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Le « territoire » recouvre des définitions et des considérations multiples à travers le temps et selon les auteurs qui mobilisent cette notion. Nous porterons notre attention sur deux d’entre-elles : une dimension juridique et politique qui désigne le territoire comme une juridiction ; une dimension sociale et humaine qui conçoit le territoire comme un construit social. Nous laisserons ici de côté les approches relevant de la biologie ou de l’anthropologie (une présentation est faite par Paquot 2011). Cette complexité aboutit à l’appréhension du territoire comme système complexe.

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1.1. Le territoire « juridiction »

Le terme est issu du latin territorium qui dérive de terra, la « terre ». Le territoire est défini dans le

Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse(1866)comme une « étendue de pays

qui ressortit à une autorité ou à une juridiction ». Cette définition s’inspire de celle proposée par Antoine Furetière (1690) et Jean Nicot (1606) qui associent le mot à « juridiction » - le territoire d’un seigneur, d’un juge ou d’un évêque - et renvoie à l’idée de circonscription ecclésiastique, administrative, juridique ou politique. La notion est ensuite prolongée par Émile Littré (1873) qui définit le territoire comme une « étendue de terre qui dépend d’un empire, d’une province, d’une ville, d’une juridiction ». La dernière version du Grand Larousse de la langue française (Guilbert, Lagane, et Niobey 1989) reprend la définition de Pierre Larousse de 1866 et l’illustre : « le territoire d’une commune, d’un canton, d’un arrondissement. Le territoire d’un juge, d’un évêque ». Le territoire est perçu comme un espace sur lequel un État exerce sa souveraineté. La notion de territoire est ainsi intrinsèquement liée à celle du politique. Il s’agit d’une « étendue de la surface terrestre sur laquelle est établie une collectivité politique (…) comprise dans les frontières d’un État » (Guilbert, Lagane, et Niobey 1989). Trois caractéristiques sont ainsi associées au « territoire » : il est appropriable, possède des limites et porte un nom (Paquot 2011). Il est l’espace sur lequel s’exerce le pouvoir politique.

1.2. Le territoire aménagé

Le terme « territoire » fut réapproprié durant la seconde moitié du 20ème siècle dans des considérations

aménagistes avec notamment la création en 1963 de la DATAR : Délégation à l’Aménagement du

Territoire et à l’Action Régionale. Le territoire désigne ici spécifiquement l’espace national délimité par des frontières et sur lequel l’État français tient sa légitimité. La volonté d’aménager le territoire national relève d’une conception à la fois politique et opérationnelle du territoire. Elle vient du constat que le territoire national était mal ou insuffisamment ordonné dans la France de l’après Seconde Guerre Mondiale (Lacour, Delamarre, et Thoin 2015). L’aménagement du territoire a pour objectif de « promouvoir la mise en valeur des ressources régionales et d’améliorer le cadre de vie et les conditions d’exercice des habitants, en atténuant les disparités régionales de développement économique et social par une organisation prospective de l’espace, reposant sur une orientation volontariste et concentrée des équipements et des activités » (J. Lajudie, Lacour, et Delfaud 1979). L’aménagement du territoire se définit dès lors comme « l’action et la pratique (plutôt que la science, la technique ou l’art) de disposer avec ordre, à travers l’espace d’un pays et dans une vision prospective, les hommes et leurs activités, en prenant en compte les contraintes naturelles, humaines et économiques, voire stratégiques » (Merlin 2002).

Dans ce contexte, le territoire se comprend plus communément comme « un espace délimité, approprié par un individu, une communauté, sur lequel peut s'exercer l'autorité d'un État, d'une collectivité. Les territoires s'étudient donc en fonction des mailles de gestion de l'espace mais ils peuvent être

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emboîtés » (Géoconfluences 2005). Dans cette conception, la notion de territoire porte un sens juridique et politique très fort (Nadou 2013). La notion de territoire se comprend par la domination du pouvoir politique sur l’espace. Elle témoigne de l’existence d’un espace national et d’espaces infranationaux sur lesquels s’exerce une autorité. Les frontières nationales et infranationales sont les marqueurs des limites spatiales du pouvoir. Cette approche nécessite un découpage politique et administratif.

1.3. Le territoire « construit social »

À cette dimension politique sont associées des dimensions humaines et sociales. Les historiens et géographes témoignent d’une approche plus sociale et humaine du territoire. Celui-ci est perçu, au sens large, comme une « étendue sur laquelle vit un groupe humain » (A. Rey 1992). Paquot (2011) souligne que le territoire est un fait culturel et géographique inscrit dans une histoire spécifique. Le territoire est dès lors « un espace pensé, dominé, désigné. Il est un produit culturel » (Nordman 1996). Pour Le Berre (1995), le territoire peut être défini comme « la portion de la surface terrestre, appropriée par un groupe social pour assurer sa reproduction et la satisfaction de ses besoins vitaux. C’est une entité spatiale, le lieu de vie du groupe, indissociable de ce dernier ». Paquot (2011) élargit la réflexion sur le territoire « construit social » en s’appuyant sur la réflexion portée par Dardel (1946, 1952) sur le rapport des hommes au temps et à l’espace. Ce dernier explique que « la situation de l’homme suppose un espace où il se meut, un ensemble de relations et d’échanges, des directions et des distances qui fixent en quelque sorte le lieu de son existence ». Le territoire devient le « résultat d’une action des humains, il n’est pas le fruit d’un relief, ou d’une donnée physico-climatique, il devient l’enjeu de pouvoirs concurrents et divergents et trouve sa légitimité avec les représentations qu’il génère, tant symboliques que patrimoniales et imaginaires, elles-mêmes nourries de la langue dominante parlée par les populations de ce territoire » (Paquot 2011). Sous l’angle relationnel, le territoire est conçu comme « une organisation, un système constitué d’acteurs liés entre eux par des rapports sociaux, des rapports dynamiques qui évoluent dans le temps en fonction des relations, des interactions qui s’établissent entre eux » (Courlet 2008).

En science régionale, le territoire ne désigne plus seulement un simple échelon spatial ou un périmètre politico-administratif délimité par des frontières. Le territoire est un « construit social permanent »

(Leloup,Moyart,etPecqueur 2005). Il s’apparente à un système dynamique organisé et complexe qui

se construit grâce aux relations durables de proximité géographique développée entre une pluralité d’acteurs. Il fait référence à « des relations organisées, des groupes ou des populations particulières, qui se reconnaissent dans des projets communs » (Sack 1986). Le territoire est alors une « production collective, résultant des actions d’un groupe humain, avec ses citoyens, ses dispositifs de gouvernance et son organisation » (Torre 2015). La construction sociale du territoire implique « l’appropriation par un groupe humain (une famille, un clan, une tribu, une communauté, une société locale, un peuple) de

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l’espace auquel elle s’identifie » (Vanier 2015a). Elle intègre des dimensions culturelles, politiques, économiques, juridiques, plus ou moins fortes selon son historicité et ses institutions.

1.4. Le territoire, un système complexe

Le croisement et les discussions autour des notions de « territoire juridiction » et « territoire construit social » font apparaitre le territoire comme un système complexe (Courlet 2008; Leloup 2010; Nadou 2013). Cette analyse du territoire emprunte un langage propre à l’approche systémique. La systémique (De Rosnay 1975; Donnadieu et Karsky 2002; Donnadieu et al. 2003; Durand 2010) s’intéresse à l’étude de ce qui est reconnu comme trop complexe pour pouvoir être abordé de façon réductionniste. Elle conçoit ainsi la complexité organisée dans les grands systèmes biologiques, économiques et sociaux, en opposition à des systèmes stables constitués par un nombre limité d'éléments aux interactions linéaires pouvant être décrites par des lois mathématiques continues et additives. La systémique questionne ainsi les problèmes des frontières, des relations internes et externes, des structures, des lois, etc.

Pour Moine (2006), le territoire constitue « un système ». De ce fait, il est appréhendé comme une construction intellectuelle (Lemoigne 1984) mouvante, évolutive et floue. Nadou (2013) souligne que « l’appréhension d’un territoire ne peut se faire que par la mise en évidence des interactions entre le groupe humain et l’étendue terrestre qui lui sert de support ». En suivant l’approche de Moine (2006), le système « territoire » peut être appréhendé comme l’interaction entre deux sous-systèmes : i) l’espace géographique, approprié par l’homme, aménagé et au sein duquel apparaissent des organisations spatiales et de multiples interactions ; ii) le système des acteurs qui agissent consciemment ou inconsciemment sur l’espace géographique. Le territoire relève ainsi d’une construction sociale qui s’instaure dans la durée sur une fraction d’espace géographique (Vanier 2015a). Le territoire est ainsi inséparablement lié à une réalité spatiale, à savoir l’étendue concernée et sa géographie, et à une réalité sociale, à savoir le groupe concerné et les relations qu’il tisse à travers sa territorialité, y inclus les relations politiques (Vanier 2015a).

Moine (2006) conçoit un troisième sous-système : les représentations de l’espace géographique, qui désignent l’ensemble des filtres (individuel, idéologique, sociétal) qui influencent les acteurs dans leurs prises de décisions et les individus dans l’ensemble de leurs choix. Le territoire s’entend dès lors comme un espace approprié. Cette notion est souvent rapprochée de celle du « territoire vécu ». Pour Di Méo (1998), le territoire « témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité ». Nadou (2013) note que « l’articulation de l’espace approprié (pratiques des individus), à l’espace vécu (représentations de ces pratiques) et à l’espace social (imbrication des rapports sociaux et des lieux) fonde la notion de territoire ».

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L’idée de territoire met enfin l’accent sur les relations et les interactions entre les individus qui le composent. Courlet (2008) explique que les déterminants du territoire ne sont pas liés aux propriétés individuelles de chacun de ses éléments hétérogènes mais de la dynamique de leurs interactions. Le territoire est un lieu de relations et d’incertitudes inséré dans un environnement changeant. Il doit être considéré comme un tissu et non un regroupement de zones. Il implique de ce fait un enchevêtrement d’interactions entre des acteurs intégrés dans un réseau et une proximité. Le territoire apparait à la fois comme un ensemble de facteurs matériels et immatériels, un système de relations économiques et sociales et un système de gouvernance locale qui rassemble une collectivité, un ensemble d’acteurs privés et un système d’administration publiques locales inséré dans un environnement plus large. L’appréhension du territoire comme système complexe souligne la difficulté à intégrer l’ensemble des composantes qui forment le territoire. L’approche systémique ne nécessite pas d’être exhaustif du fait même de la multitude des variables entrant dans sa définition mais de se focaliser sur celles pertinentes pour le champ d’étude. Les travaux de Leloup (2010) témoignent de la complexité à intégrer l’ensemble des variables qui interagissent dans la composition du territoire. Leloup (2010) propose une synthèse à travers l’approche des systèmes complexes en démontrant comment un espace, un ensemble d’acteurs et d’activités tendent à produire un système-territoire créant les mécanismes permettant son développement et sa pérennité. Le territoire système-complexe répond de plusieurs dynamiques : la coordination des acteurs, la mise en œuvre d’un projet, la structuration d’un espace et la création de régulation. L’approche par l’analyse des systèmes complexes privilégie ainsi les dynamiques et les processus structurants mettant en exergue les processus d’interactions, l’interdépendance des variables et les dynamiques induites (Leloup 2010). L’appréhension du territoire comme système complexe souligne l’intangibilité de la notion de territoire. Elle souligne que le territoire est un objet mouvant et évolutif disposant de caractéristiques propres au contexte d’étude et à l’acteur qui mobilise la notion.

2. Mondialisation et crise de l’État-nation : de l’hypothèse de la fin des territoires à