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Les rôles narratifs : l’anti-sujet, l’auxiliaire et le destinateur-juge

CHAPITRE II — LA QUÊTE DU PERSONNAGE ET SES ENJEUX

2. Les rôles narratifs : l’anti-sujet, l’auxiliaire et le destinateur-juge

Denis Bertrand définit trois positions relationnelles en regard du modèle actantiel (définition à laquelle nous rajouterons le rôle d’auxiliaire) :

[…] celle du sujet (en relation avec ses objets valorisés), celle du destinateur (en relation avec le sujet-destinataire qu’il mandate et sanctionne au regard des valeurs dont les objets sont investis), celle de l’objet (médiation entre le destinateur et le sujet). Un second dispositif se dessine, parallèle, symétrique et inverse au modèle centré sur le sujet, celui de l’anti-sujet. Établissant une relation d’opposition avec le sujet, l’anti-sujet se réfère à des valeurs inscrites dans la sphère d’un anti-destinateur139.

Les rôles d’anti-sujet, d’auxiliaire indirect et de destinateur (Ebeise) nous permettent d’évaluer la quête respective des personnages de Mutango, Mukano et le rôle de l’ancienne Ebeise par rapport à la tâche qu’il incombe au personnage principal d’endosser. Les deux frères s’opposent l’un à l’autre mais cet antagonisme est en fait annulé par l’échec de leur quête respective, dès le début du récit. Toutefois, cet échec ne relève pas des mêmes modalités étant donné que les personnages servent à mettre en exergue la quête principale et l’objet de quête de différentes façons.

Le portrait moral qui a été dressé de Mutango permet de le qualifier d’anti-sujet. Ainsi, sa quête s’inscrit à contrepoint de son pendant narratif et, pour cette raison, elle échoue et n’intéresse que par son enjeu herméneutique et sa mise en valeur du personnage d’Eyabe. L’environnement dans lequel progresse Mutango, au cours de son cheminement vers le chasseur Bwele, présage de sa perte, en se rétrécissant sur lui comme un clapier destiné à entraver un animal. On l’observe à travers la nature en brousse, caractérisée par ses

138 Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles : de l’utilité et des inconvénients des études historiques, Paris, Mercure de France, 1922, p. 158.

139 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op.cit., p. 158.

« agressions », « l’hostilité de l’environnement » (70). Au lieu où il rencontre Bwemba, « des fleurs blanches aux pétales délicats poussent là, [...] exhalent une fragrance de charogne » (72). Le parcours du personnage fait résonnance avec cette enquête, mal intentionnée, dont il s’était donné la tâche. Dans cette enquête, l’ombre qui abrite les consciences des disparus fait office de témoins à charge puisque « les morts peuvent devenir des narrateurs, seuls véritables garants de la vérité dans la mesure où ils sont des témoins intégraux140 ». Malheureusement, hormis des pressentiments, Mutango ne tire pas véritablement profit de cet avertissement : « Oncle, l’interroge-t-on, pourquoi marches-tu avec celui-là ? Ne sais-tu pas que les Bwele ont jeté sur nous leurs filets ? » (85). Arrivé à destination, le personnage est littéralement happé et écrasé par l’espace Bwele.

Comme ils s’engagent sur l’artère centrale de la cité, Mutango ne peut s’empêcher d’en admirer l’architecture, ces bâtisses dont les murs et le toit en terre sont décorés de frises peintes avec soin ». Il contemple les portes en epindepinde, un bois sombre qu’on ne travaille pas dans son village parce que les siens l’associent aux puissances des ténèbres. Il songe que les forces de l’obscur ont incontestablement leurs qualités, si une matière qui les symbolise se révèle d’une telle élégance. Le gros regarde aussi les vêtements des rares personnes attardées là, la finesse du travail des artisans bwele qui font des merveilles avec leurs métiers à tisser l’esoko. Chez lui, les étoffes les plus délicates ne sont que battues, ce qui ne fait pas appel à la même ingéniosité. Mutango se sent tout à coup un peu arriéré, se fait l’effet d’un loqueteux (88).

La fascination du personnage pour la cité Bwele encourage ses velléités de grandeur et trompe ainsi sa vigilance. Le champ lexical de la ville traduit par « bâtisse », « artère centrale », « architecture », murs » contraste avec le possessif « son village », dont le suffixe peut aisément, dans ce contexte, se lire comme une marque d’infériorité. D’ailleurs, cette peinture de la ville Bwele magnifie davantage la fragilité des habitations Mulongo, déjà évoquée. L’attitude de Mutango, qui a pourtant été prévenu du danger qui le guette, n’est pas celle de la prudence. Au contraire, elle est transcrite par l’excès de verbes et noms mélioratifs décrivant l’environnement Bwele et traduisant l’envoutement du personnage. Le raffinement évoqué par « finesse », « élégance », « délicates », « avec soin », « ingéniosité » entre dans une confrontation avec le clan Mulongo par l’usage des comparatifs, « chez lui », « les siens »

140 Irena Trujic, « Faire parler les ombres : les victimes de la traite négrière et des guerres contemporaines chez Léonora Miano », dans Nouvelles Études Francophones, XXX, n°1 (printemps 2015), p. 56.

et le pronom relatif qui traduit la dépréciation dans « ne sont que battues ». L’adjectif « loqueteux » explicite radicalement l’obsolescence du peuple Mulongo face à leur menace la plus immédiate. À plusieurs reprises, lors du séjour en pays Bwele, il est affirmé que les Mulongo seraient en retard par rapport à leurs voisins. Les domestiques de Bwemba, par exemple, qui sont pourtant hiérarchiquement inférieurs au chef Mulongo, lui témoignent du mépris : « Le garçon lui présente ce qui ressemble à une étoffe pliée. C’est lui qui parle le premier, une moue de désapprobation lui abaissant les lèvres : Étranger, je me permettrai de rafraîchir ton… habit demain » (95). Les points de suspension traduisent ici la condescendance. Bwemba se moquera quant à lui, une fois de plus, des habitations Mulongo qui sont « tellement rudimentaires, avec leur toit en feuilles de lendes séchés, leurs piliers de bois » (106).

L’échec de Mutango est renforcé par la distanciation ironique qui se produit entre ce qu’il envisage, traduit par l’énoncé, et ce qui lui arrive véritablement, traduit par la progression narrative. Ainsi, la narration se joue de l’enquête du personnage en la neutralisant pour les besoins de son propre succès herméneutique : la quête de Mutango fait partie du jeu « [d’] accidents variés qui peuvent ou préparer la question ou retarder la réponse141 ». Ce jeu ironique perce l’énoncé alors que Mutango fantasme son règne prochain, à la vue de l’architecture Bwele :

Un jour prochain, l’homme en est certain, il revêtira le mpondo, tiendra d’une main ferme le bâton de commandement. Il se sent près, tout près du but. Une voix résonne en lui, affirmant que cette incursion inopinée en pays bwele est un tournant, un de ces moments qui permettent au destin de s’accomplir. Mutango songe à cela, bombe le torse, comme pour accueillir les honneurs dus à sa grandeur (88).

La certitude soulignée de l’homme prend des airs parodiques au regard de son devenir prochain puisque l’homme finira en tant que pâle substrat d’un être féminin, figure qu’il méconsidère au plus haut point. En effet, capturé par les Bwele alors qu’il écoutait l’entretien secret entre Bwemba et la reine Njole, concernant leur rencontre dans la brousse, et délaissé à la justice Bwele par Mukano, Mutango finit au fond d’un cachot, dans une « pièce sombre,

si basse de plafond qu’il ne pourrait y tenir debout » (105) : un clapier où il est délesté de sa prestance. Comme les mouches sur un animal mort, « les pensées du gros homme tournoient dans sa tête sans se poser » (106) mais « l’homme n’est qu’une chair souffrante » (108). En regard des mœurs du personnage, Mutango est plus que mort, car il est maintenant soumis à la domination militaire et politique féminine, « engeance sacrilège s’il en est » (106). Ainsi, l’ironie atteint son paroxysme dans le dernier portrait qui est dressé de l’homme. C’est par les yeux d’Eyabe, rendue en pays Côtier, que le récit en rend compte :

C’est bien Mutango, là, tenant des deux mains une large feuille de dikube, dont il se sert pour éventer une femme qui ne lui accorde pas un regard. C’est lui, le crâne désormais rasé. Ses scarifications continuent d’indiquer son rang, mais un bracelet de métal lui enserre la cheville droite, pour signifier qu’il ne s’appartient plus. […] L’homme a revêtu un simple dibato en écorce battue. Ses amulettes protectrices lui ont été retirées. Lorsque ses bras faiblissent, la princesse Njole le couvre d’un regard froid, qui ramène sa vitalité. Il en a peur, cela se voit. Cette femme le terrifie. Comment est-ce possible ? Sa maîtresse lui adresse quelques mots. Il y répond par des gestes pleins de déférence. Quand elle lui pique le pied avec une flèche, sans doute pour lui redonner de l’énergie, il ouvre grand la bouche, tout en luttant pour garder, au fond de ses tripes, le cri qu’il voudrait pousser. Eyabe voit, au milieu des dents, la langue sectionnée dont il ne reste qu’un minuscule morceau. (163)

L’inversion est flagrante. « [Le] bâton de commandement » (88) s’est transformé en « large feuille de dikube », le « mpondo » (88) en « dibato ». Les apparats spirituels et politiques de puissance sont vidés de leur signifiance. La focalisation interne traduit l’étonnement du personnage principal face à ce prince déchu, notamment par l’itération du « c’est ». Entre la proposition constative « Cette femme le terrifie » et l’interrogation « Comment est-ce possible ? » se crée la stupeur devant une telle situation. L’échec de la quête de Mutango est résumé à cette langue sectionnée : il n’y aura jamais transmission de ce qu’il a appris aux autres, ce qui est particulièrement tragique dans le contexte du roman, où tous les rescapés de la capture n’attendent que la possibilité de témoigner, avant de céder à la mort. En ce sens, Mutimbo, le mari d’Ebeise, dit à Eyabe lorsqu’ils se retrouvent à Bebayedi, le village sur l’eau : « J’ai cru mourir mille fois, sans avoir l’occasion de revoir personne de chez nous, quelqu’un à qui raconter… Quelqu’un qui le dirait aux autres » (120).

Au final, la quête avortée de Mutango remplit trois fonctions. Elle sanctionne la figure d’anti-sujet ; elle sert de pause narrative, par laquelle la description des mœurs et du pays Bwele signale l’ampleur de leur menace et condamne inévitablement les Mulongo ; enfin, elle participe de l’élucidation de la vérité en multipliant les fonctions intégratives qui :

[comprennent] tous les « indices » (au sens très général du mot) ; l’unité renvoie alors non à un acte complémentaire et conséquent, mais à un concept plus ou moins diffus, nécessaire cependant au sens de l’histoire : indices caractériels concernant les personnages, informations relatives à leur identité, notations d’« atmosphère », etc. ; la relation de l’unité et de son corrélat n’est plus alors distributionnelle (souvent plusieurs indices renvoient au même signifié et leur ordre d’apparition dans le discours n’est pas nécessairement pertinent), mais intégrative ; pour comprendre ce « à quoi sert » une notation indicielle, il faut passer à un niveau supérieur (actions des personnages ou narration), car c’est seulement que se dénoue l’indice142 ;

À plusieurs reprises, l’attention de Mutango se porte sur des détails auxquels il prête furtivement attention mais qui trouvent toute leur signification au niveau narratif. Ainsi, lorsqu’il passe la nuit en brousse auprès de Bwemba, Mutango s’interroge « un instant sur le nombre de gîtes disséminés à travers la brousse. Les Mulongo en possèdent un, un seul, dont il se sert lors de ses voyages vers la terre des Bwele. Ces derniers étant plus nombreux, il est possible qu’ils disposent de plusieurs habitations de fortune telles que celle-ci » (82-83). Plus loin, hébergé dans la demeure de Bwemba, au pays Bwele, « [la] porte claque sur un Mutango songeur. Les traits de ces deux serviteurs lui semblent différents de ceux des Bwele qu’il a coutume de rencontrer. Ils doivent venir d’une de ces nombreuses régions du pays qu’il n’a jamais parcourues. Le sujet ne le passionne pas, à vrai dire. La non-fiabilité que traduisent l’adjectif « possible » et le verbe « sembler » ainsi que le désintérêt de Mutango, renforcé par la juxtaposition de la locution véridictoire, témoignent à nouveau du jeu énonciatif. Le personnage pressent des choses qu’il ne relève pas alors que le narrataire sera amené à comprendre l’importance de ces détails : les gites où auront séjourné les disparus, l’étrangeté des serviteurs provenant de territoires annexés de force au pays Bwele.

Le pays Bwele scelle également le sort de Mukano : la reine Njanjo aiguille le chef sur la piste erronée de jedu (le sud) et le chef et sa garde finissent pris au piège du marais qui

condamne cette route. Cependant, Mukano qui, à la différence de son frère, ne connaîtra jamais la vérité sur le sort des disparus remporte la victoire de l’honneur et de la transmission.

Le chef des Mulongo regarde droit devant lui, la tête levée vers la reine Njanjo, à ses yeux la seule personne digne de recevoir sa parole. C’est elle qu’il est venu rencontrer. Si ces instants sont les derniers au cours desquels il exercera sa fonction, il se comportera en janea jusqu’à la fin. Qu’il ne soit pas dit, lorsque ces histoires seront transmises aux générations, que Mukano a plié devant l’injustice. Qu’il ne soit pas dit qu’une fois devant la reine de Bwele, il n’a pas osé la questionner sur le sort des douze disparus (103).

L’extrait présenté réitère le caractère performatif de la parole de Mukano, qui tisse le lien intergénérationnel : le discours indirect libre laisse transparaître les performatifs explicites, que cette épopée du poétique déjà évoquée, tend à renforcer. On peut aisément ressentir que Mukano accomplit les actes d’oser, de ne pas plier et de questionner, en les énonçant. La conjonction « lorsque » marque la certitude que l’histoire du peuple Mulongo sera transmise, il est donc important que la résistance au mal qui « n’existe que pour être combattu » (154) soit aussi énoncée. Les questions que se posera plus tard Mukano, quand il se sait pris au piège de la vase, prennent une valeur rhétorique à cause de la proposition suivante : « [le père de Mukano] ajoutait aussi, quelquefois, ces mots que Mukano avait oubliés : Il faut lutter, sans être certain de voir, soi-même, le jour du triomphe » (154). La réussite de Mukano à l’échelle symbolique est marquée par la floraison, signe de vie, « d’une fleur appelée manganga [qui] s’est mise à pousser en abondance dans cette partie du marais » (228) après que le peuple de Bebayedi ait retrouvé son corps, noyé dans la vase, par les pluies torrentielles. Les effets de Mukano et de sa garde abritent en eux la mémoire spirituelle et culturelle du clan Mulongo, détruit à la fin du roman. Rendus par l’eau du marais, ils perpétueront cette mémoire à travers les survivants. En conclusion, on peut voir en Mukano une forme d’adjuvant involontaire à l’objectif macroscopique d’Eyabe : il complète son œuvre en léguant des lieux de mémoire,

[…] qui cumulent les trois sens du mot : matériel, symbolique et fonctionnel. Le premier ancre les lieux de mémoire dans des réalités qu’on dirait toutes données et maniables – le second est œuvre d’imagination, il assure la cristallisation des souvenirs et leur transmission – le troisième ramène au rituel, que pourtant l’histoire tend à destituer,

comme on voit avec les évènements fondateurs ou les évènements spectacles, et avec les lieux refuges et autres sanctuaires143.

Du reste, l’aide que Mukano apporte à Eyabe se manifeste dans la connivence tacite, mais bel et bien réelle, qu’il développe avec Ebeise, la matrone. Par ce geste, certes unique, Mukano favorise le départ d’Eyabe. De fait, Eyabe a défié Musima en lui retournant sa question concernant l’ombre, puis elle a quitté la case commune pour entamer son processus de deuil. Tout ceci s’est fait sans l’accord du Conseil. Pour ces raisons, le chef Mukano demande à ce qu’elle se présente devant lui. Toutefois, Ebeise, qui a pris conscience de l’importance d’Eyabe, pense qu’il est préférable qu’elle ne dise rien de ses desseins à quiconque. L’ancienne désire cependant rencontrer le janea pour l’avertir des prémonitions d’Eleke, l’autre matrone, concernant les Bwele. Mukano se présente à elle :

Pourquoi ne m’as-tu pas amené Eyabe ? Se croisant les bras dans le dos, la

matrone recule d’un pas : Il m’est impossible de t’en apprendre davantage, janea, mais

notre fille ne peut paraître devant toi pour le moment. – Qu’est-ce à dire ? Interroge-t-

il. Serait-elle… indisposée ? La femme soutient son regard : En quelque sorte, prétend- elle. Tu la verras dès que possible. L’ancienne ajoute : Janea, ne te précipite pas chez

les Bwele sans t’en être remis aux ancêtres, aux maloba et à Nyambe. Je sais qu’il te tardait d’entreprendre ce voyage… Hochant la tête, l’homme lui donne le dos. Il a déjà

fait quelque pas, quand il lui lance, sans se tourner vers elle : Femme, respecte-moi

comme je te respecte. (60 – 61)

De prime abord, ce dialogue entre Ebeise et Mukano semble opposer les deux protagonistes. Ebeise tente de dissimuler à Mukano les raisons pour lesquelles Eyabe ne paraît pas devant lui. Alors l’ordre « Femme, respecte-moi comme je te respecte » semble manifester l’offense que ressent Mukano. En vérité, le dialogue tisse une inférence où « le recours au sous-entendu est providentiel [car] le contenu correspondant [est] difficilement énonçable explicitement, [puisqu’il contrevient] aux lois de convenance144 ». Ainsi Ebeise tisse une forme de connivence avec Mukano sans toutefois enfreindre le respect dû à leur rang respectif. Une connaissance encyclopédique, des usages sociaux, nous laisse aisément deviner que les gestes d’Ebeise traduisent explicitement son mensonge : « se croisant les bras dans le dos, la matrone recule d’un pas ». Son « en quelque sorte » mal assuré, alors qu’elle

143 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op.cit., p. 526. 144 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, op.cit., p. 284.

soutient le regard du chef, témoigne également de son mensonge ouvert. Alors son exhortation à consulter les puissances du ciel avant de se mettre en route apparaît comme une simple tactique de changer le sujet de conversation. Si nous posons que le contenu implicite prend le pas sur le contenu explicite, le « Femme, respecte-moi comme je te respecte », se dévoile comme une remontrance de pure circonstance, pour sauver la face de l’autorité. Ainsi, la confiance et le lien tacite qui se créent entre les deux personnages, engagés dans la protection mutuelle d’Eyabe, prennent le pas sur un apparent affrontement.

Par ce tour d’esprit, et sa protection du personnage, Ebeise confirme son rôle de destinateur, en sa qualité de juge145. De fait, elle reconnaît non seulement le mérite du personnage, pour ses qualités et le lien qui l’unit à l’objet de quête, mais elle va également sanctionner la quête sur l’axe de la praxis, en recevant d’Eyabe l’intégralité de la vérité. Elle conclut ainsi le récit par l’assurance apaisée « tout est bien » (228). Il est donc possible d’affirmer que son « intervention est motivée, [...] par [le] mérite du bénéficiaire [mais aussi que l’aide] est alors un sacrifice consenti dans le cadre d’un échange de services146 ». Ce service étant de retrouver l’équilibre du monde, par le geste d’anamnesis.

En fait, il se tisse une relation de passation entre les deux piliers de la communauté que sont Eleke et Ebeise, meilleures amies, et Eyabe. Elles sont les mères spirituelles et narratives d’Eyabe et lui transmettent la valeur de leur position respective : accoucher (Ebeise) et guérir (Eleke) ; Christiane Chaulet Archour voit d’ailleurs en Ebeise « une sorte du futur poteaumitan » de la culture antillaise des afrodescendants147 ». Le poteaumitan étant aussi une passerelle entre le monde des morts et celui des vivants, il est significatif qu’Ebeise se