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La souffrance au travail au sein de l’autorité judiciaire

CHAPITRE 3 : Une clinique traversée par la question de la résistance : le cas d’un tribunal de

I. Analyse de la demande : « accompagner un collectif de résistance »

I.1. La souffrance au travail au sein de l’autorité judiciaire

Nous allons désormais tenter de préciser la place prise par les questions liées à la souffrance au travail au sein de l’autorité judiciaire, de manière à resituer le contexte de la demande.

La souffrance au travail des magistrats a fait son apparition dans la sphère médiatique via plusieurs parutions ou évènements qui ont eu lieu au début des années 2010.

Cependant, il semblerait que le syndicat Fo-Magistrats se soit intéressé le premier, et ce dès 2004, à la question des liens entre la souffrance au travail des magistrats et les nouvelles méthodes de gestion du travail du corps judiciaire. La préoccupation du syndicat était de pointer

« les risques encourus en raison du recours à la prime modulable et à la nouvelle méthode de gestion des juridictions par la « LOLF » (loi organique relative aux lois de finances), qui a été le prélude à la RGPP (révision générale des politiques publiques), puis à la « MAP » (modernisation de l'action publique) (FO Syndicat National des Magistrats, 2015).

Par la suite, Christophe Dejours a été invité à plusieurs reprises lors de colloques organisés par ce syndicat en 2007, 2011 et 2012 pour présenter son travail.

Mais c’est surtout l’Union Syndicale des Magistrats, organisation dite « apolitique » (USM), qui, quelques années plus tard en 2010, a réussi à provoquer un retentissement important dans la presse et dans l’institution judiciaire grâce à la publication d’un livre blanc sur l’état de la justice en France. L’ouvrage met en effet en lumière les conséquences « des

réformes [qui] se sont enchaînées, la plupart régressives au plan des standards internationaux, souvent sans cohérence les unes avec les autres et non financées » (Union Syndicale des

Magistrats, L'état de la justice en France, 2010, p. 3). Dans cette publication, le constat est accablant sur « l’état réel de la justice en France » (Ibid., p. 4). Le livre décrit un nombre important de situations concrètes, dans lesquelles le travail judiciaire est soit bâclé, soit

judiciaire. Nous conserverons cette distinction car elle sera reprise par les participantes elles-mêmes pendant le collectif d’enquête.

121 empêché. C’est le manque chronique de « moyens » qui est pointé du doigt par cette publication. Ce nonobstant, la souffrance des magistrats n’est jamais ouvertement citée dans le texte. On observe une retranscription des difficultés sur le plan matériel et organisationnel de ces derniers sans que leur vécu ne soit explicitement traité. De plus, lorsqu’il est fait mention de la souffrance vécue, c’est de celle des greffiers dont il s’agit107 (Ibid., p. 13).

Par ailleurs, la même année que la sortie du « livre blanc », survient le suicide du juge d’instruction Philippe Tran-Van qui surgira dans la sphère médiatique et qui sera à l’origine d’un des premiers groupes d’étude sur la souffrance au travail au sein des services judiciaires108.

En 2012, c’est le tribunal de grande instance de Versailles qui défraie la chronique suite aux suicides de deux de ses magistrats à 15 jours d’intervalle. Entre 2010 et 2012, dans le ressort de la cour d’appel de Versailles quatre suicides sont ainsi constatés109.

En 2015, une étape supplémentaire est franchie dans la mise en lumière de la souffrance vécue par les magistrats. Encore une fois, c’est l’Union Syndicale des Magistrats qui publie à nouveau un livre blanc dans lequel, cette fois ci, il est très clairement fait référence à ses suicides (Union Syndicale des Magistrats, 2015, p. 3 et 44). Le thème central de cette publication est

« la souffrance au travail des magistrats » (Union Syndicale des Magistrats, 2015). Une

centaine de récits de vie ont permis à cette organisation de dresser un état des lieux des difficultés rencontrées par les magistrats. La surcharge de travail et l’épuisement des agents sont les plus souvent mis en avant dans le texte et, à de plus rares reprises, c’est la « dictature

des statistiques » (Union Syndicale des Magistrats, 2015, p. 44 et 67) et le « harcèlement moral » qui sont dénoncés (Ibid., pp. 42-45). De notre point de vue, ce qu’il y a de plus

marquant dans cet ouvrage, c’est la manière dont est décrite la souffrance des magistrats par le truchement de très nombreux témoignages. Clairement, la force du livre blanc est de mettre en mots la souffrance des magistrats pour briser, comme le disent ses auteurs, une forme de « tabou »110. Pourtant, la puissance des descriptions subjectives du recueil n’aboutit pas une critique ferme de l’organisation du travail. Nous sommes même surpris par les « remèdes » proposés par l’organisation syndicale, à la fin de l’ouvrage, car ils semblent comme euphémiser

107 Nous verrons, qu’au début du travail collectif, nous retrouverons une configuration assez similaire, dans

laquelle les magistrats seront plus enclins à entendre la souffrance des greffiers que la leur.

108.http://www.lepoint.fr/justice/depression-et-suicide-la-cruelle-solitude-des-juges-061120151979609_2386.php 109.http://www.la-croix.com/Actualite/France/Pontoise-Enquete-preliminaire-apres-le-suicide-d-un-juge-

dinstruction-2014-03-03-1114697

110 « Parler de ses conditions de travail dans la magistrature est encore tabou, plus encore quand celles-ci sont

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le lien existant entre les cas individuels dépeints et le travail (Ibid., p. 51). Les « remèdes » en question sont « un kit de survie », qui préconise aux agents de « ne pas s’isoler » (Ibid., p. 52), la nécessité d’une « prise de conscience individuelle » (Ibid., p. 54), le rappel de la réglementation (Ibid., pp. 55 à 58) et du rôle des instances du dialogue social (ibid., p. 59), et la mise en place d’un plan d’action et de prévention des risques psychosociaux (ibid., p. 65).

Aussi, un récent documentaire intitulé sois juge et tais toi ?, écrit et réalisé par Danièle Alet a été diffusé sur La chaîne parlementaire, le 20/03/2107. Le film évoque les « jugements

à la chaîne et formatés » (Alet, 2017), le suicide du Juge Tran-van (cité ci-avant) et la

souffrance éthique des magistrats. Ce document nous semble être l’un des plus abouti concernant la souffrance au travail des magistrats.

Pour ce qui est des fonctionnaires de l’autorité judiciaire, les écrits sur leur souffrance au travail sont beaucoup moins nombreux, voire inexistants. Nous avons, toutefois, pu consulter un nombre important de procès-verbaux des Comités d’Hygiène, de Sécurité, et des conditions de Travail (CHSCT) ou des Comités Techniques (CT). Dans ces procès-verbaux sont fustigés le manque de moyens, le délabrement de certaines juridictions, la faiblesse des salaires, la surcharge de travail, la création de nouveaux statuts, les agressions verbales et physiques, voire même « le risque d’expansion du virus « Ebola » »111. Les représentants du personnel des fonctionnaires ainsi que les différents syndicats (C-Justice, Syndicat des greffiers de France, FO Union justice, CGT de la chancellerie) sont tous d’accord pour dénoncer « l'état de déliquescence des juridictions » et « le manque de moyens »112 mais les problèmes liés à la souffrance des fonctionnaires des greffes ne constituent quasiment jamais une référence centrale.

En avril 2014, un mouvement de protestation national, baptisé « greffe en colère » a secoué l’autorité judiciaire. Les personnels de greffe réclamaient plus de moyens humains et

« une revalorisation de leur statut »113. Cette action collective du personnel de greffe était aussi traversée par une demande de reconnaissance de l’utilité et des savoir-faire impliqués dans leur travail114.

111 Communiqué d’octobre 2014 des Membres Union Justice FO du CHSCT du Ministère de la justice.

112 Les agents du tribunal de Bobigny ont été les fers de lance de cette dénonciation : « "On n'a plus d'agrafes, plus

d'enveloppes, plus de scotch [...] on arrive à les acheter nous-mêmes parce qu'on ne peut plus travailler", explique Marion Villeminey, greffière » (FRANCE TV info, 2016).

113 http://www.lesinrocks.com/2014/06/23/actualite/justice-les-petites-mains-se-rebiffent-11511670/

114 « De toute façon, les gens ne savent pas à quoi on sert ! » http://www.lanouvellerepublique.fr/Vienne/Actualite/

123 Plus récemment, des articles de journaux ont fait état de « harcèlement moral » dans certaine juridiction dans des tribunaux de Grande Instance115.

Cependant et malgré cette masse importante de documentation, nous n’avons pas trouvé, à la différence des magistrats, d’archives dans lesquelles des revendications structurées sur la souffrance au travail étaient énoncées.

En ce qui concerne la hiérarchie de l’autorité judiciaire, la lutte contre la souffrance au travail des magistrats et de tous les fonctionnaires du ministère de la Justice est devenue depuis 2012 un enjeu affiché par les différents gardes des Sceaux. Suite aux évènements décrits ci- avant, et grâce aux multiples remontées du terrain, un plan d’action ministériel a été approuvé par l’ensemble des organisations syndicales en octobre 2013 et un groupe de réflexion sur

« l’optimisation des conditions de travail »116 a été créé. Durant son mandat l’ancienne ministre

de la Justice, Christiane Taubira, a décidé d’intégrer le thème de la souffrance au travail dans la formation de chef de juridiction. Elle a instauré également un accompagnement psychologique et un numéro vert auquel répondent des psychologues spécialisés pour les agents en difficulté117.

Après consultations des différentes préconisations118 et rapports ministériels119, nous avons constaté que les dispositifs mis en place relevaient comme c’est le cas fréquemment d’une conception « gestionnaire » et psychologisante de la souffrance au travail. Ces dispositifs se sont matérialisés par la mise en place de plans d’action de prévention des « RPS », qui s’avèrent être dans la majorité des cas des démarches lénifiantes et aveulissantes (Nusshold, 2015)120 et qui semblent rejoindre en grande partie les « remèdes » préconisés par l’USM.

115 http://www.larep.fr/orleans/social/justice/2017/04/07/des-fonctionnaires-en-grande-souffrance-au-tribunal-de-

grande-instance_12354647.html

116 Souffrance au travail : Communiqué de presse de Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice,

daté du 20 février 2015.

117 Ibid.

118 Lettre aux magistrats et aux fonctionnaires de la justice : Lutter contre la souffrance au travail, Christiane

Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice, Janvier 2014.

119 Plan ministériel de prévention des risques psychosociaux du ministère de la Justice : http://justicecgc.e-

monsite.com/medias/files/12-2014-plan-ministeriel-prevention-risques-psychosociaux.pdf Christiane Taubira au ministère de la justice

120 « L’évaluation des RPS permet d’identifier des « zones rouges ». Ces « zones rouges » sont appelées ainsi

pour la présentation des formulaires. En ce sens, les questionnaires permettent souvent à la direction, fortement influencée par l’importance des données quantitatives de gestion, de prendre conscience d’un problème que tout le monde connaît déjà. L’évaluation des RPS permet bien souvent une première approche (très coûteuse en termes

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Néanmoins, et comme nous venons de le présenter, nous pouvons dire que depuis 2010 la thématique de la souffrance au travail des magistrats et des fonctionnaires du ministère de la Justice a pris place dans le giron institutionnel et syndical de l’autorité judiciaire mais également, dans une moindre mesure, dans l’espace public.