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Le personnage principal et l’objet de quête

CHAPITRE II — LA QUÊTE DU PERSONNAGE ET SES ENJEUX

3. Le personnage principal et l’objet de quête

Une ombre plane sur la case dans laquelle sont regroupées les mères des disparus : « [si] une telle curiosité existait, on pourrait la décrire comme une fumée froide. Cette opacité prolonge la nuit autour de la demeure, quand le jour s’est levé, à quelques pas de là » (19). L’ombre s’est glissée dans l’interstice où « le jour s’apprête à chasser la nuit » (14), ce qui met en exergue le caractère charnier de ce moment. Rappelons que le motif de l’interstice, dans le roman, renverse la négativité attachée au signifié de l’ombre. La « nuit [peut être] plongée […] dans les ténèbres, dans ce que peut produire la folie des hommes » (129) mais « l’obscurité [peut aussi protéger] les gestations » (129). Ainsi, « [le] lieu interstitiel où l’ombre rencontre la lumière est la métaphore de la frontière où se reconstituent de nouveaux territoires existentiels pour les membres du clan […]151 ».

Dans ce moment de suspension, celle dont les fils n’ont pas été retrouvés se distinguent à la fois par une puissante caractérisation émotionnelle et une dépersonnalisation. De ce fait, cette pause narrative épouse leur statut :

Ces femmes sont comme les veuves, qui ne sont autorisées à reparaître en société qu’au terme d’une certaine durée, après s’être soumises à des rituels parfois rudes. Elles ne sont pas des veuves. Il n’y a pas de mot pour nommer leur condition. On n’a pas revu leurs garçons après le grand incendie. Nul ne sait s’ils sont vivants ou morts (24).

Par cette comparaison aux veuves, qui s’annule d’elle-même (« Elles ne sont pas des veuves »), la position des femmes, dans la société, s’en trouve diminuée et indécise. Elles ne peuvent même se raccrocher sur la fixité d’un « mot », d’un « rituel » pour « nommer » leur condition et espérer en sortir pour réintégrer le cours de la vie. Elles se définissent simplement par l’unité dans la peine, « [toutes] auréolées d’un même mystère » (21).

151 Emmanuel Mbégane Ndour, « La Saison de l’ombre de Léonora Miano : « récitation » d’une Afropéenne »,

Elles sont présentées comme formant un même corps et esprit, un chœur sans visage. Cette représentation s’apparente à un actant152 collectif, du moins « son modèle transitionnel la bande, [qui] peut être doué d’une compétence narrative (vouloir, savoir, pouvoir-faire) pouvant entrer en concurrence avec celle du personnage individualisé, voire pouvant la supplanter ou l’annihiler153 ». Visitées par leur premier-né, les femmes sont simultanément plongées dans un théâtre onirique : là, elles y opèrent la même chorégraphie du mouvement et de l’émotion, caractérisée par la méfiance, la peur et le chagrin. Ce chœur improvisé est, pour les femmes, une manière temporaire de survivre, car « pour cela, il faut suivre le rythme. Être vraiment avec les autres. Épouser leurs mouvements. Les prévoir. Entrer dans le souffle des autres. Partager l’inspiration, l’exhalaison. La sueur. Les secrètes réminiscences de la nuit passée » (21). « Cela ne fait pas partie des consignes, mais elles s’exécutent spontanément ». La scène de rencontre avec la conscience ombreuse se tisse dans les verbes de mouvements, opérés à l’unisson, qui se multiplient : « elles penchent la tête, étirent le cou, cherchent à percer cette ombre » (14), « d’un même mouvement, les femmes se retournent », « […] elles glissent une main entre les jambes, plient les genoux », « cela leur arrive à toutes. Là, maintenant ». Les déictiques de simultanéité « là » et « maintenant » « neutralisent l’opposition ici/là-bas154 », accentuant ainsi l’effet d’un spectacle de chagrin performé. Toutefois, cette représentation théâtrale est aussi symptomatique de leur union factice. Leur harmonie kinésique est invalidée par la disharmonie langagière, puisque « l’ombre est aussi la forme que peuvent prendre nos silences » (35). De fait, unies dans leur condition d’éplorées, les femmes craignent pourtant l’acte de langage entre elles. Il s’installe ainsi un contraste entre leur vive communication intérieure et leur mutisme extérieur : « De l’aube à l’aube, leur sang crie », « [ces noms] chantent en elles », et il y a aussi « la complainte de leur cœur » (14-16) pourtant « aucune ne parlera de ce rêve. Aucune ne prendra une sœur à part pour lui chuchoter : il est venu. Mon premier-né. Il m’a demandé… Elles ne prononceront

152 Rappelons ici que l’actant se distingue de l’acteur qui combine à la fois un rôle actantiel et un rôle thématique. L’acteur « est en même temps le lieu d’investissement de ces rôles, mais aussi de leur transformation, puisque le faire sémiotique, opérant dans le cadre des objets narratifs, consiste essentiellement dans le jeu d’acquisition et de déperdition, de substitution et d’échanges de valeurs, modales ou idéologiques ». Algirdas Julien Greimas,

Du sens II, op.cit., p. 66.

153 Philippe Hamon, « Héros, héraut, hiérarchies », dans Texte et idéologie : valeurs, hiérarchies et évaluations

dans l’œuvre littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 1984, p. 78.

154 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation : de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin,

pas les noms de ces fils dont on ignore le sort. […] Elles ne les énonceront pas » (16). Leurs échanges sont marqués par la vacuité, de l’ordre de la conversation, « [celle] qu’on dit en exécutant les tâches domestiques » (17).

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Qu’on l’appelle « pouvoir », « rang », « autorité », « dominance » ou « domination (vs « soumission »), ou bien encore « systèmes des valeurs » (Flahaut 1978), cette dimension renvoie à l’idée qu’au cours du déroulement de l’interaction, les différents partenaires peuvent se trouver placés en un lieu différent sur cet axe vertical invisible qui structure leur relation interpersonnelle. On dit alors que l’un d’entre eux se trouve occuper une position « haute », de « dominant », cependant que l’autre est mis en position « basse », de « dominé ». […] la distance verticale est de nature graduelle155

Ici, cette renégociation s’observe notamment par les données paraverbales. « Eyabe soutient le regard perplexe de Musima, se lève sans y avoir été invitée. Pas une seule fois, elle n’a baissé la tête » (25). « D’une manière générale, les travaux d’Exline & al. font apparaître que les sujets « dominants » regardent leur partenaire tout autant (si ce n’est plus) en parlant qu’en écoutant, alors que les dominés le regardent surtout lorsqu’ils sont en position d’écoute […]156 ». À la suite de cet échange verbal, elle va derrière la case et en revient parée des atours coutumiers pour le deuil, alors que les hommes perdus sont toujours considérés comme ni vivants ni morts. Ainsi, elle « s’enduit le visage et les épaules de kaolin […] L’argile blanche sur le visage symbolise la figure des trépassés qui viennent visiter les vivants. Le blanc est la couleur des esprits. » (25). Ici, le discours indirect libre infirme grandement la présence en texte de l’énonciateur mais le contexte permet d’établir sa connivence avec l’acte du personnage par l’affirmation : « Elle n’a rien à se reprocher » (25). Par cet acte de transgression, elle se dissocie franchement du groupe : « sans accorder la moindre attention à quiconque » (25), « elle l’ignore, ne semble pas entendre » (26), « elle n’attendra pas les consignes des anciens pour reprendre possession de son espace, de sa vie », « l’argile blanche qui lui recouvre le visage marque plus qu’une distance avec ses compagnes » (62). Cette distanciation se manifeste davantage avec le chef Mukano. Lorsque le chef se présente à la case commune pour qu’Ebeise l’informe des propos d’Eleke, il

155 Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales Tome II, Paris, Armand Colin, 1992, p. 71. 156 Ibid., p. 79.

s’établit une forme de gradation dans la salutation, qui témoigne de la hiérarchie à présent à l’œuvre dans les rapports sociaux. Les femmes « [se jettent] au sol pour saluer le chef » (61), Ebeise, l’ancienne, « [s’agenouille brièvement] en signe de respect comme le font les mâles » (59) et Eyabe, elle, « s’est assise plus loin, n’a pas songé à se coucher devant le chef » (62). Devant celui qui détient le pouvoir ultime dans le clan, Eyabe ne manifeste pas cette « métaphore du rabaissement de soi [qui] se concrétise encore dans tous ces comportements qui visent à exprimer par un mouvement vertical descendant sa soumission ou son respect […]157 ».

Ce renversement du rapport de pouvoir entre le personnage principal et ses pairs, particulièrement ses pairs masculins, trouve écho dans le parallélisme établi entre l’histoire et le caractère d’Emene, la reine fondatrice du clan des Mulongo, et Eyabe elle-même. En effet, « seules des femmes que l’on dit possédées par une force virile, invoquent en secret la souveraineté oubliée, lorsqu’il leur faut affronter une difficulté » (44). Ce qui sera confirmé ultérieurement dans le récit, lorsqu’arrivée à Bebayedi, Eyabe songe à sa relation avec son époux : « Eyabe est restée une femme abritant un esprit mâle. […] Parfois, lors de leurs ébats, il est arrivé que l’époux dise, avec un sourire : Tu sais quand même je suis l’homme ? À quoi elle répondait : Autrement, je n’aurais pas consenti à m’unir à toi. Sache, cependant, que moi aussi, je suis l’homme. Lorsque la divinité a façonné l’être humain, elle lui a insufflé ces deux énergies… » (119). Se présente ainsi dans le roman, la même dynamique déconstructionniste158 que dans L’intérieur de la nuit :

On est visiblement en face d’un monde fondamentalement phallocratique mais manifestement féminin. […] Pourtant, bien que fondé sur le discours masculin, la virilité y est en panne et la féminité agissante. On constate alors qu’il plaît à l’auteure de procéder à une reconstruction des catégories masculin/féminin. Dans le roman, on rencontre en effet des corps féminins habités par une énergie masculine (autorité, froideur, courage…) et des corps masculins perturbés par le féminin (pleurs, craintes, usage hystérique de la violence) [on peut l’observer dans les personnages de Musima, Mutango, etc.]159

157 Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales Tome II, op.cit., p. 78.

158 Rosine Paki Sale, «  Configurations idéologiques dans l’esthétique romanesque de Léonora Miano : une lecture de L’intérieur de la nuit  », loc. cit., p. 262.

Un certain nombre de prédicats distinguent le personnage principal du récit mais sans en faire nécessairement le sujet d’une quête. « [Le] concept de performance [substitué, par Greimas, aux notions d’épreuves, test, tâche difficile], en appelle naturellement à celui de compétence. Sur le plan narratif, nous proposons de définir la compétence comme le vouloir et/ou pouvoir et/ou savoir-faire du sujet que présuppose son faire performanciel160 ». C’est dire qu’il préexiste à la réalisation de l’acte du sujet une compétence, que nous prenons le parti-pris d’établir, notamment, par l’épreuve qualifiante161, et que l’on peut analyser à partir de sa modalisation :

En se fondant sur la définition de base du prédicat modal, la sémiotique envisage la modalité non plus à la seule surface des énoncés produits mais à un niveau plus abstrait, celui de la grammaire actantielle. Dès lors, le sujet et les prédicats qui l’intéressent ne sont plus les seuls sujets de la parole (encore qu’ils entrent dans son champ), mais les actants eux-mêmes. Et les modalités ne seront plus limitées à la manifestation des seuls verbes modaux « vouloir », « pouvoir », etc., mais aux valeurs modales que des énoncés de toute nature peuvent induire162.

La manifestation de l’ombre, au sein de la case commune, constitue une épreuve qualifiante et, en conséquence, un moment charnier pour les charges modale et discursive du personnage parce que s’y tisse un phénomène mnémonique, qu’Edward Casey nomme reconnaissance (recognizing)163. À juste titre, le texte souligne, par une préposition relative, que l’onirique, ici, n’est pas le signe de l’illusion, de ce qui n’a jamais eu d’existence empirique : « [l’esprit des femmes] navigue dans les contrées du rêve qui sont une autre dimension de la réalité » (14). La présence irréelle, bien qu’intangible, se présente comme un phénomène matériel, une image-souvenir qui agit à titre de re-présentation des êtres disparus — les femmes cherchent « à percer cette ombre. Voir ce visage » (14) – et qu’il s’agit d’accréditer pour vraie, avant d’amorcer le devoir de mémoire, tel qu’il a pu être défini, à l’égard des fils et des circonstances historiques de leur disparition :

160 Algirdas Julien Greimas, Du sens II, op.cit., p. 53.

161 La sémiotique privilégie les termes de manipulation, action et sanction, pour découper le procès syntagmatique, afin d’éviter la connotation axiologique qui découle d’appellation telles qu’épreuve qualifiante, décisive, ou encore glorifiante. Toutefois, ces désignations ne sont pas nuisibles à notre propos.

162 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op.cit., p. 196.

163 Entre pôle de réflexivité et mondanéité, Edward Casey163 distingue trois phénomènes mnémoniques : « Reminding, reminiscing, recognizing ». Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 45.

La reconnaissance apparaît d’abord comme un complément important du rappel, sa sanction pourrait-on dire. On reconnaît comme étant le même le souvenir présent et l’impression première visée comme autre. Nous sommes ainsi renvoyés par le phénomène de reconnaissance à l’énigme du souvenir en tant que présence de l’absent antérieurement rencontré […] [le] petit miracle de la reconnaissance est d’enrober de présent l’altérité du révolu. C’est en cela que le souvenir est représentation, au double sens du re - : en arrière, à nouveau164.

Les propos de cette conscience confirment l’enjeu de recréer la continuité entre le révolu et le présent : « Mère, ouvre-moi, afin que je puisse renaître […] Mère, hâte-toi. Nous devons agir devant le jour. Autrement, tout sera perdu » (14). Pourtant, aucune des mères n’est réceptive à cette présence et ses paroles, « […] elles glissent une main entre les jambes, plient les genoux. Elles ne peuvent s’ouvrir comme cela. Se laisser pénétrer par une ombre » (15). Par leur impossibilité à distinguer dans l’ombre les visages familiers, les mères vivent une reconnaissance échouée et la renaissance de ce fait, comme une procréation forcée et donc indésirable. Elles font preuve d’un oubli volontaire car « [seule], à vrai dire, la reconnaissance témoigne, dans le langage, et après-coup, que nous n’avons pas encore complètement oublié ce que nous nous souvenons au moins d’avoir oublié165 ».

La renaissance des disparus trouve son caractère crucial dans la modalisation d’ordre déontique, c’est-à-dire qui appartient au devoir-faire. Toutefois, le rejet des mères obéit, lui aussi, à la même modalité et il est d’autant plus fort qu’il repose sur leur système de croyances : « Même les yeux fermés, les femmes savent qu’il faut se garder des voix sans visage. Le Mal existe. Il sait se faire passer pour autre qu’il n’est » (14). S’ouvrir à cette conscience serait, pour les mères, courir le risque de confirmer les soupçons de sorcellerie qui pèsent déjà sur elles.

Pour autant, cette épreuve, au niveau discursif comme au niveau narratif, n’est pas un échec au regard de son influence, en plusieurs points, sur la charge modale du personnage principal ; cette conscience dans l’ombre agit à titre de destinateur principal. Primo, au niveau

164 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 47. 165 Ibid., p. 120.

de la modalité épistémique qui exprime « la relation qu’entretient le sujet cognitif avec son objet de connaissance sous la forme du jugement qu’il porte sur lui et la force de son engagement dans l’énoncé166 ». Le personnage comprend que l’ombre est un substrat des consciences des fils disparus et, conséquemment, qu’il ne faut pas la craindre mais, au contraire, la laisser nous pénétrer et écouter ses secrets. Eyabe en devient donc un vecteur de communication privilégié. C’est ainsi qu’avant de quitter le village, Eyabe tombe en transe devant ses compagnes de peine et l’ancienne Ebeise : « Les gestes de l’ancienne sont assurés, lorsqu’elle s’approche d’Eyabe, la maintient au sol. Il faut attendre, écouter. Une force est là, qui demande à s’exprimer. Quiconque se badigeonne la face d’argile blanche communique avec l’autre monde » (68). Secundo, ce qui était de l’ordre du/devoir-faire/quant au respect des codes sociaux (attendre que le Conseil autorise officiellement le deuil), et du/devoir- être/(rester à la place assignée par la communauté), devient de l’ordre du/devoir-ne pas faire/et du/ne pas être/. Après l’entretien avec Musima, qui intervient à la suite de la manifestation de l’ombre, le personnage se libère de toutes ces contraintes par la célébration mortuaire et un plaidoyer : « Nous n’avons rien fait de mal. Nous n’avons pas avalé nos fils et ne méritons pas d’être traitées comme des criminelles » (25).

La transformation de la charge modale, transformation qui touche à l’être et au faire, est aussi une transformation passionnelle : « l’espace phorique trouve sa correspondance dans l’espace modal qui l’articule : là se réalisent les modifications du statut de l’objet, et plus précisément de la valeur de l’objet, dans sa relation avec le sujet d’état167 ». Par-là s’établit un pacte de quête avec l’invisible, porté par l’évolution des modalités aléthique et épistémique : Eyabe reconnaît non seulement la conscience de son fils mais accepte de l’enfanter de nouveau (modalité du vouloir), lui donnant ainsi la possibilité de passer d’un mode d’existence virtualisé à réaliser. De retour dans la cour commune de sa famille, Eyabe se tient devant l’arbre où est enterré le placenta de son fils et l’invite : « Là où tu es, dit-elle, entendras-tu mon cœur t’appeler ? Je sais que tu as souffert. Hier, tu es venu dans mon rêve… Pardonne-moi de n’avoir pas compris tout de suite. Si tu reviens, je m’ouvrirai et t’abriterai à nouveau » (26). Le sens du prénom Eyabe, Naissance, commence à s’expliciter :

166 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op.cit., p. 189. 167 Ibid., p. 232.

L’arbre tombe, comme arraché à la terre par une main puissante. On voit les racines, l’excavation qu’elles ont laissée. Pour le moment, Eyabe est la seule à savoir que la crevasse contient une plante. Une fleur comme il ne lui a jamais été donné d’en voir par ici. Une toute petite fleur qu’un enfant offrirait au regard de sa mère, pour qu’elle contemple la beauté des choses. La beauté, malgré tout, parce que le chagrin ne peut effacer ce qui a été vécu, l’amour donné et reçu, la joie partagée, le souvenir. La femme sèche ses larmes, se remet à chanter. (27)

Ce passage est porteur de la complétude du récit. Il introduit et concentre le champ sémantique de la création investi dans le personnage, ce qui, à un autre niveau structurel, s’exprime dans le parallélisme avec la reine Emene, dont la marche a donné au peuple Mulongo la possibilité de continuer à exister. Plus encore, cette sémantisation est portée à son paroxysme par l’identification à Inyi168 dont Eyabe « est la valeureuse représentante » (50) et, qu’au terme de sa quête, elle personnifiera franchement. C’est bana, la conscience des enfants disparus incarnée en petit garçon, qui permet à la narration de l’établir explicitement, au cours du périple d’Eyabe :

Inyi est gardienne des liens souvent cachés qui unissent les éléments de la Création. Elle est le principe féminin, la puissance qui incarne le mystère de la gestation, la connaissance de ce qui doit advenir. Eyabe aurait donc voulu s’offusquer humblement, refuser de devenir, en quelque sorte, la matrice suprême. Il était trop tard, cependant pour s’opposer au sort qu’elle avait elle-même choisi. Qu’il s’agisse d’un bannissement ou pas, elle avait souhaité quitter les terres de son clan. Alors, ses motivations étaient plus puissantes qu’aucune crainte. Alors, il lui semblait commettre une faute en restant sourde à l’appel de son premier-né. Alors, elle avait pris la responsabilité d’agir au nom de toutes celles dont les fils n’avaient pas été retrouvés, toutes celles qui avaient vu, en rêve, une ombre les pressant de lui ouvrir la porte (159).

Eyabe porte (crevasse) « une promesse de renaissance » (54) (une petite fleur), qui n’a pas encore suffisamment murie pour venir au monde, ce que signale le déictique « pour le moment ». Plus loin, dans un échange avec l’ancienne Ebeise, Eyabe déclare ne pouvoir quitter le village sans déterrer son placenta : matrice alimentaire établissant un pont entre l’enfant passé et celui à venir. L’enfant est métaphore de la mémoire, qui donne du sens, de

la beauté, après l’épreuve. Cela s’explicite par cette forme de gradation positive entre le vécu, l’amour, la joie, enfin le souvenir qui, par sa position ultime, témoigne que le positif survit