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2.2 Les unités morphologiques .1 Morphème, morphe et allomorphe

2.3.1 La constitution du lexique

La constitution du lexique mental et le degré d’interface entre les modules de la grammaire restent toujours des questions d’actualité. Il faut par exemple prendre position quant à l’hypothèse lexicaliste stricte selon laquelle toutes les unités lexicales sont répertoriées dans le lexique. De plus, il existe un profond décalage entre une approche selon laquelle le lexique est maximaliste, tolérant des redondances (voir p.ex. Bloomfield 1933 et Halle 1973) et une approche selon laquelle le lexique est économique et minimaliste (voir p. ex. Di Sciullo & Williams 1987 et Ackema & Neeleman 2001).

Bloomfield, considérant que le morphème et non le mot est l’unité de base d’une langue, envisage que : « The total stock of morphemes in a

language is its lexicon » (1933:162). De plus, « every morpheme is an irregularity […] et le lexique est « a list of basic irregularities » (Bloomfield

1933:274). D’après Halle (1973), la morphologie consiste de trois composants distincts : (i) la liste de morphèmes, qui donne des informations grammaticales sur les unités qui y entrent ; (ii) les règles de formation des mots, qui déterminent l’arrangement des morphèmes pour former des mots

31 Selon Grevisse (1993:182) pareillement, dans les mots dérivés, les affixes s’attachent à la base d’un mot. La base est selon lui l’équivalent du radical, mais ce dernier se rapporte surtout à la morphologie grammaticale.

32 Il est à remarquer que tous les verbes anglais ne sont pas suffixables par -ation (Georgette Dal, c.p.).

existant actuellement. Ces règles, qui incluent des renseignements sur le mot formé tels que ses caractéristiques sémantiques et syntaxiques, ont accès à la fois au lexique et à l’output de la phonologie ; (iii) le filtre, qui indique les propriétés idiosyncrasiques des mots, a pour but d’empêcher l’insertion lexicale des mots inexistants (pas bien formés). Le lexique33 se constitue ainsi de l’ensemble des mots actuels. Ce lexique est le produit de la morphologie et ne contient que des formes flexionnellement pleines : il n’y a donc aucune distinction entre morphologie dérivationnelle et morphologie flexionnelle. De cette manière, la syntaxe a accès direct au lexique. D’après Halle (1973:16), une grande partie du lexique est stockée dans la mémoire permanente du locuteur qui n’a besoin des règles de formation qu’au cas où il rencontrerait un mot inconnu ou voudrait créer un mot nouveau. Halle (1973:16), souligne la différence fondamentale entre l’usage des mots et l’usage des phrases : on utilise le plus souvent des mots connus, alors que l’on emploie rarement les mêmes phrases. Le lexique de Halle (1973) peut ainsi, comme le dit Bauer (2001b:101), être considéré comme un « full-entry

lexicon » (c.-à-d. le lexique conditionnel ci-dessous).

Toutefois, la conception du lexique comme contenant des unités idiosyncrasiques est très répandue. Nous avons mentionné (cf. 2.1.2) que Di Sciullo & Williams (1987:3) estiment que le lexique ne contient que les « hors-la-loi », c’est-à-dire des formations irrégulières. De même selon Anderson (1992:195), le seul critère pour exclure une unité du lexique se base sur la productivité des règles gouvernant la formation des mots : une unité linguistique ayant des propriétés déviantes quant à la forme, au sens ou à la syntaxe, doit être listée dans le lexique (Anderson 1992:197). Selon Aronoff (1994:21-22), cette conception est liée à la distinction entre ce que M. Allen (1978) appelle lexique permanent34 (minimaliste ; notre remarque) et lexique conditionnel (maximaliste ; notre remarque). Aronoff réserve, lui aussi, l’emploi du terme de lexique pour faire référence au lexique permanent : la liste de tous les signes idiosyncrasiques indépendamment de leur catégorie ou de leur complexité. Au contraire, le lexique conditionnel réfère à la liste infinie de tous les lexèmes.

Selon Aronoff & Anshen (1998), les règles morphologiques opèrent sur les unités du lexique, et le lexique et la morphologie sont concurrents. La morphologie forme des mots réguliers, alors que le lexique liste des mots irréguliers ; l’interaction entre ces deux assure que seule une forme sera utilisée, englobant ainsi le phénomène de blocage interdisant les doublets (women contre womans). Aronoff & Anshen (1998:47) signalent qu’il y a des linguistes qui sont d’avis que la morphologie est « in the lexicon », mais

33 Halle l’appelle dictionnaire. Nous réservons ce terme pour les dictionnaires écrits ou digitalisés, partant distincts du lexique mental.

34 Lieber propose que le lexique permanent, n’étant ni non structuré ni établi selon l’ordre alphabétique, soit néanmoins bien organisé, et « consists of a set of all those terminal items which cannot be decomposed into smaller parts, along with their lexical entries. » (1981:38)

dans ce cas, le lexique est conçu comme étant très vaste et comprenant tous les mots, actuels et potentiels. Aronoff (2000:347) attire de même l’attention sur la question de savoir s’il y a un composant de morphologie unique dans la grammaire, séparé du composant de lexique. Villoing y répond négativement en parlant de « la morphologie en tant que composant lexical autonome » (2002:104) :

Cependant, la position lexicaliste de Chomsky (1970) ne contient pas de propositions précises quant aux règles de formations des mots, d’une part parce que le composant est moins conçu comme un module de formation morphologique des unités lexicales que comme lieu de listage des irrégularités qui les caractérisent (2002:111-112).

Selon Villoing (2002:121), la morphologie lexicale opère sur des lexèmes et « prend en charge la formation des mots du strict point de vue lexical » (2002:123). Cette morphologie constructionnelle ne traite donc pas du tout ce qui concerne le lexique, mais construit « les unités lexicales complexes au moyen de règles morphologiques » (ibid.).

Ackema & Neeleman (2001:30-31), visant à examiner la compétition entre syntaxe et morphologie, proposent un modèle de la grammaire qui se base sur quatre jugements : (i) la syntaxe et la morphologie sont deux systèmes génératifs indépendants ; (ii) le lexique est une liste d’irrégularités syntaxiques et morphologiques ; (iii) l’engendrement syntaxique est non marqué par rapport à l’engendrement morphologique ; (iv) les unités lexicales peuvent être sous-spécifiées de manières différentes : un type de sous-spécification regarde leur place de réalisation (c.-à-d. dans la syntaxe ou dans la morphologie). En outre, Ackema & Neeleman affirment :

Research into the form of lexical entries is guided by the assumption that lexical storage should be kept to a minimum. As a research strategy, it is assumed that knowledge that can be represented by rules should not be duplicated by lexical stipulations. (2001:43)

Il s’ensuit de cette stratégie que ne seront listés dans le lexique que des locutions (idioms) et des mots simples irréguliers (Ackema & Neeleman 2001:44).

Bauer (2001b:100-124) examine le stockage lexical et la production de la langue d’un point de vue psycholinguistique. La structure phonotaxique et syllabique d’un mot semble être importante pour le processus linguistique (Bauer 2001b:100-101). Il (2001b:101, 103) souligne que l’approche morphologique en psycholinguistique est généralement traditionnelle : les mots se segmentent en morphèmes et il y a une distinction claire entre dérivation et flexion. Néanmoins, des travaux psycholinguistiques sur le stockage semblent parler en faveur d’une morphologie basée sur le morphème, c’est-à-dire que les unités primaires du lexique sont des

morphèmes et que les mots complexes, comme les dérivés, s’analysent en morphèmes. De plus, les unités présentant une flexion irrégulière semblent être stockées séparément des unités régulières (Bauer (2001b:102-112). Bauer (2001b:112-124) avance que les études psycholinguistiques semblent montrer que la flexion régulière se produit automatiquement, tandis que la production de certains dérivés pose des problèmes (p.ex. les variations d’ordre morpho-phonologique issues d’une formation moins productive : divine contre divinity). Il ne semble pas exister de règles productives rendant compte de tels phénomènes. Des études récentes semblent montrer que les mots complexes qui sont très courants peuvent être stockés dans leur forme pleine sans être segmentés en morphèmes.35 Bauer (2001b:46) s’oppose à l’idée selon laquelle seules la dérivation et la flexion irrégulière sont supposées être stockées alors que la flexion régulière est supposée être engendrée. Il trouve extrêmement complexe de tracer une ligne de démarcation aussi nette ; en particulier, la flexion est une notion difficilement définissable. Blevins (2003:764) signale que des implications psycholinguistiques montrent que les formes irrégulières des verbes allemands sont stockées dans leur forme pleine dans le lexique (voir p. ex. Clashen 1999). Or, comme l’observe Blevins (ibid.), ceci n’empêche pas que les formes régulières ne sont pas quant à elles stockées dans leur forme pleine : Booij (1999) et Bybee (1999) signalent qu’il y en a de fortes évidences. Notons à ce propos la distinction que souligne Booij (2002:13) entre lexique comme module abstrait de la grammaire et lexique individuel du locuteur natif. Ce dernier contient un nombre plus limité d’entrées, mais peut, en même temps, aussi inclure des unités régulières, courantes, afin d’augmenter la vitesse de production.

En conclusion, l’idée d’un lexique maximaliste pourrait être motivée par les recherches psycholinguistiques, à la réserve qu’elles concernent nécessairement le lexique individuel. Or, l’idée d’un lexique minimaliste sans redondances se trouve à un autre niveau en ce qui concerne la théorie grammaticale, et conséquemment nous la trouvons plus attirante dans cette perspective. Ce positionnement théorique nous conduit à nous rallier aux approches théoriques qui envisagent que la morphologie est un module indépendant de la syntaxe et que le lexique tend à une structure économique comportant des règles constructionnelles, probablement sous forme hiérarchique (cf. Fradin 2003a qui renvoie entre autres à Koenig 1999 et à Davis 2001).

35 Bauer (2001b:124) avance à ce propos que le terme de morphème doit recevoir une interprétation beaucoup plus restreinte que son interprétation traditionnelle, mais ne précise pas de quelle façon.