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Résister ou la reconstitution des liens de coopération

CHAPITRE 3 : Une clinique traversée par la question de la résistance : le cas d’un tribunal de

I. Analyse de la demande : « accompagner un collectif de résistance »

II.17. Résister ou la reconstitution des liens de coopération

La discussion s’amorce sur l’idée que le travail collectif leur a dans un premier temps permis de sortir de l’isolement. Le sentiment de solitude semble avoir été le dénominateur commun des membres de ce groupe. Toutes, à des degrés différents, endurent dans leur travail et d’une manière ou d’une autre la solitude : ni leur vécu ni leur positionnement professionnel – jusques et y compris dans leur organisation syndicale –, ne sont plus compris par les autres. Ce sentiment de solitude est peut-être ce qui rend si accablante parfois la description clinique des faits. Elles se sentent seules et la solidarité semble se fissurer, voire s’effacer. À la place de la convivialité et du savoir-vivre, elles ont fait l’expérience de la défection des autres ou des railleries. C’est peut-être pour cela que les marques de la convivialité ont été si intenses dès le début du travail :

« Résister, c’est manger et boire ensemble, dira une greffière en riant ; plus sérieusement, ce qu’on a fait, c’est sortir de l’isolement ».

Néanmoins, nous avons vu que la convivialité ne suffisait pas si elle n’était pas directement enracinée dans le rapport que les sujets entretiennent au réel médiatisé par le travail. Elles se sont retrouvées seules au milieu de la multitude, dans l’environnement de cette institution judiciaire qui revêt aujourd’hui des allures d’hostilité. Combien de récits avons-nous entendus dans lesquels transparaissaient la solitude et l’isolement ?

165 Dans l’après-coup, nous avons été sollicité à plusieurs reprises par les membres du collectif pour continuer un

travail qu’elles nommeront de « supervision collective », demande à laquelle nous n’avons pas donné de réponse favorable. Ce point pourra éventuellement être soumis à discussion.

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La situation de Nicole est l’exemple paradigmatique de la solitude et de l’hostilité engendrées par des transformations de l’organisation du travail, elles-mêmes régies par une recherche de la performance évaluée à l’aune d’indicateurs objectifs et quantitatifs.

Lors de la dernière séance, nous apprenons qu’après 5 semaines d’arrêt de travail, Nicole a repris, bien décidée à modifier ses manières de faire et à tenter de trouver des espaces pour que des discussions puissent avoir lieu. Or, la vindicte semble se poursuivre et les représentants de l'UNSA tentent désormais par tous les moyens d’obtenir sa mutation et une sanction.

C’est ainsi qu’un CHSCT nous est décrit par une juge et une greffière membres de ce dernier. Elles nous expliquent qu’elles avaient préparé consciencieusement cette rencontre en amont. Lors de cette réunion, l’UNSA mandate en tant qu’experte sa représentante régionale, qui demande expressément le départ de la directrice du service.

La position tenue par la juge et la greffière était tout autre ; il s’agissait en priorité de comprendre ce qu’il s’était passé dans le service en utilisant l’outil règlementaire de l’enquête

CHSCT166. Cette proposition est accueillie favorablement par le médecin de prévention.

Cependant, l’experte de l’UNSA s’oppose à cette démarche en arguant une série d’arguments mettant en avant les difficultés et les problèmes passés de Nicole. Elles expliquent que les chefs de cours167 souscrivent alors à l’interprétation psychologisante proposée et que 3 autres membres du CHSCT et syndicalistes, jusqu’à alors indécis et ne connaissant ni Nicole ni le service en question, décident d’inciter à leur tour le président à exiger sa mutation.

La juge et la greffière ont réussi à éviter ce revirement de justesse en rappelant des exigences réglementaires et notamment le fait que seuls les représentants syndicaux ont voix délibérative et non les experts mandatés. La sanction a donc été écartée de justesse, ce qui leur fait dire qu’elles ont « évité le lynchage » de Nicole, pour le moment.

Il est remarquable de voir que l’interprétation de la situation à laquelle souscrivent la hiérarchie et l’organisation syndicale UNSA est celle qui ôte toute complexité à la situation et qui ouvre la voie à l’agressivité et au déferlement pulsionnel. L’explication avancée réside dans la présence d’une personnalité toxique, d’une perverse qu’il s’agit d’effacer en l’excluant.

Ce qui est stupéfiant dans le collectif d’enquête est que nous ne percevons pas ce type de mouvements psychiques chez les volontaires. Certes, l’indignation est bien présente, mais

166 Dans le cadre de leurs missions, les représentants du personnel au CHSCT peuvent réaliser des enquêtes

spécifiques en matière d’accidents du travail, d’incidents graves ou de maladies professionnelles ou à caractère professionnel.

169 ce qu’elles souhaitent par-dessus tout est d’instruire le dossier du travail : « comment on arrive

à faire réfléchir les autres avec nous ? » questionnera une des participantes.

Nous apprenons aussi que les greffières participantes qui tiennent la position qu’une analyse de la situation est nécessaire avant toute action sont disqualifiées par certaines de leurs collègues. On leur impute de manquer à leur devoir de syndicalistes, on leur reproche leur manque de solidarité corporative, de solidarité de « classe ».

Nous comprenons alors que la qualité de la solidarité est bien différente, au sein de ce collectif, d’une cohésion contre l’ennemi commun qui ne conduirait qu’à un accroissement de la menace. Elle semble plutôt être fondée sur une analyse partagée et collectivement délibérée

de la situation. Et il semblerait que c’est pour cela qu’elles ont réagi si vite à l’appel de Nicole

sans entrer dans une lutte acharnée et mortifère contre leurs collègues. De plus, elles ont appris à coopérer dans leur « travail syndical », à inventer des manières de faire pour surmonter les épreuves imposées par le réel du travail. Leur description de la rédaction de la lettre rédigée à l’attention du Procureur de la République, du Président du TGI et du directeur des greffes est édifiante. Elles racontent en effet avec plaisir et contentement la manière dont elles ont rédigé la lettre, les aller-retours entre juges et greffières pour parvenir à la formulation juste, incisive et adéquate. Nous sentons dans leurs mots et la tonalité de leur voix la satisfaction du travail bien fait.

C’est pourquoi on peut dire qu’elles réapprennent à coopérer en coopérant, un peu comme l’indiquait Aristote168 repris par Paul Ladrière pour l’apprentissage des vertus :

« Pour les vertus […] leur position suppose un exercice antérieur, comme c’est le cas aussi pour les autres arts. En effet, les choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, c’est en les faisant que nous les apprenons : par exemple, c’est en construisant qu’on devient constructeur et en jouant de la cithare que l’on devient cithariste ; ainsi encore c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, des actions modérées que nous devenons modérés et les actions courageuses que nous devenons courageux » (1990, p. 30).

En coopérant, elles semblent reconstituer les liens qui peu à peu se sont perdus au sein de leur travail. Comme nous l’avons vu et en suivant les propositions de C. Dejours, leur coopération repose sur deux dimensions centrales entées dans le travail : la liberté de la délibération et la convivialité (2009d, p. 84).

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Mais leur coopération a un sens politique indéniable, car elle se construit en conscience

des rapports de domination et des méfaits des réformes structurelles de l’institution. Elles

exercent la liberté de leur volonté pour s’engager dans un type de coopération spécifique. Et ce n’est pas qu’au nom de leur santé mentale qu’elles décident de le faire, puisque nous pensons qu’en ce cas elles auraient pu adhérer pleinement et totalement aux défenses collectives déjà érigées - dimension sacrificielle et déni de vulnérabilité chez les juges, psychologie spontanée

péjorative pour les encadrants, cohésion contre l’ennemi commun et retrait défensif pour les

greffières.

Peut-être que l’enseignement majeur que nous tirons de cette clinique est que la priorité de l’action collective semble aujourd’hui de recomposer la coopération entendue dans ses dimensions productives, psychiques, éthiques et politiques. Comme nous l’avons vu, les transformations de l’organisation du travail au sein de la Justice française semblent attaquer spécifiquement la phronèsis, l’intelligence délibérative constitutive de la sagesse pratique et qui signe finalement l’effondrement des liens de civilité.