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La souffrance d’une juge

CHAPITRE 3 : Une clinique traversée par la question de la résistance : le cas d’un tribunal de

I. Analyse de la demande : « accompagner un collectif de résistance »

II.8. La souffrance d’une juge

Comme nous l’avions fait lors de la première séance, nous l’invitons à se présenter et à nous faire part des raisons qui l’ont poussée à participer au collectif d’enquête. Tout de suite, elle évoque son sentiment de résignation : « je suis à l’instruction, et je me dis comment je vais

faire pour tenir encore 35 ans ? ».

Ensuite, elle explicite avec beaucoup de colère sa participation à un ordre judiciaire qu’elle juge inique :

« Quand je vois à quoi je participe, je suis révoltée. Quelle justice on veut ? Quand je vois qu’Agnès Saal144

passe en CRPC145…..je suis dégoutée de voir des traitements différents. Là, on voit que le parquet n’a pas envie que cela aille plus loin. De toute façon, il y a plein de procureurs qui sont juste soucieux de leur carrière et qui ne veulent pas faire de vagues. En même temps pour renvoyer en correctionnel dans ce cas-là, il faut en avoir ».

La critique de l’institution judiciaire est ici acerbe et sans ambages. L’évocation de sa révolte s’appuie sur un fait divers médiatique et judiciaire qu’elle juge représentatif du système judiciaire français. Elle exprime une souffrance qui semble naître de sa participation dans son travail à un système qu’elle réprouve. Plus précisément, cette situation n’a selon elle été

144 L’affaire Agnès Saal est une affaire judiciaire et médiatique française survenue dans le courant de l’année 2015.

Agnès Saal, alors directrice de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), était suspectée d'un détournement de biens publics consécutif à ses notes de taxi. Plus de 40 000 euros de frais de déplacement auraient été facturés à l’INA en dix mois. Son fils aurait également bénéficié illégitimement de plus de 6 700 euros de frais de taxi pour ses déplacements privés (Renault, 2015).

145 La Comparution sur Reconnaissance Préalable de Culpabilité (CRPC), nommée également plaider-coupable,

est une procédure judiciaire qui permet d'éviter un procès à une personne qui reconnaît les faits qui lui sont reprochés. Cette procédure est proposée par un magistrat du parquet, le procureur de la République.

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possible qu’en raison d’un laxisme sélectif et calculé par le parquet et notamment les procureurs, pour être mis au service de leur carrière.

La juge poursuit et décrit dans le détail la situation dans laquelle elle était plongée, ce qui nous permet de mieux comprendre le chemin causal ayant conduit à sa décompensation. Elle raconte sa prise de poste en tant que juge d’instruction et la masse de dossiers qui s’entassent au fur et à mesure que les jours passent : « des piles et des piles de dossiers qui

s’accumulent ».

Ensuite, elle mentionne ses rapports tendus avec un jeune procureur qui, pour faire avancer ses dossiers, ne s’embarrasse que peu de certaines règles : « il fallait tout le temps que

je dise : Non !! Le cadre c’est ça. Il fallait rappeler la position qui est celle de la loi » ; « je devais tenir les règles, les rappeler même s’il fallait aller vite ».

Nous comprendrons par la suite que c’est une forme d’invite indirecte à bâcler son travail qui lui a été faite. Tordre un certain nombre de règles au nom de la pression temporelle et pour « faire face au flux des dossiers ».

Son épuisement semble s’être fait sentir quand concomitamment à la surcharge de travail et à la tension avec le procureur, elle a senti la coopération et la confiance avec sa greffière s’effriter. Elle semble s’être retrouvée seule : « ici, il ne faut surtout pas dire. C’est

une ambiance où on ne dit pas » ; « on doit se débrouiller, on travaille seul » ; « il fallait que j’arrête de me plaindre ».

Au sein même du syndicat et avec ses collègues, le soutien ne semble pas avoir été opérant. On l’a encouragée à tenir, à tenter de dépasser cette difficulté, mais sans forcément qu’une écoute centrée sur les problèmes de travail ait pu être réalisée. Plus tard, une des juges initiatrices de la demande dira : « j'ai appris l'arrêt maladie de Sandrine par hasard alors

qu'elle venait à toutes les réunions du syndicat ».

Cette situation parait être révélatrice d’un effondrement plus général de la coopération. L’expérience de la solitude semble avoir envahi notre jeune juge et l’épuisement être devenu massif face aux contraintes imposées par l’organisation du travail : « j’ai senti que mes

collègues n’étaient pas comme moi » ; « la solitude, c’est ça qui est fatigant. Quand tu as des appels du parquet, dire niet, tenir, ça nécessite de la force ».

La solitude est devenue d’autant plus massive qu’elle a eu écho de rumeurs qui circulaient à son sujet : « on me disait machin a dit ci et machin a dit ça ». Nous comprenons alors que la rétorsion par la rumeur n’est pas le lot exclusif des greffières, et que les rapports de domination ne sont pas aussi unilatéraux que ne le laissaient entendre les premiers récits.

145 Néanmoins, ce qui semble avoir été le plus douloureux est le sentiment d’avoir en quelque sorte trahi son éthique professionnelle : « le franchissement de la ligne rouge, c’est le

pire et tu ne le vois pas venir. C’est ça le plus usant quand tu franchis la ligne rouge ».

Sandrine n’éclaire pas plus son propos ; cependant commencent à faire sens l’entame de son témoignage et sa révolte liée à sa participation à un système inique. Elle se contentera de préciser que, pour tenir dans cette situation accablante, elle a lâché momentanément sur des principes professionnels qu’elle jugeait fondamentaux.

Et aujourd’hui, c’est avec un fort sentiment de culpabilité qu’elle se présente à cette séance. Elle estime n’avoir pas été suffisamment solide et désormais ne souhaite plus retrouver un poste similaire à celui qu’elle occupait avant son arrêt de travail : « il ne faut pas que je

retourne au pénal. Je ne vais pas tenir, il faut une force physique ». Cette culpabilité semble

s’articuler au « franchissement de la ligne rouge » du métier d’une part, et à l’échec de n’avoir pas su tenir dans cette situation d’autre part, « de n’en avoir pas eu », à l’instar de ce qu’elle dit du procureur de l’affaire Saal.

Ce témoignage est le premier qui nous permet d’entendre, et ce de manière bruyante, la souffrance des juges. Il contribuera définitivement à l’instauration d’une confiance entre les participantes. Même si deux autres magistrates n’évoqueront quasiment jamais leurs difficultés et leur souffrance, les participantes avaient réussi un tour de force : celui de briser une résistance aux premiers abords inébranlable, engendrée par la méfiance enracinée dans le déni du travail vivant et dans le vécu de la domination. Ce récit a ainsi permis par la suite des discussions plus vives et même l’expression de désaccords importants.