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Le syndicat de la magistrature : une conception politique du syndicalisme

CHAPITRE 3 : Une clinique traversée par la question de la résistance : le cas d’un tribunal de

I. Analyse de la demande : « accompagner un collectif de résistance »

I.2. Le syndicat de la magistrature : une conception politique du syndicalisme

Attardons-nous désormais sur le syndicat de la magistrature (SM) auquel les deux juges à l’origine de la demande du travail collectif appartiennent121.

Historiquement il s'agit du premier syndicat de magistrats créé en France. Le Syndicat de la magistrature est né dans la mouvance des événements de mai 1968. Gilles Sainati, ancien secrétaire général, parle d’une organisation marquée par des courants de pensée comme « le

catholicisme social, le marxisme dialectique, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, pour ne citer qu’eux » (Sainati, 2010, p. 12). Ce Syndicat est la figure de proue de ceux qu’on appelait

auparavant les « juges rouges », qui se voulaient progressistes et contestataires, qui rejetaient la bourgeoisie et luttaient contre une « justice de classe ».

Ses fondateurs ont choisi d'adopter la forme syndicale, et non associative, afin de créer les conditions d'un rapprochement avec les syndicats de fonctionnaires122 et d'ouvriers et plus généralement dans le but d'inscrire ses actions au cœur du débat public sur des problèmes relevant de son domaine de compétence. C’est une stratégie délibérée de « décloisonnement de

la justice » (Lyon-Caen, 2010) qui a œuvré à ce rapprochement. Cet élément permet de

comprendre en partie l’inscription historique de la volonté des magistrates du SM de proposer un collectif intersyndical et trans-corporatiste.

de temps, d’argent, de travail de traitement des données et de préparation des rapports) de la problématique de la souffrance au travail (même si a aucun moment on parlera de souffrance dans les évaluations, bien sûr). Cependant, les rapports sur les RPS nous disent très peu de choses sur ce qui se passe réellement dans cet endroit. Peu d’information, voire aucune, ne nous est fournie, au-delà des zones « vertes, jaunes et rouges », sur les problèmes réels auxquels les travailleurs font face tous les jours » (Nusshold, 2015, p. 233).

121 Rappelons que la demande initiale émane de deux juges syndiquées, dans le but d’entamer un travail avec un

collectif intersyndical constitué à cette occasion.

122 Dont fait partie la CGT des services juridiques, syndicat d’appartenance des fonctionnaires qui participeront au

125 D’après nos recherches, nous constatons que ce syndicat est moins enclin que d’autres à traiter de la question de la souffrance au travail des magistrats (Syndicat de la magistrature, Les mauvais jours finiront, 2010).

Toutefois depuis 2010, le syndicat de la magistrature a interpellé à de nombreuses reprises sa hiérarchie, très souvent conjointement avec les syndicats CGT des services judiciaires, de l’administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse, pour faire part de certaines situations de crises au sein de l’institution123.

Dans une publication récente, qui vise à exposer le projet pour la justice défendu par le SM, on peut constater que la souffrance au travail des agents n’apparait qu’en filigrane (Syndicat de la magistrature, 2017). Les thématiques majeures abordées dans cette publication sont l’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir, la place de la justice dans la construction de l’édifice démocratique, la mise en garde contre le sous-effectif chronique, la lutte contre le recul des libertés, le combat contre les inégalités judiciaires et la dénonciation des évolutions législatives sur le terrorisme et l’état d’urgence.

On constate que les thèmes édictés dans ce projet syndical sont essentiellement politiques, au sens où ils traitent dans leur énoncé même, de l’organisation et du gouvernement de la Cité. Pierre Lyon-Caen, ancien magistrat et membre fondateur du SM, précise dans un article retraçant les liens entre l’histoire du syndicat et les engagements actuels des militants que :

« L’action corporative classique sur les moyens et les rémunérations n’apparaissait pas au premier plan des préoccupations des jeunes magistrats [fondateurs du Syndicat de la magistrature] et de ceux qui les ont rejoints. En revanche l’incapacité dans laquelle l’institution judiciaire se trouvait d’accomplir de façon satisfaisante sa mission constitutionnelle et légale, son enfermement sur elle-même, ses conceptions souvent étriquées, mais aussi sa dépendance à l’égard de l’exécutif et le poids pesant de sa hiérarchie judiciaire qui se comportait parfois comme si elle était le relai du pouvoir en place, autant de constatations qui conduisaient les jeunes magistrats à souhaiter réagir, et pour cela se regrouper » (Lyon-Caen, 2010, p. 28). Ici, Pierre Lyon-Caen signale ostensiblement que les préoccupations des fondateurs du syndicat, et des collègues qui les rejoindront par la suite, n’étaient pas prioritairement des revendications syndicales « classiques » qui aurait pu se traduire en termes de rémunérations et

123 Lettre du syndicat de la magistrature à Christiane Taubira, garde des Sceaux et ministre de la Justice, 13 juillet

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de moyens. C’est plutôt la réalisation satisfaisante du travail judiciaire dans des conditions d’indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif qui était prônée par l’organisation. Nous saisissons ainsi que l’engagement syndical au sein du Syndicat de la magistrature est, dans son essence historique et militante, politique. En reprenant les travaux du philosophe Franck Fischbach, on peut noter que cet engagement est politique car il comprend, avant toute chose,

« une critique de la société » (Fischbach, 2015, p. 37) et une certaine conception de « l’organisation de la société » (ibid., p 37).

Dans la même veine, nous pouvons également citer Gilles Sainati, qui indique124 que le militantisme au sein de son organisation vise à « veiller à ce que l’autorité judiciaire puisse

exercer sa mission en toute indépendance à la défense de la liberté et des principes démocratiques et à celle de ses membres contre des procédures disciplinaires et/ou discriminatoires toujours plus arbitraires » (Syndicat de la magistrature, 2010, p. 11).

Lors de notre première rencontre, les magistrates nous expliquent que la question politique est consubstantielle de leur activité professionnelle ; « juger est un acte politique » dira l’une d’entre-elles125.

Pourquoi nous semble-t-il digne d’intérêt d’insister sur la prise en compte de la dimension politique du travail des magistrats par le Syndicat de la Magistrature ?

Car cela nous parait être un élément de compréhension essentiel de la genèse de la demande et révèle, en outre, un véritable souci du travail dans l’action militante de cette organisation. Pour le SM, le travail judiciaire est « un enjeu démocratique et citoyen » (Syndicat de la magistrature, 2017, p. 17). Ici, le travail peut s’entendre comme travail de production (poïesis) orienté vers le monde. La dimension politique de ce travail semble capitale pour le SM, ce qui n’est pas forcément le cas pour d’autres centrales syndicales126. Nous pensons que cette lecture historique

124 En reprenant les statuts du Syndicat de la magistrature

125 Elle reprend ainsi à son compte une proposition d’un texte de Matthieu Bonduelle, juge d'instruction au TGI de

Créteil, ancien secrétaire général du Syndicat de la magistrature. Dans cet écrit, il réalise un plaidoyer pour que la dimension politique de « l’acte de juger » soit reconsidérée : « On dépolitise parce qu'on désocialise la situation

judiciaire, et notamment le magistrat : en le robotisant dans un cas en le déifiant ou en le diabolisant dans l'autre, en le fantasmant chaque fois. Par-là, on cause un double dommage. D'abord, on empêche que les questions se rapportant à la justice puissent être véritablement débattues au sein de la cité : dans le premier cas parce qu'il n'y aurait matière qu'à des querelles d'experts ; dans le second parce qu'on retourne sans cesse à la dispute politicienne, dont l'enjeu se résume à la quête du pouvoir. D'autre part, on construit une figure impossible du magistrat et on tend ainsi à le couper de la société » (Bonduelle, 2014, p. 28).

127 permet de situer les idées et les concepts constitutifs de l’organisation à laquelle appartiennent les demandeuses.

De surcroît, il apparait probable que l’émanation de cette demande ait partie liée avec la

doctrine du Syndicat de la magistrature. Pour l’économiste Christian du Tertre, une

organisation du travail s’adosse à des « formes de pensée » qui permettent aux travailleurs de concevoir un certain rapport entre leur travail et la société. Selon l’auteur, la doctrine est un regroupement de concepts que les « salariés mobilisent implicitement ou explicitement, [par]

des expressions « clés » [et] qui servent de référents et expriment de manière condensée une façon d’aborder le réel » (Du Tertre, 2013).

La centralité politique du travail judiciaire semble faire partie de la doctrine du SM, même si elle n’est pas formulée directement en ces termes. L’expression « juger est un acte

politique » utilisée par l’une des magistrates semble en attester.

Ainsi, le lien intime qu’établit le SM depuis sa création entre le travail judiciaire, le travail syndical et la démocratie semble avoir été un support à l’élaboration de la demande, ou pour le dire d’une autre manière, la doctrine a servi d’aide à l’élaboration de la demande pour les magistrates. Dans ce cas, nous pouvons penser que la doctrine a été utilisée comme un substrat, un fonds, sur lequel se sont appuyées les magistrates pour construire leur demande. Pour conclure, nous devons évoquer ce qui nous est apparu comme un paradoxe. Malgré la place centrale qu’occupe le travail judiciaire pour ce syndicat, ce dernier n’est en effet que très peu disposé à prendre en compte la souffrance au travail des magistrats. Selon les initiatrices de la demande, cet apparent paradoxe bloque un certain nombre d’initiatives :

« La souffrance au travail, c’est une question qui est difficile à aborder au sein de notre organisation. Déjà, à la base un juge n’a jamais mal. Mais quand en plus, il est au syndicat de la Magistrature, alors là, il n’a vraiment jamais mal. Ici, on se bat pour les autres, pour les opprimés, les démunis, mais ce sont toujours les autres qui souffrent, pas nous ».

Dans cette perspective, l’action syndicale est d’abord un combat contre l’injustice ; elle est aussi une aide, une main protectrice et tendue vers les laissés pour compte victimes de ce système inique. Mais jamais cette position ne prend en compte la vulnérabilité des magistrats, à laquelle elle tend plutôt à opposer un déni alors que, selon les demandeuses, il conviendrait au contraire de la considérer dans la place nodale qu’elle occupe. Les formes traditionnelles de l’action syndicale sont ainsi au centre de leurs critiques, les deux magistrates allant jusqu’à conclure à leur inefficacité patente.

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