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6 La polysémie d’agent

6.1 La structure hiérarchique des formations agentives

Selon Fillmore (1968:24), qui recourt aux traits animé et inanimé, l’agentif est « the case of the typically animate perceived instigator of the action

identified by the verb », tandis que l’instrumental est inanimé. Or, à propos

des noms d’agent français en -(t)eur, Benveniste estime que :

Il importe peu que ces mots en -(t)eur désignent des hommes ou des instruments, c’est là affaire de ‘parole’, de nécessités locales et imprévisibles. On ne devinerait pas, si on ne le savait pas, que chauffeur s’applique à un homme, brûleur à un appareil, et il est d’ailleurs inévitable, dans une civilisation de plus en plus mécanisée, que les tâches humaines s’assimilent à des fonctions d’instruments. (1975:61)

De même, Winther pense, en ce qui concerne les dérivés en -eur, que c’est le contexte qui décide s’il est question d’un Agent ou d’un Instrument : « c’est le discours qui désambiguïse » (1975:59).

Booij (1986:509) fait une extension du concept d’agent en proposant un niveau intermédiaire entre Agent Personnel et Instrument : Agent Impersonnel. G. Gross (1990:84) fait aussi remarquer qu’un composé comme coupe-papier présente une ambiguïté quant à son sens. Il peut soit désigner un appareil qui coupe du papier, soit un instrument avec lequel on coupe du papier. En d’autres termes, le premier met l’accent sur l’Agent Impersonnel, le deuxième sur l’Instrument. Pareillement, selon Ulland

(1993:20-22), il n’existe entre la nominalisation agentive et la nominalisation instrumentale aucune démarcation fixe.135 Ulland (1993:22) s’appuie sur Cruse (1973:21), qui englobe dans la notion d’agent certaines machines et certains agents naturels, inanimés, dans la mesure où ces types utilisent leur propre force pour réaliser l’action exprimée par l’élément verbal.

Villoing signale de même que « les rôles agents et instruments (au sens strict) sont conceptuellement proches » (2002:276, n. 29), ce qui, selon elle (2002:290), confirmerait l’hypothèse qu’avancent Corbin & Temple (1994) sur la sous-détermination du sens des composés [VN]N/A entre personne et objet (p.ex. garde-côte peut dénoter les deux). Cette opposition ne serait pas une propriété inscrite au lexème, mais dépendrait de facteurs pragmatiques, socioculturels ou autres.

Selon Dressler (1986:526), qui adhère à la Natural Morphology136, la notion d’agent, polysémique, manifeste la structure hiérarchique donnée sous :

59) Agent > Instrument > Locatif ou Source/Origine137

Cette structure se refléterait dans la fréquence relative de ces sens. Elle serait aussi présente dans l’acquisition de langues où le rôle d’Agent est primaire. Diachroniquement, l’extension de sens suivrait cette direction hiérarchique.138 De plus, en liant la hiérarchie d’agent à la hiérarchie d’Animacy (cf. Comrie 1981), Dressler (1986:527) distingue entre divers types d’Agents et y inclut l’Impersonnel :

60) Agent Humain > Agent Animal > Agent Végétal > Agent Impersonnel Signalons que Dressler (1986) envisage une extension sémantique passant du latin au français moderne, alors que nous entreprendrons une analyse intralangagière de l’extension sémantique.

Booij (2002:106) avance que la polysémie des noms d’agent peut être systématiquement étendue, sous forme d’un schéma d’extension conceptuelle, qui prévoit que tout nom agentif peut potentiellement posséder ces trois références :

135 Pour ce qui est du suédois, Lilie (1921:48) estime que les similarités entre les noms agentifs et les noms instrumentaux semblent s’accroître.

136 Pour une description de ce courant théorique, voir Dressler (1977, 1986).

137 Les termes de Source/Origine peuvent d’après Dressler (1986:525, 527) s’exemplifier par les mots anglais London-er et foreign-er. Notons que la première base est un N, et la deuxième un A.

138 « This hierarchy is reflected not only in the relative frequency of these meanings but also in the primacy of agentivity in language acquisition […] and in Breton language decay […], and in diachrony meaning extension seems to go in the same direction » (Dressler 1986:526).

61) Agent > Agent Impersonnel > Instrument

Booij (2002:123) mentionne aussi que les sens plus marginaux d’objet, d’événement, et de causatif, doivent être compris dans la polysémie d’agent.

Suivant un même type de raisonnement, Sleeman & Verheugd (2004:145-149) estiment que les dérivés V-eur manifestent une déverbalisation graduelle au cours de leur nominalisation selon la structure sémantique suivante :

62) Agent [+humain] > Instrument [−humain] > Produit [−humain]

Nous trouvons cette structure trop rudimentaire. Le critère humain/non humain pose par exemple un problème pour ce qui est des Agents Animaux et Végétaux : il nous semble qu’il faut les considérer comme des Instruments. De plus, le critère qui est à la base de la distinction entre Instrument et Produit n’est pas explicité. Sleeman & Verheugd (ibid.) reprennent ce dernier terme de Winther (1975) et l’exemplifient par

durcisseur d’ongles. Winther avance qu’un grand nombre des formes en -ant

ont un sens proche de l’Instrument « en ce qu’ils désignent des ‘produits

servant à’, autrement dit des principes actifs » (1975:61).

Devos & Taeldeman (2004) émettent, dans le même ordre d’idées, l’hypothèse d’Agentivity, selon laquelle la formation des noms déverbaux en néerlandais et dans d’autres langues germaniques et romanes est, ou a été, gouvernée par la structure suivante :

63) Nom d’Agent [+agentif] [+animé] > Instrumental2 [+agentif] [–animé] > Nom d’Action139 [–agentif] [–animé] > Instrumental1 [–agentif] [– animé]

Selon Devos & Taeldeman (2004:158), les noms instrumentaux2 font référence aux machines et aux outils (Agents Impersonnels et Instruments, selon notre terminologie, cf. 7.1.4), alors que les noms instrumentaux1 font référence aux substances et aux produits (Instruments suivant notre terminologie). Cette structure nous semble théoriquement circulaire, car elle emploie des traits redondants qui figurent à deux niveaux différents (et comme étiquette et comme trait distinctif) : les Agents sont toujours [+agentif], mais les Instruments peuvent être soit [+agentif] soit [−agentif].

Devos & Taeldeman estiment que quelques suffixes français sont typiques pour le domaine agentif (nom d’agent et instrumental2), auquel appartient la composition française [VN/A/Adv/P]N/A :

The (just as) frequently used type ‘stem + noun’ (for example brise-soleil ‘sun-blind’140 […]) derives deverbal nouns in the agentive field, both real ‘nomina agentis’ and instrumental2 nouns. Just like derivations with -oir(e) they never cross their semantic field. The same holds for equivalent structures in English, for example killjoy, pickpocket (agentive nouns) and Italian, for example tagliaborse ‘pickpocket’ […] (agentives) next to

tagliacarte ‘letter-opener’ […] (instrumental2 nouns). (2004:161-162)

Or, Devos & Taeldeman admettent qu’il y a des exceptions contredisant l’hypothèse d’agentivité. Les noms français en -eur et en -ant sont par exemple soumis à une extension sémantique vers la catégorie d’instrumental1 (p.ex. autobronzant) :

The products these nouns denotate are mostly chemical substances, the administration of which requires no specfic human (manual) skill. They have an agentive character of their own. (Devos & Taeldeman 2004:164)141

Le suffixe -oir(e) constitue une autre exception, puisqu’il entre dans nombre de noms locatifs [−agentif] tels qu’abattoir et dortoir selon Devos & Taeldeman (2004:165). Ils remarquent aussi que les composés [VN/A/Adv/P]N/A « can have a (additional) locative interpretation, too (for

example garde-robe […], garde-meubles […]) » (2004:165).

À la lumière de ce qui précède, nous soulignons que d’après Devos & Taeldeman (2004), les sens [+agentif] (nom d’agent ou instrumental2) sont historiquement les primitifs, tandis que le sens locatif [−agentif] n’est qu’additionnel. En ceci, Devos & Taeldeman envisagent, à l’instar de Dressler (1986) et de Sleeman & Verheugd (2004), que l’extension sémantique suit nécessairement une direction hiérarchique, idée à laquelle nous allons nous opposer dans les analyses synchronique et diachronique.

6.2 Blocage ou rivalité entre formations ou sens