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CHAPITRE III — ÉPISTÉMOLOGIE DE LA MÉMOIRE

1. La spatialité : lieux de mémoire

Dans La saison de l’ombre, l’espace se tient à la confluence du patent et du symbolique. La description topologique remplit un rôle ethnographique car elle ramène la fiction, atemporelle, dans le temps réel, ou l’historiographie, en recréant l’environnement immédiat des communautés dépeintes dans l’œuvre. La description multiplie « des procédés d’iconisation qui, instituant une relation de ressemblance entre les signes et les choses, convertissent ces figures en images du monde de manière à produire un effet de réalité176 ». Néanmoins, la primeur accordée à l’état des lieux prend un tout autre sens, analysée sous le prisme des multiples déplacements effectués par les personnages dans le roman. Si « le corps, cet ici absolu, est le point de repère du là-bas, proche ou lointain, de l’inclus et de l’exclu, du haut et du bas, de la droite et de la gauche, de l’avant et de l’arrière177 », l’acte de se déplacer de lieu en lieu, qui tisse une proximité progressive à la connaissance mémorielle, confère à ces différentes spatialités des propriétés discursives. Ainsi,

Lorsque le circonstant spatial […] devient à lui seul d’une part la matière, le support, le déclencheur de l’événement, et d’autre part l’objet idéologique principal, peut-on encore parler de circonstant, ou, en d’autres termes, de décor ? Quand l’espace romanesque devient une forme qui gouverne par sa structure propre, et par les relations qu’elle engendre, le fonctionnement diégétique et symbolique du récit, il ne peut rester l’objet d’une théorie de la description […]178.

176 Emmanuel Tibloux, « Les enjeux littéraires de la description de l’espace », dans Espaces Temps, nº 62 – 63 (1996), p. 120.

177 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 185.

178 Henri Mitterrand, Le Discours du roman, Paris, PUF, 1980, p. 211-212. Cité par Antje Ziethen, « La littérature et l’espace », dans Arborescences, nº 3 (été 2013), p. 11.

Dans l’œuvre, les espaces successifs ordonnent le « fonctionnement diégétique et symbolique du récit » en s’établissant en lieux de mémoire, « indices de rappel, offrant tour à tour un appui à la mémoire défaillante, une lutte dans la lutte contre l’oubli, voire une suppléance muette de la mémoire morte179 ».

Les espaces présents dans La saison de l’ombre échappent à une véritable représentation géographique. Une connaissance encyclopédique, « vaste réservoir d’informations extraénonciatives portant sur le contexte180 », permet de déceler le référent africain sans toutefois permettre une localisation précise de ces espaces. La fiction, par ce double artifice, manifeste et conteste à la fois sa prise sur le réel. Déjà, l’histoire de l’exode des Mulongo, remémorée par l’ancienne Ebeise, dilue la position géographique du clan :

La nation s’était donc fracturée, les partisans de la reine choisissant de la suivre. Ils avaient marché. Beaucoup. […]. Les aînées qui racontaient cette histoire ne pouvaient évaluer la distance parcourue, ne faisant que nommer les points cardinaux pour exprimer l’immensité de l’espace […]. Elles disaient : Ils ont marché, marché, marché. De pongo

jusqu’à mikondo où nous sommes aujourd’hui. Ils ont marché, mes filles, je vous le dis, jusqu’à ce que la plante de leurs pieds épouse la terre. Jusqu’à ce qu’il soit devenu impossible de faire un pas de plus. (43)

Le récit des aînées aux jeunes filles nouvellement initiées semble graduellement construire une distance entre la localisation du clan et le narrataire, traduisant par le fait un éloignement qui se lit infini. Le peuple Mulongo se révèle sans véritable origine ni ancrage terrestre puisque les points cardinaux, sans un référent d’ancrage concret, échouent à localiser et pointent donc un hors-lieu. Dès lors, l’on comprend qu’arrivés à ce qui semble être les limites du monde, les Mulongo ne puissent « faire un pas de plus ». Cet hors-espace participe d’une forme de mythologisation des lieux qui oriente la lecture de ces tropes fictionnels. Aussi, parallèlement, la temporalité de la diégèse du roman s’établit sur la perception cosmogonique du temps, chez les peuples africains, soit par le positionnement des astres. « Ces indicateurs temporels n’ont aucune valeur de repérage absolu, ce qui les installe dans

179 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 49. 180 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, op.cit., p. 162.

une subjectivité langagière dont l’imprécision marque bien la vacuité de leur capacité à référer181 ». L’avancée du jour, par exemple, s’exprime par les noms du soleil, « il irradie sous le nom d’Etume, sa première identité. Au fil de la journée, il deviendra Ntindi, Esama, Enange, marquant, à travers ses mutations, la course quotidienne du temps » (17). Guy Aurélien Nda’ah note que « […] les repères chronologiques que sont les astres deviennent des stratégies de subversion linguistique, pouvant déboucher sur une esthétique du pittoresque182 ».

Érigés en métalangage, par le hors-temps et le hors-espace, les lieux qui se rattachent à la ville et à la nature se répondent par la négative. De ce fait, l’on a affaire à des lieux qui s’érigent soit comme des paradis violés par l’enfer de la puissance urbaine (le territoire Mulongo pris d’assaut par les Bwele) soit comme des paradis trouvés (Bebayedi), à préserver, précisément, de la déferlante civilisée. Le pays Mulongo et Bebayedi incarnent respectivement la mémoire entravée et la mémoire retrouvée. En conséquence, Guy Aurélien Nda’ah affirme que « pour les personnages de la prose de Miano, l’espace est vécu comme la quête d’un lieu euphorique et d’harmonisation : ils essaient de reconstituer leur personnalité ou leur entité éclatée183 ». Il renchérit sur la fonctionnalisation de la ville et de la campagne, dans les œuvres de Miano. La ville est le lieu du « tragique social contemporain184 tandis que la campagne « [réalise] très souvent une partie [du] parcours narratif à l’intégration du référent historique dans la fiction à travers la mémoire des personnages […]185 ».

Le contraste signifiant entre le clan Mulongo, retranché en pleine nature, et la ville, puissance matérielle, a été entrevu au moyen du climat initial du roman et de la quête du personnage de Mutango. Dans le second chapitre, nous rendions notamment compte de la dysphorie par l’empreinte vivace du malheur sur l’espace Mulongo. Ebeise, en se dirigeant vers la demeure d’Eleke offre un panorama de l’architecture Mulongo : « chaque concession

181 Guy Aurélien Nda’ah, « Esthétique de la rupture dans la prose romanesque de Léonora Miano », dans Alice Delphine Tang [dir.], loc.cit., p. 160.

182 Idem. 183 Ibid., p. 158. 184 Ibid., p. 159 185 Idem.

familiale en compte [des cases] cinq ou six. Il n’y a pas de clôture, autour des maisons. Près de la porte, une excavation conférant des allures de grotte à l’habitat du clan, un pilier en bois sculpté est placé qui représente le totem de la famille. Les cases en terre [sont] coiffées d’un toit en feuilles de lende » (40) et sont toutes bâties très proches les unes des autres. À cette description architecturale du clan, répond son souvenir descriptif de Bekombo, la capitale du pays Bwele.

Des cases spacieuses, dont la forme n’était pas circulaire, comme chez elles, et qui n’étaient pas coiffées de feuilles. Le toit de ces constructions-là était en terre. Des portes en bois ouvragés fermaient l’accès des demeures. Sur le flanc des murs, à l’extérieur, chaque famille avait peint des frises représentant le totem de la maisonnée, des formes qui énonçaient un message, relataient un évènement important. […]. Chaque habitation était flanquée d’un grenier, quand il n’y en avait qu’un pour trois ou quatre familles logées dans une même concession, en pays mulongo (45).

Les descriptions confirment cette binarité entre Mulongo et Bwele, comme les deux pôles exclusifs et antithétiques du monde. L’ancienne Ebeise l’explicite d’ailleurs bien car, pour elle, « comme pour tout Mulongo vivant de nos jours, le monde se limite aux terres de son peuple et à celles des Bwele » (41). Les Bwele habitent des cases qui se rapprochent davantage d’un format de maisons ce qui suppose une autre forme d’ingénierie. En effet, les matières utilisées, si elles sont naturelles, exigent un travail supplémentaire pour permettre la solidité et la résistance à l’épreuve du temps et des intempéries. En fait, la ville des Bwele dit certaines acceptions prédominantes liées à l’idée de civilisation. D’abord, par la fermeture des maisons qui indique une forme d’individualisme ; par la géométrie recherchée qui implique l’urbanisme ; enfin, par l’écriture, dont les syntagmes de « message » ou « d’évènement important » confirment la prépondérance dans le processus de cohésion sociétale et le processus historique. Sans surprise, le clan Mulongo, vu par ses voisins comme des insectes, se retrouve écrasé par cette structure urbaine, déjà prise dans le processus de progrès. Cette opposition du sauvage au civilisé exprime la loi du plus fort.

La capitale Isedu est l’extension morale de Bekombo et la représentation de sa possible dégénérescence. La cité du peuple Isedu est située en pays côtier. Eyabe y pénètre aisément puisque les Isedu sont occupés à une cérémonie traditionnelle dans laquelle les veuves sont jetées dans la même fosse que leur défunt mari. « Eyabe tremble, se demande si les enfants

des veuves sacrifiées assistent aux évènements. La vue de celles qui attendent leur tour lui est intolérable » (165). Cette répulsion du personnage, lui qui se place au sommet du pôle axiologique, s’explique par les explications de Mukudi, le fils d’Ebusi, qu’Eyabe rencontre en pays côtier :

Tu t’étonnais d’avoir pu si aisément pénétrer dans cette contrée. C’est qu’ils n’ont nul besoin de gardes. Leur cruauté est un rempart suffisant. La vie humaine ne leur est pas une chose sacrée, comme c’est le cas chez nous. Pour eux, comme pour les Bwele, d’ailleurs, si la guerre est un rituel, il s’agit d’une cérémonie macabre. (180)

Les habitants Isedu n’ont pas vraiment besoin de protections matérielles puisqu’ils représentent la menace la plus immédiate pour les communautés alentour. Leur « cruauté » provient à la fois de leur rancune légendaire pour leurs cousins Bwele, par rapport auxquels ils ont toujours été inférieurs en prestige, mais aussi de leur lien privilégié avec les étrangers, qui leur ont précisément apporté un autre modèle de civilisation. La phrase « La vie humaine ne leur est pas une chose sacrée, comme c’est le cas chez nous » est notable puisque ce type de comparaison a jusqu’à présent été faite, par les Mulongo, pour attester de ce qu’ils considèrent comme leur infériorité. C’était le cas, l’on s’en souvient, de Mutango qui comparait, par exemple, le travail des étoffes Bwele au travail des étoffes Mulongo. Cette comparaison nourrit l’antithèse nature-ville car si celle-ci promeut la supériorité matérielle, l’autre privilégie la supériorité de l’humain. Une orientation axiologique de l’espace est donc à l’œuvre parce que le paradis vierge qu’incarne le village Mulongo se situe du côté de la vie, du haut, quand les pays Bwele ou Isedu appartiennent au monde d’en bas. Mukudi le confirme à Eyabe : « Pour moi […] : le monde d’en bas, il était inutile de sonder le ponant pour l’appréhender. Nous y avions basculé » (182).

Cette orientation en bas se solidifie par la déchéance morale du pays côtier, assoiffé de pouvoir. Le mal semble toujours accolé à la fascination pour les esclavagistes. Cette écriture d’une forme de syndrome de Stockholm conduit Étienne-Marie Lassi à affirmer que la conclusion qui ressort des fictions mianoniennes est que « l’Afrique est moins la victime

de la violence de l’occupant que celle de la veulerie et de l’inorganisation de ses populations186 ».

La puissance Bwele s’est bâtie sur la soumission des peuples alentours, « prélever un tribut humain au sein de ces communautés, était l’apanage des souverains bwele. Ils exerçaient ce droit chaque fois que cela s’imposait, c’est-à-dire fréquemment […] » (186). Les Bwele décident « d’officier en tant que pourvoyeurs de prisonniers » (187) dans le double but de préserver la place de choix qu’ils se sont acquis au fil des conquêtes mais aussi pour recevoir les « nouveaux objets venus de pongo par l’océan, lesquels conféraient du prestige à la gent côtière » (187). Replacées dans le témoignage de Mukudi, les motivations du peuple Isedu se lisent frivoles, limitées, amorales. Le but principal de ce commerce est de « leur [permettre] de prendre, un jour prochain, l’ascendant sur les communautés issues de l’ancêtre Iwiye » (190). Les côtiers sont mus par leur rancune ancestrale et veulent obtenir vengeance sur leurs cousins. Mukudi se demande « [combien] d’hommes, de femmes, d’enfants, issus de combien de peuples, seraient eux aussi arrachés aux leurs, jetés sur des voies souvent inconnues pour aboutir ici, à l’extrémité de wase ? Cette question n’appelle aucune réponse. L’adverbe de quantité joint à l’énumération des membres de la société soutient la marchandisation de l’humanité : ses conséquences sur le tissu social et générationnel, signalées par les verbes de jugement « arrachés » et « jetés », sont désastreuses. L’interrogation s’établit simplement en écho échoué et vide de la profusion d’objets de parement qui officient à titre de remplaçants de populations jugées disposables : l’humain contre l’artificiel ; le traditionnel associé au passé contre l’inédit associé à la puissance donc à l’avenir. Comme le démontre l’extrait suivant, les cadeaux des étrangers confèrent aux protagonistes Isedu un costume et non pas l’essence de la puissance. Le portrait ironise ainsi sur ces hommes qui se pensent au-dessus de la chaîne de pouvoir, alors qu’ils ne sont que des pions à la merci d’une domination supérieure :

186 Étienne-Marie Lassi, « Recyclage des discours sur l’Afrique et inscription de la doxa métropolitaine dans les romans de Léonora Miano », dans Canadian Journal of African Studies/Revue canadienne des études

africaines, n° 49 (2015), p. 447.

Les femmes de cette caste n’en finissaient plus de s’admirer dans des objets leur renvoyant leur propre reflet. Beaucoup ne toléraient plus de sortir sans ces énormes fleurs dont la corolle avait été taillée dans une étoffe luisante. […] Ibankoro ne mettait plus le nez hors de sa concession familiale sans s’être, au préalable, coiffé d’un couvre- chef brodé de fils luminescents, une rassade d’un rouge brillant pendant à son oreille droite. Plusieurs rangées de colliers tintaient à son cou, rythmant ses pas. […] Outre l’arme cracheuse de foudre qui ne le quittait jamais — il se réjouissait d’en faire résonner à tous propos les deux coups —, le noble isedu goûtait particulièrement les alcools venus de pongo par les eaux. (190)

L’exposé de Mukudi, en s’attardant longuement sur une description du milieu, des mœurs et motivations Isedu et Bwele, met en perspective cette binarité entre le monde de la ville, un enfer des bas-fonds, et le monde naturel, un paradis désacralisé qui « représente, par métonymie, l’Afrique authentique où peut se rejouer « le choc de [la] rencontre avec l’ailleurs187 ». La narration signale que Mukudi, avant de parler à Eyabe de la capture, commence d’abord par présenter les mondes Bwele et Isedu. L’agencement du témoignage verbalise donc la causalité impliquée par la symbolique investie dans les deux tropes. Cependant, si les deux espaces mobilisent une mémoire morte, un passé appelé à disparaître soit par dissolution (comme chez les Mulongo) ou par reniement (chez les peuples oppresseurs), il doit se ménager des espaces transitionnels, ceux où la mémoire s’éveille et se fixe, contrecarre l’oubli. Ce sont des chronotopes en tant qu’ils « [se présentent] comme une catégorie esthétiquement configurée qui véhicule nécessairement sa propre vision du monde188 ». D’un point de vue narratif, ces espaces se présentent comme des nœuds de l’intrigue, des moments-pivots dans le parcours du personnage, où celui-ci triomphe de ses péripéties. Ces chronotopes s’incarnent dans le village de Bebayedi et le pays de l’eau, qui s’annoncent métaphoriques et polysémiques par le titre du deuxième chapitre du roman Voies d’eau.

Le village de Bebayedi est une pause fortuite dans le cheminement d’Eyabe. Du moins, pour le personnage, car la route est un chronotope qui ouvre la voie au hasard.

187 Étienne-Marie Lassi fait cette remarque au sujet du village d’Eku, dans L’intérieur de la nuit mais la constatation s’applique aussi à notre œuvre. Étienne-Marie Lassi, « Recyclage des discours sur l’Afrique et inscription de la doxa métropolitaine dans les romans de Léonora Miano », art. cit., p. 447.

188 Hans Färnlöf, « Chronotope romanesque et perception du monde. À propos du Tour du monde en quatre- vingts jours », dans Poétique, CLII, nº 4 (2007), p. 440.

L’importance de ce lieu est préparée par la mobilisation de la nature, qui épouse sa valeur de vie, précédemment abordée, mais aussi la métaphorisation d’Eyabe, Inye incarnée. Aussi, « [le] héros qui a répondu à l’appel qui lui est fait et qui poursuit sa route courageusement découvre à ses côtés, au fur et à mesure que s’en présentent les conséquences, toutes les forces de l’inconscient. Mère Nature soutient elle-même cette tâche puissante189 ». Eyabe quitte le village en « s’engouffrant dans l’interstice qui sépare la nuit de l’aurore » (111) : cette frontière qui est à la fois un temps et un espace de tous les possibles.

Son souffle se mêle à celui du vent. Elle fait corps avec la nature, ne déplace pas une branche d’arbuste, prend soin de n’écraser aucun des petits habitants des lieux, larves, chenilles ou insectes tapis dans l’herbe. Si par mégarde, elle les touche, elle demande humblement pardon, poursuit sa route. Tout ce qui vit abrite un esprit. Tout ce qui vit manifeste la divinité. (111-112)

C’est un respect du vivant qui contraste manifestement avec l’attitude du dignitaire Mutango, sur sa route, « insensible à tout ce qui peut recouvrir le sol ou s’y dissimuler » (70). Mais l’enjeu n’est visiblement pas le même. La nature qui agressait le dignitaire s’érigeait en couloir de la mort jusqu’à la condamnation de la ville Bwele ; le lieu où se rend Eyabe est un lieu de renaissance en sorte qu’il est, lui aussi, hors de toutes déterminations temporelles et spatiales. « Eyabe ne se pose pas la question de la direction à suivre » (111), « [elle] marche vers jedu. Les histoires que l’on se raconte au village ne disent pas ce qu’il y a dans cette partie de la Création » (112). L’on retrouve l’imprécision des points cardinaux qui, finalement, n’ont pas de sens au regard de cette conception édénique du monde. Le temps s’est lui aussi étiolé et sa durée ne signifie rien. Lorsqu’Eyabe se retrouve prise dans les mangroves, qui sont le seuil spatial de Bebayedi, c’est la « cinquième ou la sixième [nuit], elle ne sait, peu importe » (113). D’ailleurs, pourquoi quantifier le temps quand sa durée n’efface pas la douleur liée aux arrachements de l’évènement traumatique : « le temps ne s’est pas évaporé dans l’air. Il est toujours là. Simplement, sa signification se dilue. Peu importe la durée, puisque son fils ne lui sera pas rendu, puisqu’elle ne le reverra plus tel qu’elle l’a connu » (119 – 120). Cependant, le hors-lieu libère les paroles de vérité, présentées

sous le mode de la remémoration. Eyabe se souvient de la nuit précédant son départ lorsqu’elle fût le porte-parole des consciences des disparus. Leur voix « contait une triste histoire. Elle disait l’arrachement, la violence, l’impuissance. Elle disait l’impossibilité du retour, une mort qui n’en était pas une, puisqu’elle ne permettrait peut-être pas la renaissance. Une mort inachevée. Une éternité de solitude. Le silence des esprits pourtant invoqués sans relâche » (113). Les voix ne disent pas encore les modalités précises relatives à l’enlèvement mais elles énoncent les grandes forces du bouleversement historique, ses implications sur la