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Le cas singulier où l’unicité du cas

CHAPITRE 2 : Méthodologie

II. Quelques présupposés épistémologiques

II.3. Précisions concernant le dispositif méthodologique en psychodynamique du travail

II.3.8. Le cas singulier où l’unicité du cas

Le lecteur aura compris que la démarche en PDT reconnait la priorité du qualitatif et du subjectif dans l’analyse de la réalité et dans la démarche scientifique et s’inscrit donc dans les approches dites qualitatives. Plus précisément, elle repose sur la description, l’étude, et la connaissance approfondies de situations concrètes de travail.

Les critiques adressées à ces approches sont nombreuses et reposent classiquement sur leur caractère non représentatif, sur l’impossibilité de généraliser à partir de ces observations, auxquelles on reproche d’ailleurs de n’être pas reproductibles, etc. « Certains, souligne ainsi Michael Burawoy, notamment ceux qui ont l’habitude des méthodes statistiques et de la

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généralisation d’un échantillon à une population globale, hausseront un sourcil dubitatif en lisant les vastes conclusions que je tire d’une seule étude de cas » (Burawoy, 2015, p. 24).

Pourtant, si d’aucuns voient dans l’exclusivité d’une observation clinique une raison suffisante pour en dénier la portée scientifique, la clinique du travail montre au contraire qu’il est possible de retirer nombre d’informations précieuses des situations particulières. Comme le souligne en effet Duarte Rolo :

« Devrait-on, d’un revers de main, disqualifier nombre de découvertes majeures (tant dans le domaine des sciences de l’esprit que dans celui des sciences de la nature) dont l’origine repose sur une observation princeps ? Force est de reconnaître une valeur heuristique aux cas uniques et aux observations pionnières, lorsque ces derniers mettent en lumière des faits empiriques qui permettent de contredire la théorie, ou en tout cas des pans de la théorie » (Rolo, 2013, p. 71).

En d’autres termes, c’est précisément parce qu’elle vient contredire la loi générale qu’il est possible de tirer des conclusions de l’observation du cas singulier, dont la capacité à remettre en question ce qu’on tenait jusque-là pour vrai lui confère sa puissance scientifique (Widlöcher, 1999) ; le « cas négatif », pour reprendre les termes freudiens, permet ainsi à lui seul de contredire une partie de la théorie (Laplanche, 2007, p. 238).

On retrouve également le même type de discussion chez les historiens, ainsi que le montre Jean-Michel Chaumont sur le problème de l’unicité en Histoire dont l’enjeu n’est « rien

moins que de déterminer le statut scientifique de la discipline historique » (Chaumont, [1997]

2010, p. 138). Or, à certains égards, ce problème nous semble pouvoir se rapprocher de certains débats internes à la psychologie, la question de l’unicité historique ayant des points communs avec l’approche clinique du cas singulier telle que nous la soutenons. Et de fait, l’auteur rappelle que pour les épistémologues et les historiens qui la soutiennent, l’unicité caractérise chaque événement historique, dont le caractère unique est dès lors susceptible de devenir l’objet d’un intérêt soutenu tout en ne perdant pas de vue la visée explicative de toute recherche historique. En conséquence, nous comprenons que le cas singulier est aussi fondamental que la généralité : dans cette perspective, il apparaît peu recevable de dénier sa portée heuristique au prétexte qu’il n’est pas généralisable. Ajoutons en outre que ce prétexte ne tient plus dès lors que, suivant Burawoy, nous admettons l’idée que la relation entre le tout et les parties peut être comprise autrement qu’à partir de l’extrapolation statistique souvent recherchée en sciences humaines et sociales ; plus précisément, l’auteur soutient qu’il est possible de procéder à une généralisation par extension de la partie au tout : « on peut regarder la partie comme une

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expression de la totalité, qui en contient les principes essentiels »104, rappelle-t-il (Burawoy, 2015, p. 24), avant d’ajouter que la totalité peut également être envisagée comme une « entité

composée de parties indépendantes », dont l’étude de la relation existant entre elles permet d’en

tracer les contours. Dans cette perspective, ce n’est plus la norme – sur laquelle débouchent les analyses statistiques et par rapport à laquelle le moindre écart est critiqué comme irrationnel et non scientifique – qui est recherchée, mais bien plutôt la construction de modèles, d’idéaux types à partir desquels, dans des régularités et des logiques non monotones ne nous enfermant pas dans des schémas causaux (Passeron & Revel, 2005), il sera possible de contribuer au renforcement, à l’élargissement ou à la réfutation de l’édifice théorique existant. Autrement dit, il est possible de passer du cas singulier à une connaissance plus générale sur l’être humain en tentant de rendre compte des processus plus généraux qui traversent le cas d’une part, et en parvenant à formuler des conceptualisations théoriques, d’autre part.

De la même façon, la reproductibilité du cas singulier ne saurait en tant que telle avoir une réelle importance, contrairement aux arguments tendant à faire de la répétition des observations une condition indispensable à leur légitimité scientifique. Bien au contraire, si l’étude du cas singulier présente un intérêt spécifique, ce n’est pas tant parce qu’elle permet d’apporter des preuves que parce qu’elle permet dans certains cas de découvrir des faits nouveaux : elle est ainsi, nous dit Widlöcher, « irremplaçable dans les domaines où

l’expérimentation a un champ d’application limité et où l’observation se heurte à la rareté des faits observés » (Widlöcher, 1990, p. 293).

En outre, il convient de noter que l’étude du cas singulier conduit dans la plupart des cas à un renversement de la charge de la preuve (Laplanche, 2007). Qu’est-ce à dire ? Une fois l’observation réalisée, la cohérence des éléments qui la constituent permet de lui conférer un sens spécifique au regard d’un cadre théorique non moins spécifique. Permettant par ce biais la description de faits parfois inédits jusque-là, ce n’est alors plus tant au chercheur d’apporter la preuve de leur validité qu’à ses détracteurs de la réfuter. Le matériel clinique que fournit le cas singulier permet ainsi l’initiation d’un débat contradictoire basé sur les désaccords scientifiques, la validation ou la réfutation des conjectures qu’il permet provisoirement d’avancer dépendant à présent de nouvelles observations sur ce thème et des nouvelles conjectures ou hypothèses proposées. Aussi les procédures de validation ou de réfutation des conjectures passent-elles par une confrontation avec les conjectures concurrentes. Dans cette

104 Ce principe est d’ailleurs mobilisé dans la recherche en médecine, qui se trouve elle aussi utiliser la méthode

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perspective, le principe de validation d’une conjecture se rapproche plus d’une logique de la probabilité que d’une logique de la vérification empirique (Ricoeur, 1986). En d’autres termes, la validation repose sur l’argumentation qui permet de soutenir qu’une hypothèse est plus probable qu’une autre voire de la réfuter pour son incohérence interne.

Enfin, un autre mode de validation réside en la réitération de la confrontation des conjectures articulées en un ensemble cohérent – la théorie – au terrain – l’expérience des travailleurs et le réel du praticien. C’est par la mise à l’épreuve répétée du savoir formalisé de la théorie au terrain que cette dernière sera ou non falsifiée.

Pour ces raisons, en dépit de sa singularité, le cas unique constitue un matériel précieux à partir duquel peut se déployer la discussion argumentative aussi bien dans le domaine de la psychologie clinique que dans celui de la psychodynamique du travail (Rolo, 2013).