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La prégnance des rapports sociaux de domination au travail

CHAPITRE 3 : Une clinique traversée par la question de la résistance : le cas d’un tribunal de

I. Analyse de la demande : « accompagner un collectif de résistance »

II.4. La prégnance des rapports sociaux de domination au travail

Face à notre incompréhension et nos interrogations, une des greffières se décide à prendre la parole et raconte un épisode professionnel douloureux mais parfaitement éclairant :

« Le moment où j’ai failli tomber, c’est quand je bossais avec une juge des enfants. Elle déconnait complètement sur les procédures, elle faisait des conneries et une grosse partie des jugements n’était pas dans les clous. Je lui ai dit et elle ne m’entendait pas. Je m’engueulais avec elle et on n’était pas d’accord mais en dernier ressort c’est elle qui avait toujours raison.

139 J’étais en souffrance et j’ai vraiment compris comment un truc comme Outreau140

pouvait arriver. En plus, je sais que ça parlait sur moi dans le service, on disait Sarah, elle est comme ci, Sarah, elle est comme ça. Alors, au bout d’un moment, j’ai lâché l’affaire. Je me suis dit : « t’es en train de tomber en dépression ». Donc, pour tenir j’ai lâché l’affaire, je me suis mise à faire de la merde, à arrêter de penser. Je me rassurais en me disant que les auditions étaient filmées et que ça finirait par se voir que cette juge faisait n’importe quoi ».

Ce témoignage met en exergue, de manière claire et sans détours, une situation qui nous permet de mieux cerner l’articulation entre domination et rumeur. L’évanescence de la domination disparait dans cette parole brute et affectée. Ce cas extrême apparait comme révélateur des formes que peut revêtir la domination. Par ce témoignage, nous comprenons qu’elle repose sur les rapports sociaux de travail au sein du tribunal et plus spécifiquement sur la coordination entre greffiers et magistrats. Les greffières doivent dans certains cas s’opposer aux magistrats, notamment si elles estiment que les règles de la procédure ne sont pas respectées141. Leur relation de travail est structurée par un rapport de domination qui marque un « clivage entre magistrats et fonctionnaires ». Le clivage en question se caractérise par un sentiment partagé qu’il existe des « castes » au sein de l’institution. Cependant, nous entendons aussi que ce « clivage institutionnel » n’est devenu délétère pour notre greffière qu’une fois que la coopération142 avec la juge s’est trouvée détruite.

Il est tout de même important d’évoquer cette domination institutionnelle car elle situe d’emblée des différences de marges de manœuvre, d’autonomie et donc des différences dans le

rapport subjectif au travail entre les participantes.

Dans cette perspective, l’affrontement à la domination fait partie des conséquences de l’organisation du travail et exige des modes d’adaptation psychologiques. C’est pourquoi une des participantes préconise que pour évoluer en tant que greffière dans l’institution, « il faut

accepter qu’on est faible ».

140 L'affaire d'Outreau est une affaire pénale d'abus sexuel sur mineurs qui porte sur des faits survenus à la fin des

années 2000. Cette affaire a donné lieu à un acquittement de la majorité des personnes accusées. Elle a connu une grande résonance dans l’espace public et médiatique, et mis en évidence des dysfonctionnements de l'institution judiciaire.

141 Rappelons que les greffiers sont les garants de la procédure judiciaire et qu’ils ont comme mission de s'assurer

que les règles de procédure sont bien respectées. C’est pourquoi, leur signature permet d'authentifier les actes.

142 Nous nous référerons dans la suite de ce texte à la définition de Christophe Dejours de la coopération : « La

coopération, ce sont les liens que construisent entre eux des agents en vue de réaliser, volontairement, une œuvre commune. » (Dejours, 1993).

140

Mais, ce sont aussi des critiques à peine voilées aux juges présentes dans le collectif, incarnation vivante de la domination, qui commencent à émerger. Concomitamment commence à sourdre, de façon de plus en plus patente, ce qui s’apparente à ce que Louis Le Guillant a nommé le « ressentiment permanent » des bonnes à tout faire. En effet, l’acrimonie et l’agressivité que nous avions ressenties de la part des greffières étaient donc réelles et elles semblaient se diriger sur les magistrates présentes143. On retrouve chez elles « une profonde amertume » (Le Guillant, 1961 [2006], p. 57), qui ne saurait être désindexée de la part centrale revenant au travail, et plus précisément au déni du travail vivant (Dejours C. , 2009d, p. 183) dont elles font l’objet aujourd’hui : « aujourd’hui, on nous considère comme des gratte-

papier », dira avec morosité l’une d’elles.

Cet aspect pourra être évoqué, grâce à la description marquante du travail au Bureau d’Ouverture des Procédures (BOP), qui revient aux greffières. Cette description est proposée par une juge au moment où il est question de définir ce qu’est un poste intéressant, par rapport auquel il est alors mentionné comme un contre-exemple parfait : « c’est un travail con, répétitif,

c’est de l’abattage ».

Qu’entend-elle par là ?

Le travail dévolu aux greffières à ce poste consiste à traiter administrativement les dossiers de chacune des demandes d’ouverture de procédure. Elles doivent notamment vérifier la complétude et la recevabilité administrative des dossiers instruits, activité répétitive s’il en est, qui peut dans certains cas les mener à automatiser leurs conduites.

Si certaines des greffières partagent ce point de vue, il n’en est pas de même pour toutes et l’une d’entre elles entreprend d’expliquer sa façon de faire :

« aujourd’hui, le travail au BOP est fait de manière con, y a une réputation de « bras cassés » mais quand j’y étais je peux te dire que ce poste est beaucoup plus compliqué que tu ne le crois et quand il est bien fait ça évite beaucoup de problèmes par la suite. Mais comme ça ne voit pas c’est normal que tu ne le saches pas ».

Ce qui « ne se voit pas » nécessite toutefois d’être précisé : c’est la capacité, explique la greffière, à « sentir » les dossiers bancals au premier coup d’œil, et ce malgré le fait qu’ils puissent correspondre aux standards administratifs. Cette anticipation s’appuie sur des savoir- faire discrets et sur une connaissance approfondie du travail des magistrats, à l’instar de ce qui

141 a été mis en évidence par la clinique du travail du care (Molinier, Le travail du care, 2013). Et de fait, ce n’est qu’après avoir été mise de la sorte en lumière que l’intelligence de la greffière que la juge revoit son jugement (« c’est du beurre pour après, si on a quelqu’un d’intelligent »).

Suite à ce développement, nous pouvons souligner un élément qui nous parait essentiel. L’analyse des rapports de domination ne peut s’épargner dans notre cas d’une analyse du rapport subjectif au travail. Le ressentiment, l’amertume et l’agressivité éprouvés par les

greffières ne peuvent être compris sans considérer l’articulation intime existante entre le vécu de domination et le déni du travail vivant.