite Charaudeau qui « note qu’il est impossible de construire un objet de discours sans construire simultanément une attitude émotionnelle vis-à-vis de cet objet210 ».

Les témoignages de Mutimbo et de Mukudi disent la dissolution du sens, « l’inversion de tous les principes » (178). Ils décrivent leur capture sous le mode de l’animalisation. « Bâillonnés, entravés, traînés » (120) hors de leurs terres, la déshumanisation commence par l’éradication de l’identité, propre à chaque culture et à chaque humain, et se poursuit par l’entrave du regard et de la parole : « On les avait dépouillés de leurs amulettes, de leurs parures, de leurs vêtements. S’ils avaient pu effacer nos scarifications, ils l’auraient fait, je crois… » (122). Cet effeuillage en gradation traduit la réification des êtres, dont le commerce s’apparente à la production d’usine : uniforme, impersonnel, à la chaîne. Le passage au discours direct pour signifier des scarifications accentue la douleur de la dépossession identitaire mais aussi la cruauté des geôliers. Dans leur marche, « chacun ne voyait que la nuque de celui qui le précédait dans la file. Il était impossible de communiquer » (122). Ces entraves assomment les hommes et créent une solidarité pervertie : il s’agit de rester soudé dans une marche pourtant funèbre. Mukudi explique à Eyabe : « Nous devions naïvement penser que maintenir le rythme dans de telles conditions, était une démonstration de force » (179). Le discours de Mutimbo répond à ce déséquilibre par le délire interrogatif qui martèle ses dires. Le personnage se demande pourquoi « ses compagnons et lui ont marché » (121). Il « ne sait plus » (120), il « imagine » (123). Tout comme ses pairs restés au village, l’instabilité émotionnelle a pris le dessus.

Ce n’était pas réel. Nous ne pouvions pas être en train de vivre cela. Nous allions nous réveiller. […]. Ce n’était pas réel. Nous ne pouvions pas être en train de vivre cela. Nous allions nous réveiller. […]. Nous ceindre la taille avec vaillance. Rebâtir. Vivre. Nous étions vivants. (120 – 121)

210 Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, p. 424 – 425. Cité par Pierrette Bidjocka Fumba, « Apologue et/ou écriture romanesque dans La saison de

l’ombre », loc.cit., p. 86.

La désagrégation du monde se dessine dans la tension entre ce moment qui apparaît surréaliste et « la minutie du détail dans la description du déchaînement de violence [qui] fait du corps humain un champ d’expérimentation de l’horreur211 ». La socialité et la liberté du corps entravées inscrivent l’expérience de la capture dans le réel alors que les repères spatiaux temporels qui s’éludent progressivement l’éloignent de la réalité, traduisant, paradoxalement, le caractère indicible de ce pan historique. Ainsi, les hommes avançaient « au cœur d’une brousse de plus en plus épaisse, obscure, même en plein jour. Au bout d’un moment, ils avaient oublié l’éclat du soleil, ne connaissaient plus que l’ombre, les nuits sans lune […] » (121). L’environnement des hommes s’accole à la vérité énoncée par les Bwele : « Là où on les emmène, ce sont les ténèbres. En permanence. » (122). La dépossession se dit à travers l’étiolement des repères cosmogoniques du temps. Et si les hommes perdent la notion de temps, ils perdent leur humanité, car l’aperception du temps est le propre de l’homme. Vivre sans repères chronologiques, c’est vivre de manière non-historique, à la manière de l’animal212. L’expression de cette perte, par Mutimbo, permet de tisser le lien fiduciaire avec Eyabe en exprimant « la similitude en humanité des membres de la communauté213 ».

Dans cette perspective, les témoignages de Mutimbo et de Mukudi ont tous deux un effet perlocutoire. En effet, « dire quelque chose provoquera souvent — le plus souvent — certains effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire, ou de celui qui parle, ou d’autres personnes encore. Et l’on peut parler dans le dessein, l’intention, ou le propos de susciter ces effets214 ». En revanche, cet effet perlocutoire sur le personnage d’Eyabe doit être distingué dans la mesure où les deux témoignages n’interviennent pas au même moment de la quête, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils ne soient pas connectés. Ainsi, bien

211 Guy Aurélien Nda’ah, « Esthétique de la rupture dans la prose romanesque de Léonora Miano », dans Alice Delphine Tang [dir.], loc.cit., p. 166.

212 Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles : de l’utilité et des inconvénients des études historiques,

op.cit., p. 124.

213 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 207. 214 J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, op.cit., p. 114.

qu’« apparemment soumis à la discontinuité des messages, [les témoignages sont] en fait [saturés] de liaisons pseudo-logiques, de relais, de termes doublement orientés215 ».

Le témoignage de Mutimbo suscite une forte réponse émotionnelle de la part d’Eyabe et cela, parce qu’il intervient dans un lieu et un moment précis de son parcours, c’est-à-dire à Bebayedi et au début de sa quête. À ce stade, Eyabe, comme ses pairs Mulongo, est « loin de se douter que leur mésaventure n’était qu’une parmi les mille péripéties émaillant une histoire complexe » (189). Par ailleurs, Bebayedi est le lieu où ce personnage est appelé à revenir à la fin de son parcours. En tant que lieu de Genèse, lieu où l’on fait sens de la douleur, il contrebalance l’horreur de l’esclavage qui émeut le personnage. Ainsi, les informations factuelles données par Mutimbo à Eyabe concernent moins la capture et le système esclavagiste que le sort des populations qui échappent aux rapts. Son discours vise donc à expliciter la formation et les tenants de Bebayedi, que nous avons étudié en sa qualité de lieu de mémoire. En somme, le témoignage de Mutimbo apporte une « dynamique d’un autre ordre [qui] vient redoubler, dominer et supplanter celle du sujet agissant : c’est le parcours d’accompagnement pathémique216 ». « L’action se passe sans [qu’Eyabe] désormais l’assume, et le discours décrit la manière dont les objets du monde déterminent, façonnent et modifient les états du sujet : états d’âme, états du corps sensible217 ». La terreur domine la réponse du personnage jusqu’alors présentée comme calme et raisonnée. L’envergure des choses racontées est telle qu’elle cède aux mêmes craintes mystiques que ses pairs Mulongo : elle pense « que des forces obscures sont à l’œuvre, que même un nouveau-né reconnaîtrait sans mal le visage de la sorcellerie » (126). Toutes perspectives d’avenir s’oblitèrent, la mort devient « plus réjouissante que l’idée de devoir vivre dans un univers où des histoires comme celle que raconte Mutimbo sont possibles » (126). Le mot « histoire » s’identifie à la fiction la plus pure. Pendant un instant, Eyabe voudrait ne pas donner foi au récit de Mutimbo. Pourtant, « elle le laisse poursuivre, ahurie, les yeux, débordants de larmes » (126).

215 Roland Barthes, S/Z, op.cit., p. 188.

216 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op.cit., p. 41. 217 Ibid., p. 40.

Cette souffrance éprouvée du personnage laisse place à une poétisation et à une personnification de la nuit, qui se mue en actualisation poétique des humanités brisées par l’Histoire.

Dans l’espace romanesque, le temps s’ouvre à de nouveaux espaces : ceux de l’absence des jeunes qui ont disparu et dont on pressent la présence. […] Il englobe les lieux de présence et ceux de l’absence, appelle la réunification de l’ici et de l’ailleurs dans un langage où toute simultanéité se conjugue au milieu du temps, dans un présent poétique qui rompt avec le passé218.

« La nuit a une texture […]. La nuit a une odeur […]. La nuit sent […]. La nuit charrie […]. La nuit ramène […]. La nuit, on revoit […]. La nuit, on se souvient […] (128 – 129). Comme la nuit, cette récitation tombe « comme un fruit trop mûr » (128). Elle répond à l’émotivité du personnage, en martelant le cours brisé de la vie, en en restituant le souvenir par l’appel de tous les sens. Ce souvenir est celui « de la pulpe de kasimangolo » (128), d’un « métier, [d’une] place au sein de la communauté » (129), des « traits tirés du frère blessé, qu’il avait fallu laisser derrière » (129). En somme, ce chant poétique porte à son paroxysme la violence de la capture, ses méfaits, ainsi que la valeur persuasive du témoignage de Mutimbo. Ici, « le roman […] constitue un lieu qui traverse et transcende toutes les facettes d’un évènement et fait procéder la création esthétique d’une quête ou d’un mouvement vers la face cachée des choses, vers une transréalité proche du sacré, c’est-à-dire ce qui relie les différents niveaux de réalité à travers un évènement et au-delà de celui-ci219 ».

D’un autre côté, le témoignage de Mutimbo suscite des questions, chez le personnage, à propos des « étrangers, ces hommes aux pieds de poule » (127) ; questions auxquelles Mutimbo ne peut répondre : « Là, ma fille […] tu m’en demandes trop » (127 – 128). Cette phrase introduit, implicitement, le témoignage prochain de Mukudi ; témoignage qui, certes, obéit aux mêmes logiques narratives et discursives mais dont la force repose davantage sur la conviction que sur la persuasion.

218 Emmanuel Mbégane Ndour, « La Saison de l’ombre de Léonora Miano : « récitation » d’une Afropéenne »,