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Fiction et réel : victoire microscopique et macroscopique

CHAPITRE III — ÉPISTÉMOLOGIE DE LA MÉMOIRE

3. Fiction et réel : victoire microscopique et macroscopique

La saison de l’ombre est une allégorie qui figure, interpelle et rejoint le réel. Ce roman « peut être [appréhendé] comme un dispositif de rédemption et de réhabilitation de certaines victimes de la traite transatlantique225 » mais aussi comme un objet de connaissance du monde : il traverse de toutes parts l’absurdité de l’Histoire, pour mieux en dégager un sens, qui trouve à s’exprimer dans la construction d’une rhétorique de la mémoire. En ce sens, la fin du roman n’est qu’un passage emprunté vers l’Homme, son lecteur. À la suite d’Aleksander Ablamowicz, nous pouvons affirmer :

À travers l’artifice de la fiction tout semble possible ! L’écriture romanesque, trompeuse, fournit cette mystification à qui veut l’accepter pour une raison ou pour une autre. À travers cette tromperie qui tend à l’expression d’une vérité pure et simple, le romanesque

223 Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles : de l’utilité et des inconvénients des études historiques,

op.cit., p. 127.

224 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 656.

225 Pierrette Bidjocka Fumba, « Apologue et/ou écriture romanesque dans La saison de l’ombre », dans Alice Delphine Tang [dir.], loc. cit., p. 96.

devient le seul consolateur, la seule source d’espoir et la seule réalisation des rêves. Il s’installe à la place du mythologique […]226.

Dans le roman, l’espoir est porté par la figuration de la renaissance, ou métaphore de l’enfantement. La sémantisation aboutie du personnage d’Eyabe en « matrice primordiale » (160), Inye, est le point de jonction entre le projet de réhabilitation et l’argumentaire relatif à la notion de Mémoire. Denis Bertrand rappelle que le schéma narratif, lu dans un certain sens227, « exprime […] une visée téléologique, et [constitue] ainsi, pour Greimas, « un cadre formel où vient s’inscrire le sens de la vie228 ». Il en conclut que « le récit est une scénographie exemplaire du discours en acte229 ».

Dès la phase de manipulation, Eyabe s’est établie en mère porteuse. Découlant de cela, chaque étape de son parcours se présente comme une phase du processus de gestation et participe de ce « thrilling de l’intelligible230 ». À partir de Bebayedi, lieu spatial et discursif pivot, cette gestation se livre dans sa maturation par la matérialisation physique des consciences des disparus, en un petit garçon nommé Bana. Lorsqu’Eyabe quitte Bebayedi, la narration nous apprend que « l’enfant mutique, qui s’était attaché à elle, l’a suivie » (155), « [peut-être] même l’attendait-il là-bas […] » (158). C’est aussi une autre raison pour laquelle, dans le parcours narratif du personnage, ce lieu s’établit en épreuve décisive. Ainsi, Bana remplira le même rôle que Mukate, mais à une échelle plus vaste. En effet, Mukate est « l’enfant dont la venue au monde a consacré [la féminité d’Eyabe] aux yeux du clan. Celui grâce auquel il lui a été donné de se découvrir, de se connaître elle-même telle qu’elle ne s’était jamais envisagée » (118 – 119). Dans la mesure où Bana affirme Eyabe en Inye, le clan devient la métonymie du monde et les verbes « se découvrir » et « se connaître » affirment la victoire et l’état final d’un personnage en fin de parcours. Par ailleurs, si Bana accomplit ce baptême d’Eyabe c’est parce qu’il est l’incarnation de tous ces hommes morts,

226 Aleksander Ablamowicz, « Le romanesque et le réel », dans L’Autre du roman et de la fiction (coll. Études romanesques), Paris, Lettres Modernes, 1996, p. 46.

227 C’est-à-dire de l’épreuve qualifiante, à l’épreuve décisive en finissant sur l’épreuve glorifiante ou, en termes de sphères sémiotiques : manipulation, action et sanction.

228 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op.cit., p. 185. 229 Ibid., p. 188.

véritablement ou symboliquement, à cause de la Traite ; la concentration de ces êtres lui confère une force mystique. En conséquence, Bana s’établit également en émissaire, en fait destinateur matérialisé, « que lui adresse le guide surnaturel [toujours le destinateur] qu’[elle] a rencontré avant de pénétrer dans cette région [Bebayedi et sa suite]231 ». Durant son périple avec Eyabe, sa maturité symbolique se laisse deviner : « Les traits de l’enfant portaient, en cet instant, une maturité, une gravité, qui n’étaient pas de son âge. […]. Elle s’est tue. C’est lui qui a parlé : Inye, a-t-il déclaré, nous allons arriver » (158).

Le déictique « l’instant » souligne l’aide opportune qu’apporte cet enfant à Eyabe en assurant, sans hésitations, que la quête d’Eyabe arrivera à son terme. Par moments, l’énonciation elle-même souligne le caractère surnaturel de sa présence, au moyen d’adjectifs évaluatifs. Ainsi, lors de sa marche avec Eyabe, de « manière étrange, le déluge semblait courir derrière eux, ne s’abattant toujours qu’à quelques pas, leur frôlant à peine les talons » (159). L’adjectif subjectif « étrange », remis en contexte, trouve un surplus d’étrangeté car la nature a déjà été décrite comme épousant les mouvements d’Eyabe, sans que l’énonciation ne remette en cause ce mariage de la femme et de la terre. C’est donc comme si l’énonciation feignait la surprise. L’écoute attentive du personnage, soit la reconnaissance de cette « maturité » chez son interlocuteur, se traduit par l’inversion sur l’axe de la parole. Le silence consenti du personnage et la désignation « c’est lui » accentuent la puissance évocatoire de la parole de Bana. Cette puissance se dit elle-même puisqu’Eyabe n’est même pas « certaine qu’il ait ouvert la bouche pour énoncer cette parole » (158). L’incertitude du personnage réaffirme d’autant plus le lien symbolique à l’œuvre entre les deux protagonistes : il favorise cette lecture de Bana en tant qu’être au sein d’Eyabe.

Les indices qui soutiennent la maturation de la gestation à travers ce personnage sont parsemés à travers le périple vers Bekombo. Premièrement, dans les émotions que procure l’enfant à Eyabe : celles d’une mère en émoi face aux mouvements naissant de son enfant. Ainsi, en lui parlant, « [la] voix rocailleuse du petit lui a tiré des larmes. Elle avait le regard embué en appliquant la paume de sa main sur le torse de l’enfant » (156). Aux propos d’Eyabe, l’enfant s’épanouit progressivement : « Ils se sont remis en marche. Ensuite, il n’a plus prononcé une parole pendant longtemps, mais son visage s’était éclairé, ouvert, se

laissant colorer par des expressions variées. La femme n’en demandait pas davantage » (156). L’épanouissement de Bana près d’Eyabe montre les effets positifs de la transmission, à l’image de celle que le roman accomplit à travers son projet esthétique et discursif. C’est ainsi qu’en parlant à Bana de la cosmogonie, de la spiritualité et des usages mulongo, Eyabe trouve « un sentiment d’apaisement. Partager, transmettre. Faire à nouveau exister le monde pour un être » (156). Et cela, parce qu’il « lui fallait se souvenir que son identité n’était pas d’être une femme isolée, perdue dans l’immensité de misipo. Elle était issue d’un peuple qui possédait une langue, des usages, une vision du monde, une histoire, une mémoire. Elle était fille d’un groupe humain […] » (156 – 157). Paradoxalement, se revendiquer du lien générationnel et se replacer dans le tout de la communauté, permettent de lutter contre l’avilissement de l’identité personnelle. Cet extrait peut, dans ce cas, faire écho à la vision des esclaves enchaînés, à Bekombo, attendant un départ prochain dans le bateau :

Tous ont un bracelet à la cheville, même les enfants. Tous ont le crâne rasé. Elle n’ose songer que c’est leur propre disparition qui les accable. Chacun est né d’une femme. Chacun a été nommé, situé dans une lignée. Chacun a eu sa place au sein d’un peuple. Chacun était dépositaire d’une tradition. Le savent-ils encore ? (167)

L’adjectif de totalité « tous » qui désigne un groupe uniformisé pour les besoins de l’esclavage s’oppose au martèlement de l’individuation par le pronom « chacun » qui, pourtant, tisse la subordination de l’individu à une ascendance. Toutefois, cette ascendance tend à se perdre dans le jeu temporel à l’œuvre dans le passage. Du présent de la naissance, l’on passe au passé composé de la nomination, de la lignée, d’une place dans la communauté et, finalement, à l’imparfait de la tradition, de la mémoire. L’esclavage est donc le point de rupture entre deux conditions : celle d’une identité affirmée et celle d’une perte de repères, d’une dépossession. Ainsi, l’esclavage fait perdre la mémoire que le roman se donne précisément pour tâche de faire revivre. D’ailleurs, par l’indéfinition du « tous » et du « chacun » s’ouvre une brèche fictionnelle. La narration interpelle doublement les connaissances historiques : ces esclaves, « le savent-ils encore ? », mais qu’en est-il de vous, lecteurs ? Nous observons comment,

La lecture, en prenant le relais de l’écoute de la parole des « vieux », donne à la notion de traces du passé une dimension à la fois publique et intime. […]. C’est ainsi que peu à

peu la mémoire historique s’intègre à la mémoire vivante. […] À l’horizon se profile le souhait d’une mémoire intégrale regroupant mémoire individuelle, mémoire collective et mémoire historique […]232.

La mémoire intégrale s’établit dans l’enfantement de Bana, « la multitude » (205). Ce moment est aussi celui de la révélation, pour Eyabe, puisque le témoignage de Mukudi s’est arrêté avant de lui décrire ce qui s’est passé dans le bateau. Une focalisation interne nous a appris que la culpabilité l’a empêchée de tout lui révéler. Cependant, comme nous avons pu l’analyser, chaque lieu dans le roman a son enjeu discursif. Ainsi, c’est au pays de l’eau, lieu de vie et de mort, que la suite de la vérité doit être révélée et l’enfantement opéré. Eyabe, par ses questionnements, le pressent : « qu’a [Bana] a lui dire lorsqu’ils seront sur la rive ? Pourquoi seulement là ? » (206). La signifiance de ce moment et de ce lieu est établie à travers les enjeux du suspense, lui qui « offre la menace d’une séquence inaccomplie, d’un paradigme ouvert […], c’est-à-dire d’un trouble logique, et c’est ce trouble qui est consommé avec angoisse et plaisir (d’autant qu’il est toujours finalement, réparé)233 ». En effet, comme Eyabe attend le moment où elle pourra accomplir son acte sacré sur la rive de l’océan, elle est dénoncée par une femme captive et voit ses espoirs corrompus. « Ses yeux cherchent Bana. À l’endroit qu’occupait l’enfant il y a encore quelques instants, il ne reste qu’une flaque d’eau » (209). Il s’établit donc une jonction entre le « trouble logique » et la figuration de la perte des eaux, et c’est cette jonction qui prédit déjà la réparation de ce trouble. À cet écueil se joint l’enjeu de la disparition, maintenant accomplie, des Mulongo. Cette disparition confère au possible échec de la quête, une dimension plus vaste encore. Le roman tend à faire état d’un écho intratextuel perpétuel, où chaque élément trouve à dire sa signification à un niveau supérieur du texte puis, au niveau du réel, auquel il aspire. À ce titre, Ebeise, après avoir enseveli les corps des Mulongo, déclare :

Nul ne dira aux générations futures qu’une femme a eu le souci de confier à la terre les derniers des Mulongo. Nul ne contera ces faits car l’avenir a pris fin. Ce peuple n’est plus. Il n’aura pas de descendant. Un ultime tombeau a été refermé aujourd’hui. Les restes d’un nourrisson rongé par les vers y ont été déposés. Alors qu’elle exécutait sa tâche, Ebeise a tout fait pour chasser la question : Où est ta mère, où sont-ils tous ? (207 – 208)

232 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 515. 233 Roland Barthes, L’analyse structurale du récit, op.cit., p. 30.

Dans cet énoncé, la fiction s’abîme dans les conséquences de la quête potentiellement échouée d’Eyabe. Chaque phrase est un axiome de mort. Le syntagme « cet ultime tombeau » se dresse comme l’image sentencieuse du ventre, le pays de l’eau, et Bana, qui devait en revenir par la renaissance, se présente en cadavre supplicié et oublié grâce au constat « rongé par les vers ». S’il n’y a plus personne pour le porter, le souvenir se dilue et meurt ; l’oubli en tant que maladie est alors appuyé par cette image d’usure progressive qu’est l’œuvre des vers. La matrone le confirme : « afin que les trépassés reviennent parmi les vivants, pénètrent le corps des femmes grosses, il faut une communauté » (208). Dans cette désolation, la fiction fait revivre ces êtres mutilés et disparus et la communauté qui doit les chanter. Dans une inférence à peine voilée, elle le révèle. Eyabe, capturée puis emmenée devant les notables Isedu, les hommes aux pieds de poule et la reine Njanjo, est « confrontée au visage fermé des enchaînés » (211).

Ce qui n’était pas dans les récits, parce que cela ne se raconte pas, ce sont ces regards débordants de détresse. Ces regards de défi aussi, ces regards qui disent qu’un jour viendra, mais que la nuit sera longue. Les récits ne rendaient pas compte du renflement au ventre d’une femme capturée, de la posture de garçons encore à circoncire. La parole ne permettait pas non plus de se représenter les chaînes. La femme a beau avoir admis que les garçons pris en pays mulongo ne sont plus, elle scrute le visage des captifs, chacun d’entre eux, avec le fol espoir d’en reconnaître un. Ils ne sont pas là, mais c’est eux qu’elle voit. (211)

La représentation poignante des êtres brisés qui se tisse dans l’isotopie de la vision rentre en conflit avec l’impossibilité constamment réaffirmée de la parole à figurer. Le contenu posé de cet énoncé est que les récits n’ont pas la possibilité de dire l’horreur, de dire l’évènement historique dans sa dimension intime et humaine. Toutefois, il est possible de voir en cet énoncé un sous-entendu, « non comme un acte de langage […], mais comme un mode de production du sens, comme un mode de manifestation des actes de langage. L’intérêt de cette solution […] est qu’elle permet d’admettre la réalisation, sous forme de sous- entendu, de tout acte de langage, quel qu’il soit [par exemple de l’acte d’affirmation] […]234 ». De fait, cet énoncé est bel et bien une affirmation, celle « du romanesque même qui s’offre comme seule écriture qui se dise vraie et s’arroge le pouvoir magique qui ne se limite

pas à une simple reproduction du réel, mais qui a l’ambition d’en créer un autre, capable de se substituer au vécu235 ». L’on perçoit ici la concrétion de l’intertexte convoqué au début du roman, cette citation de Franketienne qui se révèle projet littéraire : « Ô quelle épopée future ranimera nos ombres évanouies ? » (9). À ce titre, la dernière phrase de l’extrait présenté s’affirme comme l’énoncé explicite de ce que la fiction se dit opérer : les êtres disparus « ne sont pas là », mais, à travers la fiction, « c’est eux [que l’on] voit ». Ce portrait vivace des suppliciés dont la fiction est à même de rendre compte en appelle à l’aboutissement de la quête du personnage. Appelée par « la voix de son premier-né [qui] est dans les rugissements de l’eau » (215), Eyabe se jette dans l’eau, pour « que la paix advienne, même si la renaissance est compromise » (215). Par ce geste, Eyabe effectue un double geste, celui de sépulture qui « est un acte, celui d’ensevelir236 » et celui d’accoucher. Il s’agit bien d’une traversée de Wase à sisi, puis de sisi à Wase.

Ultimement, Eyabe raconte sa quête, dans ses multiples facettes, sur le mode du témoignage : « Eyabe a tout dit de ce qu’elle a vu, entendu, éprouvé, depuis son départ du village. Elle n’a omis aucun détail, pas même le mystère de sa mort, puis de sa renaissance » (224). Par le discours du personnage principal, les prétentions fictionnelles sont pleinement exposées. En effet, son témoignage est la concrétisation du « procès effectif de l’opération historiographique237 ».

En premier lieu, et en fin de compte, Eyabe parvient à affranchir Mukudi de la culpabilité. Ce sentiment de faute, à l’égard de ses frères initiés, motivait le personnage à rester prisonnier à Bekombo. Ricœur définit la faute comme une force qui « paralyserait la puissance d’agir de cet homme capable que nous sommes ; et c’est, en réplique, celle de l’éventuelle levée de cette incapacité existentielle, que désigne le terme de pardon238 ». Dans cette lignée, Eyabe convainc Mukudi en lui affirmant que pour honorer ses frères, « il devait accepter de leur avoir survécu » (226). Pour tout ce que le pays Isedu représente en termes de perdition de soi et d’errance, demander à Mukudi de quitter cet endroit équivaut à lui

235 Aleksander Ablamowicz, « Le romanesque et le réel », loc.cit., p. 47. 236 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 476.

237 Ibid., p. 201. 238 Ibid., p. 593.

intimer de quitter un lieu de victimisation. Le retour à Bebayedi, au côté d’Eyabe, se traduit donc en jugement de remise en liberté pour Mukudi. La traversée de la rivière Kwa métaphorise la justice rendue par Eyabe car, comme l’énonce Ricœur, « c’est la justice qui, extrayant des souvenirs traumatisants leur valeur exemplaire, retourne la mémoire en projet ; et c’est ce même projet de justice qui donne au devoir de mémoire la forme du futur et de l’impératif239 ». Ainsi, à Bebayedi, le jeune homme entend « […] renaître à sa manière […] » (226).

« Plus loin, Eyabe s’entretient avec Ebeise. L’ancienne l’écoute attentivement. Elle sourit, lorsque la voix d’Eleke vient lui chuchoter : Écoute-la donc. Où qu’elle aille, celle-ci est fille d’Emene ». « Le récit constate la dignité […] du patient comme des faits qui ne prêtent pas à discussion, et postule l’adhésion de la conscience universelle à son appréciation240 ». Eyabe est donc doublement accréditée par l’ascendance maternelle : d’abord pour la véracité de son témoignage, ensuite pour la portée morale de celui-ci. La généralité du déictique « où » accolée à la force figurative d’Emene installe une filiation d’ordre politique ; elle confère à la femme l’autorité de préserver et de réinventer son peuple devant l’adversité. Ce qu’apprend Eyabe à Ebeise, se livre comme un programme fictionnel, comme « la mise en paroles d’une idéalité rêvée et autrement désirée241 ». La fiction est celle qui convoque le réel du « roulement des tambours », de « la manière d’accommoder les mets », des « croyances qui perdurent, se transmettent » (227). Celle aussi qui affirme que « l’on ne peut dépouiller les êtres de ce qu’ils ont reçu, appris, vécu. Eux-mêmes ne le pourraient pas, s’ils en avaient le désir » (227). L’énumération verbale s’éprouve davantage en une addition qui permet de connecter la mémoire dans ses dimensions collective, privée mais aussi émotionnelle, dimension que seule la fiction peut rendre avec acuité. La deuxième négation de l’énoncé confirme que « la dimension épistémique, véritative de la mémoire se compose avec la dimension pragmatique liée à l’idée d’exercice de la mémoire242 ». Une fois que cette mémoire a été exercée par le biais d’un parcours de mémoire, élaboré par la fiction, il n’est plus possible de s’en défaire. La fiction imprime non seulement sa marque discursive

239 Ibid., p. 107

240 Claude Bremond, Logique du récit, op.cit., p. 296.

241 Aleksander Ablamowicz, « Le romanesque et le réel », loc.cit., p. 43. 242 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 66.

dans les consciences mais elle s’autodéclare aussi puissance illocutoire. Dans cette perspective, elle se donne en modèle ultime du devoir de mémoire. Cette exemplarité de la fiction se confirme par ailleurs dans la conséquence logique du devoir de mémoire qui est le « devoir d’inventer pour survivre » (228). « Tel est le leg le plus précieux » des ancêtres (228). La subjectivité s’exprime à travers l’adjectif « précieux » et indique le parti-pris énonciatif. Ce parti-pris indique pourquoi le récit s’achève à Bebayedi, le lieu de tout recommencement, dans la mesure où « les ancêtres sont là, et ils ne sont pas un enfermement » (228). Par ce fait, le devoir de mémoire se situe entre une connaissance et une