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Le personnage aux prises avec la mémoire dans "La saison de l'ombre" de Léonora Miano

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Academic year: 2021

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Le personnage aux prises avec la mémoire dans La

saison de l’ombre de Léonora Miano

Mémoire

Anaïs Metoukson Delangue

Maîtrise en Études Littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Le personnage aux prises avec la mémoire dans La

saison de l’ombre de Léonora Miano

Mémoire

Anaïs Metoukson Delangue

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Ce mémoire analyse la mémoire à travers la notion de personnage dans le roman La saison de l’ombre de Léonora Miano. Écrit du point de vue de ceux qui virent des êtres chers arrachés par la Traite transatlantique, le roman met en scène un personnage qui tente de donner un sens aux affres de l’Histoire par une quête dont les enjeux sont la vérité, l’hommage et la renaissance de son fils disparu. Le personnage accomplit ainsi son devoir de mémoire. Dans cette perspective, ce mémoire démontre que voulant se réapproprier son histoire, le personnage principal parvient à se réapproprier l’Histoire. Pour ce faire, nous envisageons le personnage en tant que phénomène de signification et l’analysons dans sa dimension sémiotique et énonciative. Nous nous intéressons également aux acquis cognitifs et épistémologiques de son parcours de quête. À terme, l’œuvre témoigne de sa force par un « retournement de la mémoire en projet1

».

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... iv

REMERCIEMENTS ... v

INTRODUCTION GÉNÉRALE ... 1

1. Intérêt et motivation du sujet ... 1

2. Problématique et hypothèses de recherche ... 2

3. État de la question ... 4

4. Considérations méthodologiques ... 8

5. Grandes articulations de la recherche ... 10

CHAPITRE I — LA TRAJECTOIRE SOCIALE DE LÉONORA

MIANO ... 11

1. Dispositions ... 13

2. Positions ... 20

3. Prises de position ... 26

CHAPITRE II — LA QUÊTE DU PERSONNAGE ET SES ENJEUX. .. 35

1. Dysphorie : la disparition du monde connu ... 36

2. Les rôles narratifs : l’anti-sujet, l’auxiliaire et le destinateur-juge ... 49

3. Le personnage principal et l’objet de quête ... 59

CHAPITRE III — ÉPISTÉMOLOGIE DE LA MÉMOIRE ... 68

1. La spatialité : lieux de mémoire ... 69

2. Le témoignage : vecteur de transmission ... 82

3. Fiction et réel : victoire microscopique et macroscopique ... 93

CONCLUSION ... 103

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REMERCIEMENTS

À Dieu, en premier lieu, ma force, mon roc, celui en qui je peux et je suis tout.

Mes remerciements vont également à ma directrice de recherche, Olga Hel-Bongo, dont la disponibilité, l’amabilité et la générosité habillent avec grâce la rigueur, la sagesse et le courage. Son approche honnête et éclairée des textes m’a appris à me perdre avec plaisir, pour mieux me retrouver, dans ce vaste labyrinthe qu’est la littérature. Je lui sais gré d’avoir été un modèle d’assiduité au travail, de confiance, mais aussi de dépassement de soi. Merci pour cette expérience à la fois intellectuelle et humaine.

Je remercie le professeur Justin Bisanswa pour m’avoir initiée aux littératures africaines dans le cadre d’un cours de baccalauréat. Je lui suis reconnaissante d’avoir cru en moi et de m’avoir encouragée à poursuivre dans la recherche.

Je remercie mes collègues de la Chaire de recherche du Canada en littératures africaines et Francophonie pour les moments de partage qui font de notre bureau un espace agréable et ouvert à tous les possibles.

À toi maman, pour tous les sacrifices consentis, les doutes balayés, les larmes essuyées et la richesse de nos échanges. À toi Emmanuelle, pour les rires, la solidarité et la force de ta parole, que tu mets constamment au service de ma réussite. Vous êtes mes Eyabe.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

1. Intérêt et motivation du sujet

Le cours d’Introduction à la littérature négro-africaine, assuré par Justin Bisanswa à l’hiver 2014, a produit en nous la rencontre entre notre cheminement universitaire et nos propres questionnements intérieurs. En tant qu’africaine, nous étions confrontée à une problématique d’effet de place : celle de l’Homme africain, et par extension du noir, dans le monde d’aujourd’hui ; celle, inévitable, de son étrangeté, en sa figure d’Autre ; celle de son Histoire traumatique, dont on ne mesure pas toujours l’incidence sur les rapports avec soi et sur le social, histoire avec laquelle il faut non seulement composer mais qu’il convient peut-être aussi, à terme, de dépasser. Le véritable enjeu réside dans tous les cas dans l’articulation difficile de son altérité et de son humanité, laquelle se voit, encore aujourd’hui, questionnée voire refusée. Sous la singularité de leur plume et de leur usage du langage, chacun des auteurs étudiés2 convoquaient, de front ou de biais, l’Histoire, le social, renégociaient une façon d’être au monde, subvertissaient les discours aliénants et les relations interpersonnelles. Véritablement, pour nous, la parole individuelle a pris pouvoir sur l’évènement douloureux et toutes déterminations extérieures.

Cette dernière affirmation s’est, à nos yeux, particulièrement illustrée dans La saison de l’ombre, roman de Léonora Miano, inscrit au programme du cours. Enchantée, littéralement, par son atmosphère poétique, empreinte de mystique, de jeux de lumière, suspendue entre l’ici et l’au-delà, le personnage principal de cette œuvre nous a saisie, et nous avons choisi de concentrer l’étude de ce mémoire sur lui, nonobstant les enjeux de cette notion.

En effet, la notion de personnage hante l’appréhension du phénomène textuel, « le problème des modalités de son analyse et de son statut constitue l’un des points de fixation traditionnel de la critique (ancienne et nouvelle) et de toute théorie littéraire3 ». Pour autant,

2 Sony Labou Tansi, Valentin Yves Mudimbe, Ahmadou Kourouma, Aimé Césaire, Frantz Fanon et Léonora Miano.

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faire du personnage un point focal de l’entreprise analytique ne va pas sans risques : selon Hamon, la dérive psychologiste guette le désir de rigueur et, par ailleurs, l’évolution du roman aurait fait perdre à la notion de sa contemporanéité :

Pour la première fois depuis que Don Quichotte et Robinson l’ont lancé sur ses voies aventureuses, le roman est donc libre de s’écrire entièrement en marge des luttes d’intérêts, de désirs et de sentiments qui en ont fait au cours du temps le plus puissant moyen de communication entre le rêve d’un seul et la réalité profonde de tous. Il est libre de n’être qu’une enfilade de phrases sans Histoire ni histoires, libre de ne dire que le vertige narcissique de sa propre écriture, et même de décréter qu’il faut voir là la seule part respectable de sa vocation4.

Cependant, poursuit Marthe Robert, « un seul livre peut encore faire toute la littérature5 ». Ainsi, le personnage du roman à l’étude fascine en ceci qu’il dépasse le spécifique, accole avec acuité le destin du monde à celui d’êtres de papier. Sa quête ne relève pas simplement de l’ordre d’un destin individuel, obsolète et circonscrit à la fiction, mais vient tendre à l’Universel, à la condition humaine. Pris entre souffrance, solitude, confusion puis résilience, face à la dégradation forcée de son monde, il fait prendre la mesure d’un trauma tel que la Traite négrière. Cependant, l’émotion que suscite son devenir est féconde car elle enfante une rhétorique de la mémoire, qui creuse le passé, interroge le présent, théorise sur le futur.

2. Problématique et hypothèses de recherche

La saison de l’ombre est écrit du point de vue de ceux qui restèrent sur le continent africain, tandis que leurs pairs étaient condamnés à la traversée, à l’esclavage. Loin d’avoir bénéficié d’un sort plus enviable, ceux qui restèrent furent tout aussi affectés par l’incompréhension, le déchirement et le malaise identitaire liés à la Traite. S’impose donc, de prime abord, une détresse, la perte du sens : une communauté pacifique se voit happée dans des évènements dont elle ne mesure pas la portée à court et long terme ; le récit s’ouvre sur un bouleversement : un incendie s’est déclaré dans le clan des Mulongo, deux hommes et neuf enfants ont été enlevés. En réponse à cette tragédie inexplicable, les mères des neuf

4 Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, p. 363. 5 Idem.

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initiés ont été retranchées dans une case. Eyabe, l’une d’elles, fatiguée d’être confinée à l’ignorance et tenue pour responsable, décide de son propre chef de quitter la case, puis le village, pour connaître la vérité sur le sort de son fils. D’autres personnages tenteront, chacun à leur manière, d’élucider le mystère. Néanmoins, Eyabe sera non seulement la seule à parvenir au terme de sa quête mais aussi à transmettre la vérité aux trois personnes restantes du clan. Eyabe accède à une connaissance à la fois intime, factuelle et totale de la vérité et elle est, par ailleurs, en mesure d’en retirer un enseignement au caractère universel. Comme on l’observe, La saison de l’ombre se situe à la frontière du romanesque et de l’essai.

Notre analyse entend démontrer que la quête de la réappropriation de son histoire par le personnage principal se confond avec une réappropriation de l’Histoire. Le périple du personnage est ainsi envisagé comme source d’une réflexion sur le rapport de l’individu à sa mémoire. Le personnage, particulièrement le personnage principal, est donc un phénomène de signification. Une étude de son fonctionnement en énoncé, et par rapport à l’énonciation, nous permettra d’arrimer quête personnelle et discours sur la mémoire, romanesque et argumentatif, en bref, formation et réflexion morale et sociale. Ce roman repose essentiellement sur la capacité d’un ou plusieurs personnages à prendre en charge une tâche, induite par le manque. Le personnage principal, en particulier, se démarque par des éléments qui relèvent de l’ordre de ses fonctions, de sa distribution, de sa place dans l’échelle axiologique, de ses attributs, des signifiants (intra ou intertextuels) qui sont autant de pierres à l’édifice de son sens. Nous sommes ainsi face à un parcours d’ordre pragmatique, cognitif, affectif et épistémologique, qui traduit l’ipséité de l’acteur, au terme duquel il obtiendra l’objet de sa quête, dont la valeur se développe aussi dans la progression du personnage.

En somme, répondant au désir de lever l’ombre sur le sort de son fils, de guérir d’un trauma qu’elle a vécu en spectatrice forcée, Eyabe remporte non seulement « une victoire familière, microcosmique [mais aussi] un triomphe à l’échelle de l’histoire universelle, un triomphe macroscopique6 ». Elle dépasse ainsi son individualité, puis de celle de sa communauté, pour accéder à une mémoire collective. En ce sens, le récit peut s’achever sur

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une maxime à caractère philosophique, humaniste et presque mythologico-biblique : « Sachons accueillir le jour lorsqu’il se présente. La nuit aussi7 ».

Notre hypothèse est que La saison de l’ombre réussit à disséminer derrière le personnage une rhétorique de la mémoire, où l’oubli et les silences deviennent des maladies de l’individu et la transmission, l’élément premier de la construction identitaire. À cet égard, notre travail se replace dans le champ des préoccupations constantes des romans de Léonora Miano. En effet, les récits s’emploient à confronter, sonder et, finalement, dépasser les souffrances liées à la mémoire. Ils tentent de libérer les identités du présent de l’ombre du passé. L’individu est appelé à quitter une position victimaire, imposée, à se réapproprier son Histoire, en sortant d’une torpeur sclérosée, en confrontant les heurts du passé et en se remémorant les êtres disparus. Fort de sa connaissance, il est en mesure de construire un futur sain.

3. État de la question

En dépit d’une reconnaissance institutionnelle, l’œuvre de Léonora Miano est relativement peu étudiée dans le monde universitaire. Quand ils sont soumis à l’analyse, ses romans sont principalement approchés sous l’angle des thématiques récurrentes, que la critique sait chères à l’auteure. De fait, la spécificité du traitement de ces thèmes, « soit la noblesse du travail littéraire : la création8 », peut s’en trouver mise de côté. En somme, une analyse formelle poussée est parfois oblitérée. Parmi les thèmes privilégiés figurent notamment la Traite transatlantique9 (donc la problématique de la mémoire et du malaise identitaire10), les conflits armés (associés au caractère héroïque du personnage féminin)11, la

7 Léonora Miano, La saison de l’ombre, Paris, Grasset, p. 228.

8 Léonora Miano pour Marie Poinsot, « Polyphonie narrative », dans Hommes & Migrations, n°1306 (2014), p. 1.

9 Irena Trujic, « Faire parler les ombres : les victimes de la Traite négrière et des guerres contemporaines chez Léonora Miano », dans Études Francophones, XXX, n°1 (printemps 2015), p. 54 – 65.

10 Elodie Carine Tang, « Le malaise identitaire dans les romans de Ken Bugul, Léonora Miano et Abla Farhoud », thèse de doctorat en Études Littéraires, Québec, Université Laval, 2013.

11 Janice Spleth, « Civil war and women’s place in Léonora Miano’s L’intérieur de la nuit (Dark heart of the

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frontière et sa symbolique12, etc.

Par ailleurs, Léonora Miano se situe à la confluence de l’Europe (où elle réside), de l’Afrique (d’où elle vient) et de l’Amérique (espace essentiel de son bagage intellectuel et artistique), ce qui encourage une grille de lecture privilégiée. À ce titre, Sylvie Laurent la situe dans un « tiers-espace littéraire inédit qui parvient à réconcilier créolité, négritude et voix afroaméricaines13 ». Emmanuelle Mbégane Ndour réitère cette proposition en regard de la modalité langagière dans La saison de l’ombre. L’hybridation poétise le langage et participerait d’une déterritorialisation de celui-ci. Ainsi, « [le] langage agit pour le compte de sa propre force d’évocation en déployant un certain univers. Il mobilise des signes divers pour faire advenir de nouvelles significations qui résident dans cet « art combinatoire », symbole des identités relationnelles, afropéennes14 ».

Le métissage identitaire amène nécessairement une réflexion sur les rapports actuels entre Africains, Européens et Afropéens. Les textes de Miano « interrogent très démonstrativement parfois l’élaboration problématique d’identités construites à partir de plusieurs espaces — entre lesquels, sans doute, les musiques forment les passerelles les plus sûres15 ». Ainsi, la critique privilégie aussi l’étude d’une transmédialité dans ses œuvres, où se mêlent image et musique : un angle d’analyse corroboré par l’auteure, qui atteste de l’omniprésence du Jazz, tant dans la composition que dans la sonorité de ses textes puisqu’il représente « ce mélange d’éléments [deux mondes différents chez elle] qui se sont rencontrés de manière pas toujours heureuse, mais qui ont produit de la beauté16 ».

La saison de l’ombre n’échappe pas à la rareté du discours critique et à l’approche thématologique. Le roman apparaît le plus souvent à titre de recension dans les journaux. Il

12 Étienne Marie-Lassi, « Léonora Miano et la terre natale : Territoires, frontières écologiques et identités dans

L’intérieur de la nuit et Les aubes écarlates », dans Nouvelles Études Francophones, XXVII, n°1 (automne

2012), p. 136 – 150.

13 Sylvie Laurent, « Le « tiers-espace » de Léonora Miano romancière afropéenne », dans Cahiers d'études

africaines, n°204 (2011), p. 803.

14 Emmanuel Mbégane Ndour, « La Saison de l’ombre de Léonora Miano : « récitation » d’une Afropéenne. », dans Études littéraires, n°461 (2015), p. 99.

15 Catherine Mazauric, « Débords musicaux : vers des pratiques transartistiques de la désappartenance (Léonora Miano, Dieudonné Niangouna) », dans Nouvelles Études Francophones, XXVII, n°1 (automne 2012), p. 111. 16 Ibid., p. 110.

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est appréhendé comme une voix parmi les multiples silences qui entourent la Traite transatlantique : « si la matière de Léonora Miano est historiographique, ses objectifs sont des objectifs de mémoire : il s’agit de donner vie à ces hommes et à ces femmes qu’elle décrit, de leur rendre hommage17 ». Une monographie critique se révèle toutefois pertinente à notre étude. En 2014, Alice Delphine Tang publie un ouvrage collectif intitulé L’œuvre romanesque de Léonora Miano : fiction, mémoire et enjeux identitaires18, portant exclusivement sur la production de l’auteure. Le livre propose tantôt des lectures de l’esthétique romanesque de l’auteure19, tantôt de certaines isotopies20 ou encore d’idéologies21 présentes dans ses romans. Quatre articles portent sur La saison de l’ombre. Un propos commun s’en dégage : dans le monde du récit, soumis à un bouleversement tragique, se lit une remise en question totale de l’identité et des valeurs, provoquée par une rencontre brutale de l’Autre. Une épopée se déploie alors, où le caractère héroïque de certains personnages se démarque grandement. C’est ce que Christiane Chaulet-Achour nomme « force du féminin22 ». L’article de Pierrette Bidjocka Fumba est sans doute le plus pertinent à notre problématique, car il considère La saison de l’ombre comme un apologue, soit « une modalité scripturale qui associe les genres narratifs et argumentatifs : le récit étant mis au service d’une argumentation explicite ou non23 ». La chercheuse s’intéresse à la fois aux stratégies argumentatives déployées — type de raisonnements et arguments employés et thèse défendue — et à la composante narrative du texte — séquences, code herméneutique et fonction informative du Nom propre.

17 Alix Florian, « Léonora Miano. La Saison de l’ombre », dans Afrique contemporaine, n°248 (printemps 2013), p. 154 – 155.

18 Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, 322 p.

19 Guy Aurélien Nda’ah, « Esthétique de la rupture dans la prose romanesque de Léonora Miano », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano - Fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 155 – 172.

20 Alice Delphine Tang, « Le sens du clair-obscur dans les romans de Léonora Miano », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 67 – 81.

21 Rosine Paki Sale, « Configurations idéologiques dans l’esthétique romanesque de Léonora Miano : une lecture de L’intérieur de la nuit », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano –

Fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 261 – 277.

22 Christiane Chaulet-Archour, « La force du féminin dans La saison de l’ombre », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 17 – 27.

23 Pierrette Bidjocka Fumba, « Apologue et/ou écriture romanesque dans La saison de l’ombre », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fictions, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 81.

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Son article fait écho à notre questionnement, puisqu’il se fonde sur l’assertion selon laquelle La saison de l’ombre, « [actualisant] une rhétorique de la mémoire édifiante24 », fait état d’une construction hétérodoxe de l’apologue : la thèse défendue est fragmentée dans les différentes séquences de l’œuvre et la romancière « tend à accorder la primauté aux causes et conséquences25 » sur le raisonnement inductif ou déductif. En ce sens, son travail s’appuie davantage sur une analyse de discours et de son effet perlocutoire, quand la nôtre considéra également l’acte d’illocution. Sa démonstration soutient que l’auteure Miano dénonce l’amnésie collective et rend hommage aux victimes de la Traite et à ces amazones oubliées.

Pour Pierrette Bidjocka Fumba, « le raisonnement par causalité semble mieux servir [l’intention] épidictique, [le] projet de réhabilitation et/ou de rédemption26 » de l’auteure et, en ceci, nous nous détachons de sa proposition. En effet, en partant du fonctionnement du personnage, ce que la chercheuse n’aborde que de biais, vers la visée réflexive du texte, nous faisons d’abord état d’un raisonnement inductif. En outre, sans réfuter la thèse selon laquelle le livre rendrait hommage aux victimes de la Traite, nous voudrions saisir un discours sur le rapport de l’individu à sa mémoire, soit une réflexion critique. Dans cette perspective, l’on affirmera alors une visée non seulement africaine mais aussi humaniste, ce qui se révélera pertinent par rapport à la position de l’auteure dans le champ littéraire et à la finalité du récit. Notre recherche se propose de renouveler la critique par l’effort primordial de laisser parler le texte et non d’y rechercher les marqueurs d’un thème culturel préétabli. Ainsi, bien que les textes mianoniens soient fortement marqués par leur milieu socio -politico-culturel, il peut paraître dangereux d’y rechercher des ancrages au réel car ceux-ci apparaissent comme autant de leurres, ralentissant une connaissance qui ne se livre pas aisément. Enfin, les études critiques s’accordent toutes sur le rôle capital joué par les personnages féminins et sur leur prépondérance dans les romans de Léonora Miano. Il n’existe pas, à ce jour, à notre connaissance, d’analyses qui dépassent cette particularité féminine pour se concentrer

24 Pierrette Bidjocka Fumba, « Apologue et/ou écriture romanesque dans La saison de l’ombre », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fictions, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 81.

25 Idem. 26 Ibid., p. 88.

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exclusivement sur le fonctionnement en énoncé du personnage principal qui, il est vrai, est fréquemment de sexe féminin. Nous manifestons de l’intérêt pour le caractère féminin de l’actant principal mais sa mise en avant, par le discours critique, découle particulièrement du fait que l’auteure soit une femme : cette obsession pourrait conduire à une analyse réductrice, tout du moins restrictive, du personnage.

4. Considérations méthodologiques

Notre mémoire repose sur le postulat selon lequel le personnage principal du roman à l’étude, au travers de sa quête et de son identité, cristallise une certaine perspective concernant le rapport de l’individu à sa mémoire. En conséquence, il apparaît crucial d’en proposer une analyse suffisamment complète, qui assurera cet élan du romanesque à l’argumentatif. Dans cette perspective, le personnage, phénomène de signification, sera étudié dans ses dimensions sémiotique et énonciative.

Nous envisagerons le personnage en tant qu’acteur27, soit « le lieu de rencontre et de conjonction des structures narratives et des structures discursives, de la composante grammaticale et de la composante sémantique, parce qu’il est chargé à la fois d’au moins un rôle actantiel et d’au moins un rôle thématique qui précisent sa compétence et les limites de son faire ou de son être28 ». Cette définition nous offre divers angles d’analyse pertinents. Le personnage peut être étudié dans sa dimension figurative, sémantique, narrative et affective (au niveau du parcours passionnel du sujet) ; par les structures discursives (espace, temps, isotopies thématiques etc.) ; par les structures sémio-narratives : le personnage principal supportant les séquences/fonctions de l’œuvre donc une partie du code herméneutique ; par la prise en compte de l’échelle axiologique : le personnage concentrant et hiérarchisant les valeurs présentes dans l’œuvre.

27 Il convient ici de préciser que nous ne nous réfèrerons jamais au personnage par le terme de héros, favorisant la définition de Michel Zéraffa à ce sujet : « Un personnage romanesque est souvent héroïque, il n’est jamais un héros, ce dernier accomplit avec une constance exemplaire un destin décidé par les dieux ou un desseins dicté par le devoir. […] Le « héros de roman », par contre, obéit à la loi du changement. Il suit un itinéraire jalonné d’obstacles ou de conflits qui le modifient, sinon le transforment ». Michel Zéraffa, « Le personnage de roman », dans Dictionnaire des genres et notions littéraires, Paris, Albin Michel, 1997, p. 668.

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En outre, l’approche sémiotique s’accompagnera d’un regard sur l’acte d’énonciation, c’est-à-dire « les procédés linguistiques (shifters, modalisateurs, termes évaluatifs, etc.) par lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé, s’inscrit dans le message (implicitement ou explicitement), et se situe par rapport à lui29 ». De fait, l’acte d’énonciation tend à féconder le sens des personnages, à polariser leur rôle mais aussi à endosser ou se désolidariser de leurs actes de parole, élaborant ainsi, à son gré, la rhétorique de la mémoire. C’est donc en favorisant du personnage une lecture de l’implicite que le récit construit son argumentaire, implicite qui se déploie également à même l’énoncé, nous mettant en face d’un trope implicitatif filé, c’est-à-dire que le « contenu présupposé ou sous-entendu apparaît en contexte comme le véritable objet du message à transmettre30 ». Pour en analyser les enjeux sur le discours, nous convoquerons les travaux d’Oswald Ducrot, Catherine Kerbrat-Orecchioni ou encore Austin. Cette prépondérance de l’implicite n’évacue pas pour autant l’importance du contenu posé. En effet, le discours sur la mémoire tend parfois à surgir sur le mode de l’explicite, sans que l’on puisse déterminer qui des personnages ou de l’instance énonciative, voire même de l’auteure, s’exprime.

À cet égard, il paraît pertinent de retracer la trajectoire de Léonora Miano et nous aurons, pour cela, recours à la sociologie institutionnelle. Cette étape ne vise pas à justifier la réflexion de l’auteure par son vécu. En revanche, sa prise de parole et la singularité de celle-ci interviennent dans un champ littéraire donné, dans lequel l’écrivaine occupe une certaine place. De plus, la focalisation (du point de vue de ceux qui sont restés) est certes originale dans La saison de l’ombre mais, l’articulation réflexive identité-mémoire, que le personnage incarne, reste dans le prolongement des œuvres de l’auteure.

29 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation, Paris, Armand Colin, 1999, p. 36. 30 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Paris, Armand Colin, 1998, p. 116.

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5. Grandes articulations de la recherche

Notre mémoire s’articule en trois chapitres. Le premier vise à mettre au jour la trajectoire sociale de Léonora Miano par l’entremise d’une approche sociologique, qui permet de circonscrire sa prise de parole et d’en mesurer les enjeux esthétiques et scripturaux.

Le deuxième chapitre se concentre sur notre circonscription de la situation initiale du roman, prélude à la quête du personnage. Il y est question de la disparition du monde de la diégèse, des quêtes avortées de certains personnages et de certains rôles actantiels. Ce chapitre veut expliciter la signifiance respective du sujet (le personnage principal) et de l’objet de valeur (objet de la quête) dans l’économie du récit et l’enjeu argumentatif.

Le troisième chapitre s’attache à la quête du personnage principal, en tant que construction d’une rhétorique de la mémoire. Dans cette perspective, il s’attache davantage aux enjeux discursifs du parcours. Le terme de ce chapitre fait pleinement déborder la fiction sur le réel où le personnage, arrivé au bout de sa quête, synthétise par sa construction et sa parole, un discours sur la transmission et tire les conclusions et les conséquences du devoir de mémoire.

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CHAPITRE I — LA TRAJECTOIRE SOCIALE DE LÉONORA

MIANO

Dans une perspective sociologique, l’analyse d’une œuvre littéraire s’actualise par la mise en relation du texte, du statut de l’auteur et du champ littéraire, « scène de parole déterminée31

», dont livre et écrivain sont tributaires et dans lequel ils doivent se faire une place :

En particulier, l’œuvre littéraire est en rapport avec le langage en tant que tel  ; par lui, elle est en rapport avec les autres usages du langage : usage théorique et usage idéologique, dont elle dépend très directement  ; par l’intermédiaire des idéologies, elle est en rapport avec l’histoire des formations sociales  ; elle l’est aussi par le statut propre de l’écrivain ainsi que par les problèmes que lui pose son existence personnelle  ; enfin, l’œuvre littéraire particulière n’existe que par sa relation avec une partie au moins de l’histoire de la production littéraire, qui lui transmet les instruments essentiels de son travail32.

Ainsi, le discours du texte entretient un double rapport avec son lieu de production : il trouve un certain sens dans la position occupée par son auteur, à un moment donné, dans un lieu codifié, mais il est également appelé à modifié ce même lieu33

. Décrire la trajectoire sociale de Léonora Miano, c’est-à-dire « la série des positions successivement occupées par un même agent ou un même groupe d’agents dans des espaces successifs34

» nous permet donc de contextualiser et de singulariser la prise de parole de l’écrivaine, sans tomber dans la dérive de considérer « l’œuvre littéraire comme une totalité se suffisant à elle-même35

». Pour ce faire, les théories de Pierre Bourdieu et de Jacques Dubois nous serviront de cadre méthodologique.

Pour Jacques Dubois, la littérature est une institution dotée d’une « organisation autonome », d’un « système socialisateur » et d’un « appareil idéologique36

». La pratique

31 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 122.

32 Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, ENS Éditions, 2017, p. 59. 33 Si tant est que l’œuvre fasse l’objet d’une reconnaissance par les instances légitimantes.

34 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992, p. 425.

35 Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, op.cit., p. 59. 36 Jacques Dubois, L’institution de la littérature, Labor, 2005, p. 51.

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d’écriture intime de l’écrivain se voit donc prise en charge et organisée par cet « appareil socialisé »37

qu’est la littérature, le faisant ainsi accéder au statut d’auteur. Dubois insiste sur la notion d’instances, qui structurent et veillent au bon fonctionnement de cet appareil, soit « au procès de l’élaboration littéraire38

» : « […] leur fonction majeure est d’assumer la légitimité littéraire et de la reproduire à travers le crédit culturel dont elles font profiter les produits et les agents de production39 ».

L’organisation structurelle et la redistribution constante des positions entre agents dans l’appareil littéraire recoupe, en partie40

, la notion de champ, définie par Pierre Bourdieu. De fait, le champ littéraire est « un réseau de relations objectives entre des positions41

» mais aussi « de prises de position actuelles et potentielles (espace des possibles ou problématique)42

». C’est un espace structuré où les agents (écrivains, éditeurs, critiques etc.), ne disposant pas tous du même capital, sont appelés à se mouvoir et à se concurrencer, pour « une redistribution du capital, en particulier symbolique, ou [la] subversion des conventions en vigueur43

». Le principe de lutte dynamise et réorganise sans cesse le champ à cause d’une « certaine forme d’adhésion au jeu, de croyance dans le jeu et dans la valeur des enjeux, qui fait que le jeu vaut la peine d’être joué […]44

», en somme à la suite de ce que Pierre Bourdieu nomme l’illusio.

Bourdieu développe, par ailleurs, la notion d’habitus, désignant le sens pratique du sujet, et inséparable de la notion de champ. Pour l’agent, l’habitus est un mode d’appréhension, « de manières permanentes de construire le monde, de le percevoir, de l’organiser45

» et agit sur ses prises de position dans l’espace des possibles qui s’ouvre à lui.

37 Jacques Dubois, L’institution de la littérature, Labor, 2005, p. 52. 38 Ibid., p. 129.

39 Idem.

40 Jacques Dubois insiste plus particulièrement sur la question idéologique et sur l’interaction entre le fonctionnement de la sphère restreinte qu’est la littérature et le grand tout de la sphère sociale, notamment dans « le processus de reproduction des rapports sociaux ». Jacques Dubois, L’institution de la littérature, op.cit., p. 46.

41 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992, p. 378. 42 Ibid., p. 380.

43 Idem.

44 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n°89 (automne 1991), p. 22.

45 Pierre Bourdieu, « Le fonctionnement du champ intellectuel », dans Regards sociologiques, n°17/18 (1999), p. 8.

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Il résulte des « représentations, [des] atouts et [des] valeurs relevant de sa classe d’origine, mais ceux aussi qu’il aura incorporés au cours de sa formation scolaire et enfin ceux dont il se verra doté, comme par osmose ou imprégnation, du fait de son insertion et de sa trajectoire à l’intérieur de l’univers social spécifique dans lequel il fera carrière46

».

Les agents d’un champ sont dotés de dispositions, soit d’atouts « qui vont commander et la manière de jouer et la réussite au jeu47

». Pierre Bourdieu les définit comme « l’ensemble des propriétés incorporées, y compris l’élégance, l’aisance ou même la beauté, et le capital sous ses diverses formes, économique, culturel, social48

». Les dispositions sont en relation avec les positions occupées par un agent : d’abord en ce qu’elles s’expriment par rapport à ces mêmes positions « socialement marquées49

» ; ensuite, parce que c’est aussi au travers d’elles que « se réalisent telles ou telles des potentialités qui se trouvaient inscrites dans les positions50

».

1. Dispositions

Léonora Miano est née le 12 mars 1973 à Douala, capitale économique du Cameroun. Aînée de trois filles, elle est issue d’une famille bourgeoise, sensible à l’Art, et qu’elle décrit comme « singulière, assez peu représentative de la majorité, même dans [son] milieu social 51». Miano qualifie ses parents «  d’êtres éminemment cérébraux, dotés d’une sensibilité particulière. Ceci plonge ses racines dans l’histoire de leurs propres parents, et dans leur parcours. Tous deux ont connu l’Europe jeunes, et même si c’est mon père qui y a vécu le plus longtemps, elle a sans doute imprimé sa marque en eux52

».

46 Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés générales des champs », dans Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 119. Cité par Pascal Durand, « Introduction à une sociologie des champs symboliques », dans Romuald Fonkoua et al., [dir.], Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001, p. 24.

47 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op.cit., p. 28. 48 Idem.

49 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 41. 50 Idem.

51 Léonora Miano, « Écrire le Blues », dans Habiter la frontière, L’Arche, Paris, p. 12. 52 Idem.

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En effet, le père est scolarisé en France dès le lycée  ; ses études achevées, il rentre au Cameroun, où il exerce le métier de pharmacien. Léonora Miano le décrit comme « quelqu’un qui rêvait de faire des claquettes et qui aurait été un Fred Astaire camerounais absolument fabuleux. Or il s’est laissé dévier de sa trajectoire et voulait avoir un enfant artiste53

». Il possède, par ailleurs, « une belle collection de disques achetés au cours de ses années d’études en France. Elle [comporte] essentiellement du jazz et du blues54 ». La mère de Léonora Miano, professeure d’anglais au lycée puis proviseure, a vécu à Boulogne et poursuivi des études supérieures en Angleterre. C’est une avide lectrice.

Miano évolue dans un contexte plurilingue : ses deux parents maîtrisent les deux langues officielles du Cameroun que sont le français et l’anglais ; ils parlent également des langues locales. Pour autant, avec leurs enfants, ils communiquent uniquement en français : « Je n’ai appris ma langue maternelle que parce que j’étais une mauvaise fille et que je voulais comprendre ce que disaient les adultes en refusant de le partager avec les enfants55

». Cet usage exclusif du français participe, selon l’auteure, de l’acculturation de cette famille, bercée d’influences extérieures au continent. Miano a, notamment, le souvenir des dessins animés japonais, des vieilles comédies musicales américaines et du fromage français, toujours servi à la fin des repas, aussi locaux soient-ils.

Pourtant l’Afrique, terre puissante, extrême, n’a eu aucun mal à pénétrer cette bulle, pour la marquer de son empreinte. Elle était dans la famille élargie qui avait souvent conservé des usages anciens, dans les comptines que chantait ma grand-mère, dans l’odeur de la terre, dans le mouvement des êtres et des choses, dans la qualité de la lumière, dans la fureur des orages tropicaux, dans les voix des gens de la rue, dans les fleurs qui ne poussent que là-bas, dans les jeux, dans le peigne qui crissait dans mes cheveux lorsqu’on me les tressait, dans les superstitions, dans l’alimentation, dans la langue que parlaient les adultes, lorsqu’ils ne voulaient pas être compris des enfants56.

De ses années de primaire, l’on sait uniquement que son cours d’histoire, en CM2, sensibilise déjà Miano à la mémoire de la Traite :

53 Trésor Simon Yoassi et Léonora Miano, « Entretien avec Léonora Miano », dans Nouvelles Études

Francophones, XXV, n° 2 (automne 2010), p. 102.

54 Léonora Miano, « Écrire le Blues », loc. cit., p. 9.

55 Entretien à radio France Inter, 2016, [en ligne], http://www.dailymotion.com/video/x4ud55f_leonora-miano-repond-aux-questions-de-patrick-cohen_news.

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J’ai commencé à me poser des questions sur la Traite petite-fille, parce que je suis née sur la côte du Cameroun. Quand j’étais gamine, je m’en souviens très bien, mon livre d’Histoire de CM2 commençait par la Traite mais c’était extrêmement sommaire donc on nous disait : les chefs de la côte vendaient des captifs de l’intérieur aux Européens contre de la pacotille, mais on ne disait jamais le nom du chef ; et l’on vous dit l’intérieur des terres mais on ne vous dit pas quelle région. Moi je me suis toujours demandée en regardant les gravures mais qui étaient ces gens ? D’où venaient-ils ? Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?57

Pour l’entrée de leur fille en 6ème

, les parents de Léonora Miano souhaitent la mettre à Dominique Savio, école française où la plupart des blancs et des élites camerounaises affluent, dès l’ouverture en 1972. Cependant, la jeune fille n’y consent pas, ayant « vu des gens y aller et changer de comportement et se croire, tout d’un coup, supérieurs aux autres58 ». À la place, Léonora Miano fréquente deux lycées privés, réputés pour leur formation des élites au Cameroun : le lycée New Bell, où elle obtient son probatoire (examen conditionnant le passage en terminale), puis le lycée Joss, où elle passe le baccalauréat A (Lettres).

Pendant ses années de lycée, Miano est souvent traitée de blanche (terme péjoratif pour accuser un mode de vie occidentalisé). Elle vit donc un sentiment d’étrangeté qui, au demeurant, devient vite parti-pris :

Si mes compatriotes m’ont toujours perçue comme étrange, étrangère, ils n’ont pas pu me faire douter de mon africanité. Très tôt, ce qu’ils m’ont fait comprendre, c’était que leur monde n’était qu’en partie le mien. Je suis, depuis toujours, une Afro-occidentale parfaitement assumée, refusant de choisir entre ma part africaine et ma part occidentale59.

D’autre part, Miano cultive la passion de la musique. Depuis l’enfance, elle caresse le rêve de faire du music-hall, que son père affectionne. L’écoute d’un disque de Sarah Vaughan (I love Brazil), à 14 ans, lui fait envisager la carrière de chanteuse : « Tout ça pour dire que

57 Entretien pour Eklectic, 2013, [en ligne]. https://www.franceinter.fr/emissions/eclectik/eclectik-06-octobre-2013.

58 Entretien à radio France Inter, 2016, [en ligne], http://www.dailymotion.com/video/x4ud55f_leonora-miano-repond-aux-questions-de-patrick-cohen_news.

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je n’ai jamais rêvé d’être écrivain. C’est simplement une chose qui m’est arrivée, un état dans lequel je me suis trouvée60 ».

En 1991, à l’âge de 18 ans, « ses parents l’obligent à poursuivre ses études en France61 ». Miano se remémore : « le jour du départ, je portais une jupe-culotte jaune

moutarde. J’ai eu un pressentiment puissant. Jamais, je ne reviendrai au Cameroun62 ».

Elle commence des études de Lettres Anglo-Saxonnes et du Commonwealth à Valenciennes, qu’elle quitte deux ans plus tard pour Nanterre. Elle y rédige un mémoire sur Beloved de Toni Morrison, qu’elle juge d’ailleurs assez moyen63

. Les informations sur l’intégration et le parcours de l’auteure en France sont minces ; il s’avère néanmoins qu’elle fait l’expérience d’une certaine précarité financière et de difficultés personnelles : « à 21 ans, enceinte d’un garçon dont elle est éprise, elle se retrouve sans domicile ni papiers : J’ai mis dix ans à sauver

ma peau et celle de ma fille. C’est la seule période de ma vie où je n’ai pas écrit64 ».

En 2000, l’auteure s’entretient en « [écrivant] des chansons pour [elle] et pour d’autres65 » tout en acceptant, par-ci par-là, des petits jobs de survie. Ses expériences musicales l’amènent à prendre un cours d’improvisation à Paris, dès 2003, sous l’égide de Michele Hendricks, fille de Jon Hendricks, maître du scat qui a collaboré avec les plus grands jazzmen :

[…] cette femme m’a sauvée, puisqu’elle m’a permis, non pas de trouver ma voix, mais de pouvoir l’emprunter librement. Il est certainement rare d’affirmer qu’un professeur de chant a fait de vous un écrivain, mais c’est la vérité. Je n’ai pas trouvé mon écriture dans les cours de littérature de l’université, où elle aurait d’ailleurs pu se perdre, écrasée par trop de théorie. C’est de la musique de jazz qu’elle a vraiment jailli66.

60 Léonora Miano, « Écrire le Blues », loc. cit., p. 17.

61Cécile Daumas, « Lettre indomptable », dans Libération, 2016, [en ligne]. http://next.liberation.fr/livres/2016/12/06/leonora-miano-lettre-indomptable_1533418

62 Idem.

63 Léonora Miano, « Lire enfin les écrivains subsahariens », dans Habiter la frontière, L’Arche, Paris, p. 47. 64Cécile Daumas, « Lettre indomptable », art. cit.

65 Alain Mabanckou, « Portraits d’écrivains (1). Dix questions à Léonora Miano : "Laissons les étiquettes aux

commerçants et aux esprits sans imagination ! », dans Congopage, [en ligne].

http://www.congopage.com/Portraits-d-ecrivains-1-Dix. 66 Léonora Miano, « Écrire le Blues », loc. cit., p. 18.

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En 2005, Léonora Miano publie L’intérieur de la nuit67

, aux éditions Plon, premier roman d’une trilogie. Le contexte politique de l’époque est houleux. La France connaît les émeutes de banlieues, les propos tendancieux du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy («  nettoyer les cités aux Karcher  ») et la loi du 23 février 2005 (article 4) sur la reconnaissance du rôle positif de la colonisation en Afrique du Nord et Outre-mer, qui suscitent des débats sur l’Histoire coloniale, l’identité nationale et le racisme. Le roman est inspiré d’un reportage sur les enfants soldats au Liberia  ; il déploie une scène de cannibalisme dans un village pris en otage par une milice endoctrinée. Son sujet va, en revanche, plus loin qu’un simple portrait acerbe de la barbarie : il explore la passivité et le repli vers la tradition des Africains, face à un monde dont la déréliction puise ses conditions dans l’Histoire, notamment coloniale. Le livre retient vite l’attention médiatique mais suscite des avis polarisés. Certains le jugent réactionnaires, d’autres l’accusent de conforter la vision occidentale de l’Afrique : c’est un anathème qui, au demeurant, ne cesse de hanter la production littéraire de l’auteure.

Par ailleurs, Miano confie qu’une frange de la presse parisienne, à cette époque, méprise les romans publiés chez Plon et qu’une grande enseigne de produits culturels refuse de vendre le livre, jugeant son propos trop transgressif. Néanmoins, L’intérieur de la nuit obtient les prix Révélation de la Forêt des Livres, Louis Guilloux, René Fallet, Bernard Palissy et du Premier roman de femme. Il est aussi classé cinquième au palmarès des meilleurs livres de l’année par le magazine LIRE.

Le deuxième roman de la trilogie, Contours du jour qui vient68

, sera primé, en 2006, par le Goncourt des lycéens et rentre dans la collection Étonnants classiques des Éditions Flammarion. Il figure, depuis 2010, au programme des classes de seconde au Cameroun et le pays lui a attribué le Prix de l’Excellence camerounaise. Situé dans le pays imaginaire du Mboasu, le récit est raconté du point de vue de la petite fille Musango, maltraitée, chassée

67 Léonora Miano, L’intérieur de la nuit, Paris, Plon, 2005, 208 p. 68 Léonora Miano, Contours du jour qui vient, Paris, Plon, 2006, 274 p.

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par sa mère et donc livrée à elle-même, dans une société minée par la superstition, la religion mercantile et les conflits armés.

L’année 2008 marque un certain tournant dans la carrière de Miano : elle se met à publier des romans sur la communauté afropéenne, résidant à Paris : paraissent Tel des astres éteints69 suivi de Blues pour Élise70 en 2009. Miano écrit les afropéens dans la complétude et la complexité de leur expérience mais aussi dans leurs préoccupations les plus banales, et donc communes à tout un chacun : l’amour, la sexualité, les kilos en trop mais aussi le rapport entre les Africains et les Antillais.

En 2012, l’écrivaine diversifie sa production littéraire. Elle publie, chez L’Arche Éditeur, Habiter la frontière, recueil de conférences-essais données entre 2009 et 201171

, principalement aux États-Unis, dans lequel l’auteure revient sur son processus d’autodéfinition, sur la question de la représentation artistique, l’état des lettres africaines, les concepts d’afro-descendant, d’hybridité identitaire et sur l’intermédialité de ses œuvres (son écriture jazz). Elle rédige aussi une pièce de théâtre, Écrits pour la parole, qui paraît la même année, toujours chez L’Arche. Pour sa parole engagée, elle recevra le prix Selligmann, qui récompense les créations françaises participant à la lutte contre le racisme. Parallèlement, Miano crée le prix Mahogany, qui récompense les productions littéraires, écrites ou traduites en français, de subsahariens ou afro-descendants. Ce prix n’est, à ce jour, plus en activité. Dans le même esprit, Léonora Miano a lancé, en 2015, le site internet LM Institute — French Africana :

afin de proposer les conférences, séminaires d’écriture créative, lectures-performances et mises en scène de Léonora Miano. Les conférences et séminaires s’adressent en priorité aux institutions universitaires. L’appellation French Africana se réfère à la volonté de Léonora Miano d’inscrire sa démarche dans le champ des Africana

Studies [Études afro-diasporiques, dites africana], et d’y inclure les espaces

francophones. En effet, l’Afrique subsaharienne et la Caraïbe francophones sont généralement étudiées au sein d’un corpus autre que le champ Africana, ce qui ne permet pas une mise en dialogue satisfaisante de ces espaces, ni de les associer aux différents territoires dépositaires d’expériences afrodescendantes. Par la notion French

Africana telle que conçue par Léonora Miano, il convient d’entendre, non pas Études

subsahariennes et diasporiques françaises, mais plutôt : en français. Il s’agit ainsi de

69 Léonora Miano, Tel des astres éteints, Paris, Plon, 2008, 408 p. 70 Léonora Miano, Blues pour Élise, Paris, Plon, 2010, 199 p.

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prendre en considération les expériences des personnes d’ascendance subsaharienne, dès lors qu’elles se disent et/ou s’analysent dans cette langue72.

En 2013, La saison de l’ombre, qui paraît chez Grasset, vaut à Miano le prix Femina ainsi que le Grand prix du Roman Métis. Le propos du roman est inspiré d’un rapport de mission mandaté par La société africaine de culture & l’UNESCO, datant de 1997, et intitulé La mémoire de la capture. Que savent les Africains de leur Histoire ? Comment développer une résilience face au traumatisme de la disparition du monde connu ? Autant de questions que l’auteure explore dans cette œuvre, adoptant le point de vue de ceux qui sont restés, ignorant tout du sort des êtres aimés disparus. Léonora Miano prolonge, cette année-là, sa réflexion sur la Mémoire de la Traite transatlantique en entamant une thèse (toujours en préparation) intitulée Mémoire atlantique et empreinte diasporique dans les Lettres subsahariennes, à l’Université de Cergy-Pontoise, sous la direction de Christiane Chaulet-Archour.

Depuis 2014, Léonora Miano a publié 6 ouvrages. Deux anthologies en tant qu’éditrice intellectuelle, (Volcaniques — Une anthologie du plaisir et Première nuit — Une anthologie du désir, 2014-2015) chez Mémoire d’encrier à Montréal, une pièce de théâtre (Red in blue trilogie, 2015) et un essai recueillant différentes communications et sollicitations (L’impératif transgressif, 2016) chez L’Arche ; enfin, deux romans chez Grasset, Crépuscule du tourment I (2016) et Crépuscule du tourment II (2017). En décembre 2016, devait paraître une autobiographie intitulée Cantate de la mer noire, aux éditions sénégalaises Jimsaan.

Léonora Miano bénéficie d’un fort capital social. Ses dispositions nous révèlent que celui-ci se construit sur une forme perpétuelle de mise en scène de soi, de renégociation identitaire, tantôt revendiquée, tantôt présentée comme par la force des choses. Cette mixité culturelle tend à trouver son expression dans les écrits qui, par diverses modalités scripturales, aboutissent souvent au dépassement des frontières identitaires. Miano fait état d’une matière romanesque et essayistique riche, qui convoque un vaste intertexte historique, ethnologique, littéraire et musical. L’auteure tend donc à drainer un discours scientifique et

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à le retraduire en subjectivité, bien souvent au travers de l’intimité du personnage, pour explorer l’envers du miroir historique et/ou sociologique, oublié ou non entendu. Pour autant, la pluralité de son bagage culturel et intellectuel peut se révéler problématique : à ses activités pour récompenser ou encore reconnecter les écrits d’afro-descendants et subsahariens d’expression française, dans le champ vaste des Africana studies, se mêlent un attachement et une reconnaissance institutionnelle français certains qui favorisent de l’auteure une lecture documentalisante, donc déconnectée, de l’Afrique. Pour certains,

Il en ressort que l’écrivain postcolonial qui recherche le succès commercial et la reconnaissance institutionnelle dans les pays du nord s’attèle à favoriser la familiarisation du centre avec la production culturelle de la périphérie en maintenant le statut dominant du premier en même temps que la différence et l’altérité de la seconde. L’astuce d’un tel auteur consiste à désamorcer la charge subversive de la marginalité postcoloniale, que d’autres récupèrent pour déconstruire les discours et les pratiques du centre, puis à se présenter comme un passeur de culture. Ces deux attitudes, respectivement qualifiées de politico-exotique et d’exotique anthropologique par Huggan, apparaissent ostensiblement dans certains romans de Léonora Miano73.

Il est pertinent de voir comment les positions de Miano, dans le champ littéraire, tendent à conforter ou infirmer, cette lecture idéologique de ses dispositions.

2. Positions

Les positions d’un agent se laissent appréhender par l’ensemble de ses propriétés, qui constituent son capital. Par ailleurs, Dubois dresse « une liste des facteurs qui interviennent dans la définition de cette position74

» : réseaux, genres pratiqués, attitudes manifestées et options prises en matière de programme esthétique etc.

73 Étienne-Marie Lassi, « Recyclage des discours sur l'Afrique et inscription de la doxa métropolitaine dans les romans de Léonora Miano », dans Canadian Journal of African Studies/Revue canadienne des études

africaines, XLIX, n° 3, p. 445 – 446.

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Miano émerge dans le champ littéraire à travers deux instances légitimantes que sont la bibliothèque familiale et l’école. La collection de livres parentale comporte exclusivement des ouvrages écrits par des occidentaux (Faulkner, Rabelais etc.) mais cela ne rebute pas la petite fille qui se projette « naturellement dans leurs univers, y trouvant sans mal des correspondances, dans la mesure où tout texte mettant en présence des êtres humains, parle d’abord d’humanité75 ».

L’école offre à l’auteure un autre héritage culturel, en l’introduisant à l’âge de douze ans, en classe de quatrième, au Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire. Miano questionne le vide de la bibliothèque parentale : ses parents connaissent Césaire, « mais ne [proposent à leurs enfants] à lire que Shakespeare, Oscar Wilde, Racine ou Chateaubriand76

». Se disant d’une éducation qui lui permet de s’envisager « hors de tout schéma racial77

», Miano acquiert la conscience de sa couleur noire, à la lecture de Césaire. Ce dernier lui fournit également une amorce de réponse sur ses questions liées à la Traite. L’auteure confie que s’il y a bien un auteur qu’elle a tenté d’imiter, c’est Césaire. Deux ans plus tard, elle découvre La prochaine fois, le feu, de James Baldwin, offert par un grand cousin rentré de France :

Il va sans dire que la découverte des auteurs noirs — Africains à l’école et Afrodescendants en dehors — a été un choc. Les écrivains caribéens et noirs américains ont fait souffler, sur ma vie, des vents nouveaux et inattendus. Ils m’ont révélé à moi-même. Pour d’autres raisons et selon des modalités différentes, mon africanité, comme la leur, s’était remplie d’éléments non africains. Je me suis immédiatement sentie proche de leur hybridité culturelle, et des blessures s’y rapportant. […] C’est à la lecture des auteurs caribéens et américains noirs, que j’ai compris que je faisais, moi aussi, partie de ces peuples auxquels une place au monde avait été assignée en fonction de leur complexion.78

La découverte de Césaire, puis de Baldwin, conduit Miano à s’inscrire au Centre Culturel Français, où elle peut trouver des textes caribéens et afro-américains. Son adolescence est, dès lors, exclusivement consacrée aux auteurs noirs classiques : Claude McKay, Langston Hughes, Maryse Condé, Frantz Fanon, Léopold Sedar Senghor, Chinua Achebe, Mongo Beti,

75 Léonora Miano, « Écrire le blues », loc.cit., p. 12. 76 Ibid., p. 13.

77 Ibid., p. 14. 78 Idem.

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Cheikh Hamidou Kane, entre autres. Miano lit, par ailleurs, Chester Himes et s’abonne au mensuel afro-américain Ebony. Elle baigne donc dans un éclectisme générique, naviguant entre canons et genres considérés mineurs. Elle nourrit un profond attachement aux poètes de la négritude même si la notion de rhizome79

, telle que l’explicite Édouard Glissant, fait davantage écho à sa vision de l’identité.

Miano entretient une relation particulière avec la culture afro-américaine ce qui est en partie dû à la réalité de l’époque. Les jeunes Camerounais des années 1980, dans le prolongement de la génération précédente, sont nourris par le Hip-Hop, les clips-vidéo afro-américains, les évènements de la NBA. Ils retirent de cette culture leurs modèles et leurs modes. Bien que la ville de Douala soit établie dans la partie francophone du Cameroun, le contexte historique explique aisément que les jeunes ne s’identifient ni à la France ni à ses modèles culturels :

Les jeunes de mon temps étaient très politisés. L’émergence d’une figure comme celle de Thomas Sankara y est pour beaucoup. Il nous faisait prendre conscience de choses qui nous auraient sans doute échappé sans lui. Nous lisions la presse, nous nous intéressions à l’histoire. […] Dans l’espace francophone de l’Afrique subsaharienne, c’est le seul pays [le Cameroun] qui ait connu une guerre de décolonisation. Même si ces évènements ne sont pas toujours intégrés au programme d’Histoire des écoles […], tout cela a laissé des traces dans la mémoire. Nous avons tous entendu, dans nos familles, des histoires se rapportant à cette période […]. Il existe donc une tension bien naturelle entre les Camerounais et la France80.

De ses lectures, elle réalise les enjeux liés à la rencontre de l’Autre, le blanc et, par conséquent, de l’impératif, pour les peuples subsahariens, de se définir et réinventer, à l’instar des Afro-américains. Être noir devient une réalité contemporaine, mais qui tire sa problématique d’une construction historique. Il en découle la certitude de devoir interroger et poser une parole sur les évènements traumatiques dans le processus d’autodéfinition. Un

79 « Avoir une identité ce n’est pas avoir une souche unique. Avoir une identité ça peut être avoir plusieurs racines, un rhizome, c’est-à-dire des racines qui poussent à la rencontre d’autres racines sans les tuer et en se renforçant dans la fréquentation de ces autres racines. Par conséquent, il est possible de concevoir, aujourd’hui, que l’identité ce n’est pas un isolement, ni un renfermement et que l’identité ça peut être un partage ». Édouard Glissant, [en ligne], www.edouardglissant.fr/repertoire.html

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regard en arrière est nécessaire mais il reste à visée prospective. Miano se reconnaît également dans le jazz et le blues : « le Jazz a son origine : l’Amérique noire et son passé. Et j’ai la mienne : l’Afrique subsaharienne et son histoire. Pourtant, et c’est un des nombreux enseignements de cette musique, la source n’est pas la destination81

». Le jazz a une attache originelle mais s’enrichit de multiples influences  ; il fait donc écho au métissage culturel de Miano. Cette musique joue, en outre, un rôle central dans sa production littéraire au sens où elle lui sert non seulement lieu d’intermédialité affichée (suggestion de chansons à écouter en lisant un chapitre par exemple - Afropean Soul, Blues pour Élise) mais aussi de patron discursif. En ce sens, même si l’écrivaine s’investit, principalement, dans le genre romanesque, la musique Jazz confère au roman une allure de chant poétique. La structure romanesque est souvent inspirée de la circularité et de la tension parfois inachevée du Jazz, et même de la densité et des aspérités qui donne un phrasé particulier, à la ponctuation peu orthodoxe. De l’hybridité, on retrouve notamment la présence de créolismes, anglicismes, cam-franglais dans la langue usitée qui, travaillée, se veut toutefois simple et accessible à tous. De l’urbanité du jazz, mêlée à la poésie, Miano produit sur scène des conversations poétiques qui mêlent chant, récit, et instrument du musicien (Parole Indigo — 2013, Out in the blue - 2014, accompagnée à la batterie de Lamine Ndiaye), « dans la tradition déjà ancienne de poètes comme Amiri Baraka, Jayne Cortez, Sonia Sanchez et bien d’autres82

».

Si Miano évoque aisément les noms de ses pairs écrivains et essayistes contemporains ou passés (Morisson, Mbembe, Lorde, Werewere liking, Etoké, Kincaid, Pap Ndiaye, Fassassi, etc.) en termes de lectures, de lignée ou de références, elle dit et montre peu de ses amitiés. Ainsi, les cercles et réseaux littéraires fréquentés par Miano sont méconnus. De l’extérieur, elle apparaît donc se construire en solitaire et faire son chemin à la force de ses œuvres et de sa reconnaissance institutionnelle. La question de l’échange littéraire lui semble d’ailleurs peu représentative de la situation de l’écrivain africain contemporain :

De nos jours, les discussions entre auteurs subsahariens n’ont plus lieu, ou n’existent que de façon marginale. Il serait difficile de mettre en lumière des mouvements littéraires

81 Léonora Miano, « Écrire le blues » dans Habiter la frontière, loc.cit., p. 17.

82 Interview pour le blog Mrs Roots, [en ligne]. https://mrsroots.wordpress.com/2014/09/21/just-follow-me-mag-out-in-the-blue-interview-de-leonora-miano/

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au sein desquels ces auteurs postcoloniaux débattraient de questions formelles pour tenter de faire advenir, dans leur production, la manifestation concrète de leurs échanges. Un faisceau de paramètres de toutes sortes les contraignent à la solitude et, dans cette solitude, il se crée de la littérature83.

Cela étant, les poètes de la négritude ont définitivement imprimé leur marque chez Léonora Miano qui se destine, pour son premier roman, à publier chez Présence Africaine. Cependant, la maison est en souffrance au début des années 2000 et l’invite à s’adresser à d’autres :

Présence Africaine est l’éditeur du Cahier d’un retour au pays natal, de Ville cruelle, des Contes d’Amadou Koumba, et de tant d’autres livres entrés pour toujours dans le cœur des Subsahariens francophones de ma génération. Les publications de Présence Africaine ont édifié et nourri notre conscience de nous-mêmes. De plus, bien que vivant en France, ce n’était pas à ce pays que j’adressais ma parole, ne l’imaginant ni désireux de l’entendre, ni apte à la comprendre. […] Présence Africaine était le lieu depuis lequel le monde négro-africain francophone parlait à la planète, c’était l’essentiel, c’était suffisant84.

Par la suite, sa publication chez Plon est présentée comme le fait du hasard puisque la maison d’édition ne fait pas partie de ses quatre choix initiaux, dont elle tait les noms. Son manuscrit est envoyé par un ami, à son insu, qui a une connaissance chez Plon. Le roman qui parvient aux éditions Plon s’intitule Nos chagrins et nos chaînes (l’actuel Nos âmes chagrines) : « En ce temps-là, ce que les éditeurs français attendaient d’un auteur subsaharien, c’était une histoire dont l’action se déroule en Afrique. Nos chagrins et nos chaînes, dont la narration se déployait sur deux continents, n’entrait pas dans cette catégorie85

». Denis Bouchain, alors assistant éditorial, lui renouvelle pourtant son intérêt, ce qui pousse l’auteure à lui soumettre plusieurs ouvrages jusqu’à L’intérieur de la nuit.

83 Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », dans L’impératif transgressif, Paris, L’Arche, p. 43.

84 Léonora Miano, « Sacrée marginale », dans L’impératif transgressif, Paris, L’Arche, p. 116. 85 Ibid., p. 118

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Miano publie ses écrits principalement dans trois maisons d’édition : L’Arche éditeur pour le théâtre et les essais, Plon puis, depuis 2013, Grasset. La logique derrière ses déplacements éditoriaux est toujours présentée comme des heureux coups du sort. Pour Plon, c’est l’attention manifestée à son égard, à la suite de l’envoi de son manuscrit, qui retient Miano, par vanité ou désir ardent d’être publiée  ; chez L’Arche, c’est la découverte d’un certain manuscrit dans les locaux éditoriaux :

[…] lors de mon premier rendez-vous avec l’équipe de L’Arche Éditeur qui publie mes écrits théâtraux, je ne me suis pas d’emblée sentie à ma place. J’avais été bien accueillie, ce n’était pas la question, mais quelque chose manquait pour me mettre à l’aise. Quelques prix littéraires, la perspective de gagner l’argent, cela peut mettre les éditeurs dans de bonnes dispositions. Il y avait une librairie au rez-de-chaussée. Je ne manquai pas d’y fureter avant de prendre congé, en quête d’une chose impossible à nommer, du genre qui ne pouvait être que reconnue. Elle apparut enfin, dissipant le doute, permettant aux possibilités de s’affirmer. Fabrice Melquiot, dramaturge prolixe, publié par L’Arche, a écrit, il y a quelques années, une pièce intitulée Tarzan boy, ce que je découvris en tombant sur un de ses livres. Sans rien savoir de lui, de son esthétique, de son propos d’auteur, je lui souris comme à un vieil ami. Je m’entends m’écrier : Ah, ce gars-là est

de ma génération. Cela me fut confirmé, j’emportai quelques ouvrages de Fabrice

Melquiot, rassurée, peu à peu débarrassée du sentiment d’étrangeté qui m’avait perturbé86.

Les motivations et réseaux par lesquels Miano signe chez Grasset restent toutefois obscurs. En revanche, la reconnaissance institutionnelle grandissante de l’auteure, son désir d’inscrire et de légitimer une parole sur les vécus d’afro-descendants en contexte français, mis en relation avec certaines confessions permettent de mettre en perspective ce choix. D’abord, l’auteure confie que Plon ne jouit pas « de la même aura littéraire que d’autres87 » ; puis, qu’elle rencontre certaines résistances à publier la suite de Blues pour Élise, récit qui s’inscrit sur le sol français et met en scène le vécu quotidien de noirs bien intégrés. Grasset paraît épouser sa démarche littéraire, du moins sur le forum public. Olivier Nora, son éditeur, PDG des éditions Grasset confie : « Leonora Miano est perçue comme une écrivaine femme africaine francophone […] Mais elle refuse cette assignation à résidence communautaire :

86 Léonora Miano, Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », dans L’impératif

transgressif, Paris, L’Arche, p. 47- 48.

Références

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