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7 Synchronie et hiérarchie d’Agent

8 Diachronie et extension de sens

9.1 Synthèse de l’étude

Récapitulons d’abord les points les plus importants des chapitres 2 et 3, qui servent d’introduction à la théorie morphologique, à ses différentes approches, et aux questions qui y sont soulevées, comme les unités de base de la morphologie, la constitution du lexique, l’entrée lexicale et la notion de productivité. Nous avons aussi abordé la composition, surtout celle du français, et différentes classifications des composés, ainsi que les divers critères proposés pour faire une distinction entre composés, syntagmes lexicalisés et syntagmes syntaxiques réguliers. Afin de situer notre travail par rapport à ces questions, soulignons qu’il se place dans une approche morphologique lexématique, dans laquelle la notion de tête morphologique n’est pas opératoire. Nous adhérons donc à la version faible de l’hypothèse lexicaliste : la morphologie est dite scindée. La notion de lexème présente l’avantage d’éviter l’ambiguïté du terme de mot, ainsi que la problématique du terme de morphème et de ses associés. Quant à d’autres termes fondamentaux dans la morphologie, celui de base, opératoire dans les dérivés suffixés en -eur, -ant -et -oir(e), est pertinent pour notre travail. Les termes de radical et de thème sont de même importants, car nous adoptons la position prise par Villoing (2002) selon laquelle le premier constituant du composé [VN/A/Adv/P]N/A correspond à un thème verbal formé par le radical plus la voyelle thématique. Nous optons pour un lexique minimaliste, comportant des règles de construction morphologique, à l’opposé d’un lexique maximaliste. Nous considérons que l’entrée lexicale contient des informations indépendantes aux niveaux syntaxique, morphologique, sémantique, phonologique et graphématique. La notion de productivité, complexe, est adéquate pour la sélection des données pour nos analyses : c’est en particulier les deux notions de rentabilité et de disponibilité qui sont importantes : la première parce qu’elle restreint nos données. La disponibilité est mise en jeu dans la première partie de nos analyses des chapitres 4 et 5, alors que c’est la rentabilité qui porte ce même

rôle dans la deuxième partie de nos analyses des chapitres 7 et 8. Nous avons aussi constaté que Corbin (1992) résout la complexité de définition et de délimitation que présentent les composés en français. Sa définition, reformulée par Villoing (2002), est celle que nous avons adoptée : « [u]n mot composé est un lexème complexe, construit par des règles de morphologie constructionnelle conjoignant des lexèmes » (Villoing 2002:161). La construction [VN]N/A est donc sans aucun doute un composé en français. Par contre, les unités qui manifestent une structure syntaxique ne sont pas des construits morphologiques.

La construction [VN/A/Adv/P]N/A en français, l’objet d’étude principal de notre travail, est traitée sous ses aspects morphologiques. Rappelons les trois cas différents : (i) N est un argument interne de V ; (ii) N est un argument externe de V ; (iii) N/A/Adv/P est un adjoint sémantique de V (syntaxiquement, le second constituant a une fonction d’adverbiale). Sa structure est discutée en présentant des hypothèses morphologiques et syntaxiques, et en mettant en lumière les implications théoriques des explications différentes. Pour ce qui est du troisième cas, (iii), nous avons proposé que les adverbes et les prépositions puissent constituer des classes de lexèmes et entrer dans la règle de construction morphologique [VN/A/Adv/P]N/A. L’idée qu’Adv appartient aux lexèmes (une classe distincte ou entrant dans la classe des lexèmes adjectifs) est déjà proposée par des morphologues français (cf. Villoing 2002), alors que P, selon eux, serait, dans certains cas, un préfixe dès qu’elle entre dans une dérivation morphologique (cf. Amiot 2004). Or, Booij (2002, 2005b) entre autres accepte P parmi les lexèmes entrant dans les composés.

Revenons maintenant aux questions de recherche et aux hypothèses posées dans le chapitre d’introduction et auxquelles nous avons essayé de répondre dans nos analyses. Afin d’expliquer la structure des composés [VN/A/Adv/P]N/A en français, nous avons postulé qu’une seule règle de construction morphologique, [VN/A/Adv/P]N/A, est responsable de la formation des trois cas. Nous avons accepté la position de Villoing (2002) selon laquelle la règle de construction morphologique [VN]N/A est valable pour la formation des composés où le premier constituant est un prédicat et le second constituant un participant sémantique, qui le plus souvent joue le rôle de Thème. Pourtant, nous avons donc proposé de l’élargir afin d’englober le cas où le second constituant correspond à l’argument externe, de même que celui où le second constituant joue le rôle d’adjoint sémantique. Les implications théoriques d’une telle décision ont été discutées ; nous admettrions cependant que cette règle court le risque d’être trop puissante. Selon nous, les composés comportant un adjoint/adverbial peuvent facilement être compris dans des hypothèses morphologiques émises pour la structure des composés [VN]N/A français comportant un argument interne. Villoing (2001, 2002), par exemple, parle en faveur de cette possibilité. Pour ce qui est des composés [VN]N/A contenant un

argument externe, Fradin (2005) les traite ensemble avec les composés comportant un argument interne, alors que selon Corbin (1997), ils seraient des unités syntaxiques lexicalisées.

La première partie de nos analyses, qualitative et portant sur la disponibilité, utilise une méthode introspective. Nous avons pris comme point de départ les patrons sémantiques que propose Fradin (2005) pour rendre compte de la structure interne des composés [VN]N/A en français. Nous avons pourtant proposé des patrons additionnels afin d’accéder à la sémantique interne des composés [VN/A/Adv/P]N/A de manière plus exhaustive. Nous avons aussi lié chaque patron sémantique à un sens dénotatif. Cette analyse des patrons sémantiques a eu pour objectif de vérifier la plausibilité de notre hypothèse, qui pose une seule règle de construction morphologique, [VN/A/Adv/P]N/A. Nous estimons que les évidences présentées par nos analyses confortent cette hypothèse. Reprenons ici la liste des patrons sémantiques et leurs sens dénotatifs utilisés pour nos analyses des composés [VN/A/Adv/P]N/A du français et des formations agentives suédoises :

• Agent : Ag V (P) N/A/Adv/P → Ag (fait) N V

• Instrument : (x) V (P) N/A/Adv/P avec Instr → N V avec Instr • Locatif : (x) V N/A/Adv/P (y) dans/sur Loc→ N V dans/sur Loc • Action : (x) [V N/A/Adv/P]Act → (x fait) [N V]Act

• Résultat : (x) [V N/A/Adv/P]Act a pour Rés → [N V]Act a pour Rés

• Causeinstrumentale : N V Cau et N/N2 V2 (par Cau)

Causeagentive : Cau V N/A/Adv/P et N/N2V2

Cette liste montre que les patrons des composés comportant un adjoint sont inclus dans les patrons des composés comportant un argument interne, alors que, le plus souvent, les patrons des composés comportant un argument externe en sont dérivables : le sens dénotatif est toujours le même, quelle que soit la relation interne entre les constituants. Ainsi, les trois cas différents ne dénotent pas de types sémantiques différents.

Rappelons que nous avons exclu deux patrons de la liste des patrons sémantiques de la construction [VN/A/Adv/P]N/A. L’un est celui du sous-type des composés français du type [VN]N comportant un argument externe. Ce sous-type manifeste des similarités avec le composé germanique de type [VN]N, en ce que le sens du composé est hyponyme du sens du second nom, et pour lequel nous avons décidé qu’il faut proposer une règle distincte (cette décision est aussi commentée plus bas) :

Nous avons également exclu le patron d’Objet (comestible) ne valant que pour certains composés qui comportent un argument externe, comme

croque-madame. Son statut reste, à notre avis, encore sujet à question :

• (Objetcomestible : N V Obj[VN])

De plus, nous espérons avoir montré qu’un certain nombre de composés [VN]N/A, qui, en première apparence, semblent comporter un argument interne, doivent plutôt être analysés comme comportant un adjoint sémantique ou un argument externe. En supposant une même règle de construction morphologique [VN/A/Adv/P]N/A, le classement du second constituant N en trois analyses différentes ne sera pas nécessaire. Nos analyses confirment aussi entièrement l’idée de Fradin (2005) selon laquelle la structure sémantique des composés [VN]N/A est peu contraignante : il suffit que le second constituant soit un argument du V. Or, puisque nous optons pour l’inclusion de tous les composés [VN/A/Adv/P]N/A sous la même construction morphologique, nous avons proposé une révision des deux conditions proposées par Fradin (2005) (cf. 40), et reprise ici :

54) Conditions sur les composés [VN/A/Adv/P]N/A

a) Le N/A/Adv/P doit être interprété comme un argument/un adjoint du prédicat verbal.

b) Le composé [VN/A/Adv/P]N/A doit dénoter une entité qui est sémantiquement corrélée à l’événement décrit par le prédicat verbal. Rappelons aussi que nous avons ajouté le patron d’Action et celui de Résultat dans nos analyses des patrons sémantiques. Donc, il nous a fallu élargir (cf. 55d-e) également les corrélations entre l’entité dénotée et l’événement que Fradin a proposées (cf. 41), et reprises ici :

55) L’entité A est corrélée à l’événement Év si

a) L’expression linguistique qui dénote A est un argument du prédicat verbal qui dénote l’Év (équivalemment : A est un participant dans la structure causale reflétée par le verbe).

b) A constitue le lieu où l’Év prend place. c) A est un causeur de l’Év.

d) A est l’action exprimée par l’Év.

e) A est le résultat de l’action exprimée par l’Év.

Mentionnons finalement une autre conclusion de ces analyses, notamment que le constituant verbal des composés [VN/A/Adv/P]N/A français hérite de la SLC du verbe dont il est le thème. Cette conclusion a pour implication la présence des adjoints dans la SLC du verbe. Elle permet également de mettre en question la position selon laquelle seule la tête d’un composé

endocentrique dont l’un des constituants est un verbe pourrait sélectionner le constituant non tête (cf. Guevara & Scalise 2004, Scalise & Guevara 2006). Ainsi, une autre conséquence de cette conclusion, c’est qu’elle met en question la notion de tête morphologique.

La première partie de nos analyses consiste aussi en une analyse contrastive — qualitative et portant sur la disponibilité. Elle nous a permis de discerner quatre formations agentives suédoises correspondant aux constructions [VN/A/Adv/P]N/A du français, à savoir [N/A/Adv/PV-are]N, [N/A/Adv/PV]N, [N/A/Adv/PV-a]N et [VN]N. Après avoir localisé ces formations suédoises, nous avons examiné si on y retrouve les mêmes patrons sémantiques et les mêmes relations entre les constituants : prédicat et argument interne, argument externe ou adjoint.

Nos résultats montrent que les trois formations suédoises qui comportent un second constituant verbal manifestent les mêmes patrons sémantiques, les mêmes sens dénotatifs, et les mêmes relations entre les constituants que la construction française. Ainsi, la formation germanique comportant -are ne serait pas selon nous la seule formation à présenter des points communs avec le composé roman [VN/A/Adv/P]N, même si, à l’instar de la construction française, elle comporte le plus fréquemment un argument interne. Mentionnons aussi que le composé [N/A/Adv/PV-a]N ne semble pas disponible en suédois moderne. En ceci il se distingue de la construction française. La formation suédoise dans laquelle le constituant verbal occupe la première position, [VN]N, se distingue des autres en ce que les effets d’héritage ne sont pas aussi manifestes et peuvent même être mis en question. Ses patrons sémantiques diffèrent aussi des autres, même si ses sens dénotatifs sont les mêmes. Nous avons constaté que cette formation suédoise se comporte exactement comme le sous-type des composés français [VN]N comportant un argument externe, et pour lequel nous avons proposé une deuxième règle de construction morphologique. Il semble ainsi que notre règle proposée pour le français est renforcée par l’existence d’une même règle de construction morphologique, rentable, en suédois, responsable de la formation d’un même type de composé agentif.

Notre analyse des formations suédoises fournit selon nous aussi des évidences pour l’idée que les adjoints soient présents dans la SLC de la base verbe héritée par le constituant verbal. Nous pensons qu’il n’est pas nécessaire de proposer une règle de construction morphologique distincte pour les cas où le constituant non verbal ne serait pas un argument interne, mais un argument externe ou un adjoint. Rappelons qu’en suédois aussi, il arrive souvent que ce constituant, sous forme de N, est un argument externe ou joue le rôle d’adjoint, et que l’acceptation d’une seule règle présente l’avantage d’éviter de distinguer entre les cas où le N n’est pas un argument interne de V, mais, au contraire, un argument externe ou un adjoint.

Nous avons aussi examiné les restrictions pesant sur les prédicats qui entrent dans les formations agentives française et suédoises. Nous en

sommes arrivée à la conclusion qu’il n’y a pas de restrictions : les prédicats peuvent être inergatifs aussi bien qu’inaccusatifs et les prédicats complexes peuvent s’interpréter comme des états, des activités, des accomplissements, et des achèvements. Nous avons pourtant constaté que les états sont plus rares dans ces formations que les trois autres classes vendleriennes. La même chose vaut pour les prédicats inaccusatifs et inergatifs. En général, le prédicat prend deux arguments dont l’un est l’Agent et l’autre joue le rôle de Thème, comme l’a montré Villoing (2002). Notre étude a ainsi confirmé, dans une perspective plus grande, l’opinion émise entre autres par Fradin (2005) selon laquelle la relation sémantique qui tient entre les constituants d’un composé dont l’un des constituants est un verbe n’est pas sévèrement restreinte.

Remarquons finalement que les sens dénotatifs des patrons sémantiques sont ceux qui sont inclus dans la polysémie d’agent, examinée dans la deuxième partie de nos analyses, à l’exception de celui de Cause, peu rentable, que nous avons regroupé sous Agent ou Instrument. Ainsi, les patrons sont une manière d’arriver à la définition des sens inclus dans la polysémie d’agent. Nos analyses qualitatives dans les chapitres 4 et 5 donnent donc des évidences supplémentaires pour l’existence de la polysémie d’agent. Nos formations agentives en suédois et en français sont, selon nous, issues des cinq règles de construction morphologique. Néanmoins, elles expriment, toutes, les mêmes sens dénotatifs.

La deuxième partie de nos analyses est quantitative et porte sur la rentabilité des sens dénotatifs. La méthode choisie est donc inductive. Nous essayons de répondre à la question de savoir si la polysémie d’agent a une validité empirique. Nous avons inclus, outre les composés [VN/A/Adv/P]N/A, trois autres formations agentives françaises, les dérivés ant, eur et

V-oir(e), dans le dessein de compléter les résultats obtenus pour les composés.

Les dérivés inclus ne sont que ceux qui se basent sur un des 164 verbes types qui entrent dans un des composés. L’objectif principal a consisté à mettre en question le bien-fondé empirique de la polysémie d’agent comme hiérarchiquement structurée, de façon identique pour toute formation agentive, comme proposent entre autres Dressler (1986), Devos & Taeldeman (2004) et Sleeman &Verheugd (2004).

Nos analyses synchroniques et diachroniques des chapitres 7 et 8 montrent plus particulièrement que l’Instrument est le sens le plus rentable pour les composés [VN/A/Adv/P]N/A et les dérivés V-oir(e), alors que l’Agent est le plus rentable pour les dérivés V-eur et V-ant, bien qu’à un moindre degré pour ces derniers. L’existence de la polysémie d’agent est corroborée : nos résultats indiquent que les sens y étant compris sont plus ou moins centraux et rentables pour des formations différentes. Notre étude ne permet cependant pas de confirmer l’idée que ce concept aurait nécessairement une structure hiérarchique ou directionnelle émanant de l’Agent, valable pour toute formation agentive. Nous proposons au contraire

que tous les sens compris dans la polysémie d’agent puissent être qualifiés de primaires, quoique plus ou moins centraux et rentables pour des formations différentes, suivant ainsi les hypothèses de blocage et de rivalité entre différentes formations agentives, opinions émises par Kastovsky (1986), Spence (1990) et Štekauer (2003).

Nous avons aussi discuté des hypothèses diachroniques et sémantiques/cognitives avancées pour expliquer l’extension de sens. Notre conclusion ici est que seules deux hypothèses sémantiques/cognitives se laissent confirmer par nos résultats, car elles ne partent pas nécessairement de l’idée que l’Agent est le sens primaire pour toute formation agentive. L’une des hypothèses, proposée par Rainer (2005b), comprend l’idée d’une approximation métaphorique. Elle pourrait s’appliquer aux quatre formations agentives en français, à condition de considérer la dérivation en -eur comme formation originale. Selon nous, elle est difficilement falsifiable, partant théoriquement vague. L’autre hypothèse est celle du blocage. Nous avons trouvé qu’elle semble plausible pour rendre compte des structures sémantiques différentes manifestées par les quatre formations agentives. Par conséquent, et faute de meilleure hypothèse, nous l’avons acceptée pour expliquer entre autres le fait que l’extension sémantique des unités individuellement polysémiques ne suit pas uniformément la direction de la hiérarchie d’agent. Il est possible d’envisager l’existence d’une rivalité en termes de blocage pour ce qui est du sens agentif, entre, d’une part les composés [VN/A/Adv/P]N/A et les dérivés V-ant et V-oir(e), et d’autre part les dérivés V-eur. Puisque les dérivés V-eur sont majoritairement agentifs, les autres formations seraient poussées vers le sens instrumental. Admettons pourtant que la forte rentabilité du sens Instrument des composés [VN/A/Adv/P]N/A ne bloquerait pas entièrement l’extension d’Instrument des dérivés V-eur. Elle semble cependant faire obstacle à l’extension instrumentale des dérivés V-ant et V-oir(e) : les dérivés V-ant sont poussés vers les sens Action et Résultat, et les dérivés V-oir(e) vers le sens Locatif.

Afin de revenir finalement à la possibilité d’homonymie au lieu de polysémie (cf. 6.3), nos résultats ont rejeté l’hypothèse d’homonymie. Nous avons constaté que les sens (polysémiques) des unités dont il est question dans notre travail ne peuvent être considérées comme des homonymes. Les composés [VN/A/Adv/P]N/A et les dérivés V-ant, V-eur et V-oir(e) dénotent tous, individuellement et collectivement, les mêmes sens (inclus dans la polysémie d’agent). Selon nous, ce fait ne peut dépendre de la simple coïncidence (homonymie). Le grand nombre des unités polysémiques ne peut n’être qu’accidentel, comme ce serait le cas s’il était question d’unités homonymiques. En extrapolant notre conclusion à une portée générale, elle semble indiquer qu’une notion polysémique n’est pas nécessairement ordonnée selon le principe de directionnalité, peut-être même pas sous forme de hiérarchie.