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CHAPITRE 5 : LES BASES THÉORIQUES DE LA RECHERCHE

5.3. Le système de pensée : système 1/ système 2

Notre cerveau, contrairement à ce que croyait Jean Piaget, n’est pas aussi logique qu’il pensait. Notre cerveau serait même illogique.

Daniel Kahneman, professeur émérite à l’université de Princeton et spécialiste en psychologie cognitive et comportementale d’économie, a pu mettre en lumière ces deux systèmes de pensée grâce à ses travaux sur le jugement et la prise de décision. Ces travaux, qui lui ont valu un prix Nobel en 2002, nous expliquent les deux systèmes de notre pensée.

« Nous avons deux systèmes de pensée qui se relaient, se complètent et provoquent nos erreurs de jugement […]. Les erreurs humaines ne sont pas toutes absurdes, irrationnelles, elles sont souvent le produit d’heuristique, de raisonnement qui semblent justes, mais ne le sont pas parce qu’ils reposent sur des biais cognitifs (raisonnements apparemment fiables, mais qui comportent des erreurs). » (Kahneman, 2012, p.21).

Il existe deux types de pensée :

Premièrement, la pensée rapide (système 1), associée à un raisonnement intuitif, aux heuristiques ; ce système 1 est automatique sous la forme d’émotions, de réactions, de récits, c’est notre pensée au quotidien. Daniel Kahneman la définit ainsi : « Le système 1 fonctionne automatiquement et rapidement, avec peu ou pas d’effort et aucune sensation de contrôle délibéré. » (Kahneman, 2012, p.29).

Et deuxièmement, la pensée lente (système 2) qui nécessite un effort d’attention et un travail cognitif, associé à la logique, la réflexion et le self-control. Daniel Kahneman la définit ainsi : « Le système 2 accorde de l’attention aux activités mentales contraignantes qui le nécessitent, y compris des calculs complexes. Le fonctionnement du système 2 est associé à l’expérience subjective de l’action, du choix, et de la concentration […]. La principale fonction du système 1 est d’entretenir et d’actualiser en permanence un modèle de votre monde personnel, de ce que vous percevez comme normal. » (Kahneman, 2012, p.29).

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Selon lui, les deux systèmes fonctionnent selon une logique : « le système 1 émet constamment des suggestions pour le système 2 : des impressions, des intuitions et des sentiments. Si elles sont approuvées par le système 2, les impressions et les intuitions se transforment en convictions, et les impulsions en actions délibérées. » (Kahneman, 2012, p.33).

Le fonctionnement du système 1 par rapport au système 2, c’est que le système 2 donne son aval au système 1, c’est-à-dire que le système 2 cautionne le système 1. Cependant, le système 2 peut reprendre le dessus sur le système 1, s’il le souhaite. Le système 1 recherche de la cohérence dans une situation, plus ou moins exacte, et pousse le système 2 à cautionner ces croyances intuitives.

Par contre, le système 2 est activé lorsque le système 1 ne trouve pas de réponse à un problème, le système 1 fait alors appel au système 2 pour étudier la question de manière plus détaillée et donc qui nécessite une prise de conscience.

La plupart de nos connaissances s’appuient sur des croyances raisonnables, des convictions, car les individus accordent trop de confiance à leurs intuitions. Le système 1 a constitué des catégorisations de normes, qui correspondent à ce qui est « normal » pour lui, qui lui permettra de détecter rapidement des dérives. D’autre part, l’individu recherche en permanence des liens de causalité, même illusoire, sans tenir compte d’autres aspects qui permettrait un jugement plus sûr. Une autre particularité du système 1, c’est une capacité à aller directement à la conclusion si la conclusion lui semble correcte, sans émettre de doutes.

Pour synthétiser, Daniel Kahneman utilise cette affirmation : « Pour résumer, l’essentiel de ce que vous (système 2) pensez et faites provient du votre système 1, mais le système 2 prend les choses en main quand elles se compliquent, et c’est normalement lui qui a le dernier mot. » (Kahneman, 2012, p.40).

Les caractéristiques du système 1 sont nombreuses, mais bien précisées :

« - le système 1 produit des impressions, des sentiments et des inclinaisons qui deviennent des convictions, attitudes et intentions lorsque le système 2 donne son accord ;

- Le système 1 fonctionne automatiquement, rapidement, sans effort, sans sentiment de contrôle délibéré ;

- Le système 1 peut être programmé par le système 2 pour mobiliser l’attention quand un schéma particulier est détecté (recherche) ;

- Le système 1 fournit des réactions et des intuitions compétentes après un entraînement spécifique ;

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- Le système 1 crée un schéma cohérent d’idées actives dans la mémoire associative ; - Le système 1 attache une sensation d’aisance cognitive à des illusions de vérité, des

sentiments agréables et une vigilance réduite ;

- Le système 1 distingue ce qui est surprenant de ce qui est normal ; - Le système 1 déduit et invente des causes et des intentions ;

- Le système 1 néglige l’ambigüité et supprime le doute ; - Le système 1 manifeste des biais pour croire et confirmer ; - Le système 1 exagère la cohérence émotionnelle (effet de halo) ;

- Le système 1 se concentre sur les preuves existantes et ignore les preuves manquantes (COVERA) ;

- Le système 1 produit une série limitée d’évaluations primaires ; - Le système 1 représente les séries par des normes ou des prototypes ;

- Le système 1 établit des équivalences sur des échelles de mesure différentes (ex. : la taille et l’intensité) ;

- Le système 1 calcule plus que nécessaire (décharge de chevrotine mentale) ;

- Le système 1 substitue parfois une question facile à une autre plus difficile (heuristique) ;

- Le système 1 est plus sensible aux changements qu’aux états (théorie de la perspective) ; - Le système 1 surestime les probabilités faibles ;

- Le système 1 se montre de moins en moins sensible à la quantité (psychophysique) ; - Le système 1 réagit plus fortement aux pertes qu’aux gains (aversion à la perte) ; - Le système 1 encadre étroitement les problèmes de décision, en les isolant les uns des

autres. »(Kahneman, 2012)

Le système 2, quant à lui, est le système qui permet de pouvoir suivre une règle, de comparer des objets en fonction de critères multiples, mais aussi d’effectuer des choix réfléchis entre diverses propositions.

L’influence de l’humeur pourra avoir un effet sur le système 1, dans un état émotif inconfortable (malaise, mal-être), le contact avec le système de l’intuition est parasité. À l’inverse, dans un état émotionnel paisible, joyeux, le système de l’intuition et de la créativité se développe avec une baisse de la vigilance de contrôle du système 2 et donc une brèche pour commettre des erreurs logiques. Un autre paramètre peut aussi entrer dans l’utilisation d’un système par rapport

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à l’autre, c’est l’aisance cognitive. Plus cette aisance cognitive se développera, plus l’influence sur des humeurs positives se développera et inversement.

Daniel Kahneman identifie plusieurs biais cognitifs et heuristiques associés à ce système 1, ce que l’auteur appelle « la facilité cognitive » qui nous gouverne, à notre insu (Houdé, 2014). Tout d’abord, l’effet d’amorçage (que Daniel Kahneman nomme aussi la machine associative), par le pouvoir d’association du système 1, celui-ci va créer des liens à travers l’association d’idées. Cet effet d’amorçage ne se limite pas à cette association de mots et de concepts, mais aussi les actions et les émotions peuvent être déclenchées par des évènements non conscients. Si nous prenons un exemple dans la pratique du soin, nous pourrions avoir un patient qui tousse et qui éternue beaucoup, étant au début de l’hiver, le professionnel de santé peut penser à un virus lié à l’entrée de l’hiver (association virus-froid).

Puis, l’effet d’ancrage, lorsque les individus prennent en compte une particularité qu’ils associent à un plus grand nombre inconnu, avant de mesurer cette quantité. « Les effets d’ancrage ont toujours été étudiés en rapport avec des tâches liées au jugement et aux choix qui, en fin de compte, sont à la charge du système 2. Or, le système 2 travaille sur des données récupérées dans la mémoire, dans le cadre d’une opération automatiquement et involontaire du système 1. Le système 2 est donc plus sensible à l’influence biaisée d’ancres qui facilitent la récupération de certaines informations. De plus, le système 2 n’a aucun contrôle sur l’effet et n’en a pas connaissance. » (Kahneman, 2012, p.149).

Par exemple, un nombre d’entrée aux urgences plus importantes à la suite d’un match de football au Parc des Princes, les soignants seront victimes de l’effet d’ancrage en associant cet incident à l’ensemble des matchs de football qui finissent toujours en incidents et ayant comme conséquence une augmentation systématique de passage aux urgences les jours de match. Dans la pratique du soin, on peut retrouver par exemple le « syndrome méditerranéen ». C’est un stéréotype qui se véhicule sur la moindre résistance de la douleur concernant les populations originaires du bassin méditerranéen.

Mais encore, la disponibilité de l’information, lorsqu’un évènement frappant attire notre attention, cette information est plus facilement réutilisée par notre mémoire. C’est le processus qui consiste à juger la fréquence par la facilité avec laquelle les exemples viennent à l’esprit (par exemple si vous avez en mémoire un évènement marquant, un évènement dramatique ou vos expériences personnelles).

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Par exemple, un événement dramatique tel qu’un décès récent à la suite d’un accident de trottinette électrique modifiera temporairement la perception des soignants sur la sécurité de ce moyen de transport et les lésions possibles qu’elle peut provoquer.

Ensuite, l’heuristique affective, qui se caractérise par l’expression d’un jugement et une prise de décision conditionnés par nos émotions. « Pour définir techniquement l’heuristique, on peut dire que c’est un problème simple qui permet de trouver des réponses adéquates, bien que souvent imparfaites, à des questions difficiles. Le mot a la même racine que l’expression « eurêka. » (Kahneman, 2012).

Puis, les biais de croyance dans les syllogismes, l’individu adhère à une double proposition qui aboutit à une conclusion sans réellement avoir une argumentation pertinente. Selon Daniel Kahneman, c’est la machine à tirer des conclusions hâtives. Nous y retrouvons le biais de

confirmation qui aboutit à l’appropriation inconditionnelle de suggestions et à l’exagération

de la vraisemblance d’évènements extrêmes et improbables. Par exemple, dans le raisonnement clinique infirmier, un professionnel infirmier élabore une hypothèse de problème de santé, une constipation, mais ne vérifiera pas si celle-ci peut être retenue, et au contraire essayera de trouver des indices en faveur de son problème de santé.

Nous avons également l’effet de halo qui sera la tendance à aimer ou détester tout en bloc sans avoir approfondi l’exploration de la personne ou de la situation. Un exemple dans le soin, l’évaluation d’un étudiant sur ces compétences est conditionnée sur le ressenti et l’affinité que le professionnel de santé a eu avec cet étudiant, sans avoir une évaluation réelle des compétences de celui-ci.

Et le dernier, qui se nomme COVERA (« ce qu’on voit et rien d’autre ») avec une insensibilité de la qualité et de la quantité des informations qui donnent naissance aux impressions et aux intuitions. Par exemple : « Il est plus rassurant de dire que les chances de survie un mois après l’intervention chirurgicale sont de 90% que la phrase, pourtant équivalente, la mortalité est de 10% dans le mois qui suit l’intervention chirurgicale » (Kahneman, 2012, p.110)

Les biais de représentativité où l’individu associe une ressemblance immédiate avec un stéréotype social. Un des vices de la représentativité est la volonté excessive de prédire l’occurrence d’évènements improbables.

« Plus on se familiarise avec une tâche, moins elle est gourmande en énergie. Des études ont montré que l’activité cérébrale associée à une activité évolue quand la compétence se développe, impliquant au fur et à mesure moins de régions du cerveau. » (Kahneman, 2012).

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Par exemple, l’évaluation de la douleur d’un homme sera sous-évaluée par rapport à l’évaluation de la douleur d’une femme, puisque le stéréotype de la femme ayant supporté les douleurs d’une naissance doit être plus à même d’évaluer cette douleur de manière pertinente, par rapport à l’homme, n’ayant jamais pas connu cette situation.

L’intérêt des facteurs cognitifs sous-jacent à la prise de décision a été très documenté ces dernières années. Ce qui ressort de la littérature c’est que les erreurs sont souvent associées à un défaut du processus de raisonnement, l’erreur cognitive, qu’à un manque de connaissances. « Des auteurs ont ainsi décrit jusqu’à 25 biais cognitifs qui peuvent aboutir à des erreurs. Trois biais sont plus fréquemment mis en jeu : le biais d’ancrage, le biais de disponibilité et le biais de fermeture. Le biais d’ancrage survient lorsqu’une information obtenue au début de l’analyse prend un tel poids qu’elle bloque l’intégration des informations obtenues ultérieurement. Le biais de disponibilité est lié au fait qu’un diagnostic est considéré comme plus probable si le clinicien l’évoque plus tôt et le biais de fermeture prématurée lorsque le praticien accepte un diagnostic avant d’avoir complètement vérifié qu’il est la meilleure solution. Ici encore, l’analyse métacognitive peut aider à rectifier le raisonnement et éliminer les biais. » (L’her et coll., 2019).

On retrouve ici, le biais d’ancrage identifié comme étant du système 1 de Daniel Kahneman. Le biais de disponibilité est aussi un biais identifié dans le système 1, et correspondant à la disponibilité de l’information. Quant au biais de fermeture prématurée, il correspondrait au biais de COVERA associé au biais de confirmation de Daniel Kahneman.

Dans un article, Thierry Pellaccia, Jacques Tardif, Emmanuel Triby et Bernard Charlin ont écrit sur le raisonnement clinique médical en s’appuyant sur un double système de pensée (intuitif et analytique) (Pellaccia et al, 2011, p. 1-9). Le but de l’étude était de fournir un examen des principaux travaux qui se sont appuyés sur ce double système de pensée dans le système de raisonnement médical. On y retrouve les notions de système 1 et système 2 décrit par Daniel Kahneman. Les auteurs décrivent les situations où l’activation du système analytique se fait dans des situations bien précises dans le raisonnement médical : tout d’abord, lorsque le temps le permet, ou bien lorsqu’il y a un fort enjeu de résultats, ou lorsque la situation est complexe, ou bien le décideur est confronté à une ambigüité, à une non-routine, à un problème mal défini, ou bien encore dans un contexte d’incertitude. L’article insiste beaucoup sur l’importance de l’état affectif de la personne qui doit faire un raisonnement clinique et que le système intuitif est particulièrement sensible à cet état affectif. Les auteurs vont même jusqu’à affirmer qu’il est irréaliste d’envisager qu’un raisonnement clinique puisse se fonder uniquement sur des

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jugements objectifs qui soient dépourvus d’émotions. Les individus, pratiquant le raisonnement clinique, doivent faire preuve d’intelligence émotionnelle, c’est-à-dire la capacité de contrôler ses émotions et celles des autres, à faire la distinction entre eux, et à utiliser cette information pour orienter la réflexion et l’action.

Un autre élément est avancé dans l’article, il semblerait que l’importance de quantité des indices ainsi que la pertinence des indices pourraient être un déterminant important de l’efficacité des processus de raisonnement intuitif (informations non pertinentes retenues, ou bien la sélection d’indices tels que l’âge, le sexe, la race, l’obésité ou des problèmes psychiatriques qui retiendraient plus l’attention). Les auteurs évoquent également le paradoxe de l’expérience où l’expérience dans le raisonnement intuitif serait source d’une intuition erronée.

D’autres articles, parus récemment, analysent ces difficultés de raisonnement. Par exemple, dans l’article de Claire Chapados, Marie-Claude Audétat et Suzanne Laurin, elles supposent que les difficultés de raisonnement clinique ont plusieurs sources dont « un biais cognitif : des tendances, perceptions et croyances inappropriées qui influencent la prise de décision et devienne source d’erreurs. » (Chapados, Audetat, & Laurin, 2013, p.37-40).

Les autres sources possibles de ce raisonnement erroné viendraient d’un manque de connaissance, un problème d’attitude (excès de confiance ou incertitude), de l’inexpérience et de la méconnaissance du processus de raisonnement clinique infirmier. Les auteurs d’appuient sur les travaux de Geoffrey Norman et Revin Eva (Norman & Eva, 2010), qui affirment que la plupart des erreurs dues à des biais cognitifs sont représentatives de 74% des cas. L’erreur la plus répandue est la fermeture prématurée, c’est-à-dire la tendance à cesser de considérer d’autres possibilités après avoir atteint un diagnostic. C’est la tendance à s’arrêter un peu trop vite et à ne pas commander le test critique ou à recueillir l’information critique selon quatre autres biais cognitifs : le premier, la disponibilité, qui correspond à la tendance à juger les diagnostics comme probables s’ils sont plus facilement récupérables à partir de la mémoire. Le deuxième, le taux de basse négligence, qui se définit comme la tendance à ignorer le vrai taux de la maladie et se tourner vers des diagnostics plus rares ou exotiques. Le troisième, la représentativité, qui est la tendance à être guidé par les caractéristiques de la maladie. Et enfin, le quatrième, la confirmation de la partialité, qui correspond à la recherche des données pour confirmer et ne pas réfuter l’hypothèse envisagée. Dans ces quatre biais cognitifs, nous retrouvons des éléments abordés par Daniel Kahneman et ses deux systèmes de pensée.

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