• Aucun résultat trouvé

La souffrance : un concept-clé

CHAPITRE 2 : Méthodologie

II. Quelques présupposés épistémologiques

II.3. Précisions concernant le dispositif méthodologique en psychodynamique du travail

II.3.2. La souffrance : un concept-clé

La souffrance est un « concept-clé » » (Molinier & Flottes, 2012, p. 53) en psychodynamique du travail. Elle constitue l’objet d’étude liminaire de toute investigation dans cette discipline, que celle-ci soit individuelle ou collective. La souffrance représente « le vécu

particulier » d’un sujet lorsqu’il est confronté aux contraintes de l’organisation du travail

(Dejours, 1988). Elle désigne une dimension intrinsèquement subjective du vécu psychique et son investigation se révèle nécessaire pour comprendre ce que provoque, du point de vue de la santé mentale, « l’affrontement de l’homme à sa tâche » (Dejours C. , [1980] 2008, p. 40). La souffrance se vit et s’éprouve, ici et maintenant, et le sujet en fait l’expérience lorsque se présente à lui le réel du travail. Ce dernier prend toujours la forme de l’échec (Dejours C. , 2009d, p. 21), c’est-à-dire que l’éprouvé de souffrance nait lorsque dans le travail, « ça ne marche pas » ou quand « ça rate ». En effet, le travail est toujours parsemé d’incidents, de pannes, d’imprévus, d’aléas, qui mettent en déroute les procédures, la technique, les connaissances instituées. En somme, le réel du travail est ce qui met en échec la maîtrise du travailleur.

Le sujet en rencontrant l’échec fait l’expérience de la défaillance de ses savoir-faire et par là-même surgit un sentiment d’impuissance, d’exaspération, de déception voire de résignation. C’est pourquoi on peut dire que la rencontre avec le réel du travail se fait sur un

100 « Cela résulte de ce que angoisse et plaisir sont dans un rapport consubstantiel avec l’histoire psychique alors

que dans le champ du travail, le choc se fait entre organisation du travail et organisation de la personnalité, en tant que celle-ci dérive de l’histoire psychique » (Dejours, [1988] 2016, p. 46).

101 mode affectif (Dejours C. , 2009d, p. 21). C’est cette affectivité, qui se manifeste au sujet quand il se heurte au monde réel, que l’on considère être la souffrance.

Ici, l’usage de ce concept est « d’ordre phénoménologique »101, c’est-à-dire qu’il vise

l’analyse directe de l’expérience vécue. C. Dejours fait explicitement référence à ce courant philosophique quand il pose les fondements de la discipline en 1980 : « le point de vue

dynamique, le vécu hic et nunc, le « Dasein »102 pour reprendre les auteurs existentialistes allemands auront la priorité » (p. 41).

Une rupture interviendra quelques années plus tard, en 1996, lorsque la référence au

Dasein, considéré comme l'être là en tant qu'il se donne dans une ek-stase qui s'offre là devant

soi, sera abandonnée par C. Dejours au profit d’une conception issue de la phénoménologie matérielle de Michel Henry (Henry, 1990), qui appréhende la souffrance comme invisibilité radicale de l'affect. Dans cette perspective, la souffrance occupe une place fondamentale puisqu’elle constitue l’affect le plus radical chez l’être humain ; celui qui s’éprouve originairement dans la rencontre véritable avec le monde qui lui résiste. Aussi C. Dejours reprend-il la conception henryenne qui situe l’essence de l’affectivité dans un « souffrir », un

pathos et considère la souffrance comme la passivité originaire qui révèle la subjectivité

absolue, la réalité de la vie : « L’essence de l’affectivité réside dans le souffrir et se trouve

constituée par lui. Dans le souffrir le sentiment s’éprouve lui-même dans sa passivité absolue à l’égard de soi » (Henry, 1990, p. 827). En d’autres termes, c’est dans la souffrance, dans le

s’éprouver soi-même quand le monde se heurte au sujet, que s’origine la vie subjective. Par ailleurs, la souffrance est un éprouvé qui relève de l’idiosyncrasie et de la singularité du sujet ; par conséquent elle est invariablement marquée par l’histoire intime et infantile de ce dernier. C’est pour cela que dans la démarche de compréhension du sens de la souffrance, la PDT a besoin d’une théorie psychanalytique du sujet.

Cependant, l’éprouvé de souffrance n’est ni immuable ni inaltérable, il peut se transformer en plaisir lorsque le sujet parvient, par la mobilisation de son intelligence, à dépasser les épreuves que lui impose le réel et, dans un deuxième temps, lorsqu’il bénéficie d’une reconnaissance sur la manière dont il s’est affronté à ce dernier. En PDT, la souffrance

101 « La souffrance, cependant on l’évoque aussi en clinique individuelle. Mais il ne s’agit pas alors d’un concept

psychanalytique ; et son usage est d’ordre phénoménologique » (Dejours, [1988] 2016, p. 45).

102 Ici, l’auteur, fait une référence implicite à la phénoménologie existentielle du philosophe allemand Martin

Heidegger et à la formation de son concept de Dasein. Mais c'est avant tout par référence aux cliniciens et théoriciens de la Daseinsanalyse que sont Ludwig Binswanger, Medard Boss et Gisela Pankow qu’il mobilise ici ce concept.

102

est donc toujours appréhendée dialectiquement dans son rapport avec le plaisir. Pour le dire autrement, en PDT le plaisir n’est jamais autre chose qu’une souffrance subvertie par le truchement du travail vivant.

De surcroît, nous n’avons jamais vu passer une souffrance au coin d’une rue ; cette dernière relève en effet du monde vécu – Lebenswelt (Husserl, 2004; Shütz, 2010) – et ressortit au registre de l’invisible : elle n’est donc ni mesurable ni quantifiable. Comme chez Politzer, l’objectivité ne se réduit pas à la mesure et à la quantification ; c’est cette idée que soutient la méthodologie en PDT car « nous ne connaissons pas de souffrance ni de plaisir objectifs. Dans

l’ordre de l’objectif nous ne connaissons que des dysrégulations et des retours à l’équilibre, mais ce registre ne nous apprend pas grand-chose du vécu subjectif qualitatif » (Dejours C. ,

[1980] 2008, p. 210).

En effet, la souffrance n’a de réalité que dans des phénomènes subjectifs, singuliers et situés. Son appartenance au monde vécu rend inopérantes les méthodes d’investigations visant à mesurer et quantifier le vécu. C’est pourquoi nous n’aurons ni recours aux grilles d’évaluation, ni aux questionnaires auto-administrés ni aux échelles de mesure qui, de plus, tentent par l’analyse modulaire des activités cognitives de l’être humain, de morceler la subjectivité pour mieux l’étudier. Cette manière de faire est de fait antinomique avec l’idée que la souffrance comme la subjectivité sont infrangibles, c’est-à-dire non morcelables. Dans cette perspective, nous avons besoin pour l’étudier de considérer le sujet concret dans sa vie dramatique.

II.3.3. L’intersubjectivité dans le dispositif de l’enquête en psychodynamique du