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La répétition de la disgrâce de la directrice de greffe

CHAPITRE 3 : Une clinique traversée par la question de la résistance : le cas d’un tribunal de

I. Analyse de la demande : « accompagner un collectif de résistance »

II.15. La répétition de la disgrâce de la directrice de greffe

Lors de la septième et dernière séance d’investigation, Nicole, la directrice des services de greffe est en arrêt de travail. Avant de débuter la séance, nous sommes au courant de la

163 situation puisqu’une des juges nous avait contacté par courrier pour nous en informer et que nous avions croisé inopinément une autre juge participante.

Au début de la séance, Nicole semble très affectée et nous explique qu’elle a beaucoup hésité avant de venir. L’ensemble des participantes multiplie les attentions et les marques de sympathie en sa direction. C’est assez naturellement que la discussion s’engage sur ce qui lui arrive.

Depuis plus d’un an, Nicole occupe un poste d’encadrante dans lequel elle a pour mission de mener la restructuration d’un service, décidée par le procureur dont le but affiché est « d’optimiser les conditions de travail tout en gagnant en efficacité ». Elle a été recrutée sur ce poste pour ses qualités de gestionnaire et il semblerait qu’on lui ait laissé « une grande autonomie » pour faire face simultanément à la réorganisation du service et à un déménagement dans d’autres locaux.

Les agents du secrétariat du parquet162 ont, semble-t-il, opposé immédiatement un frein à la restructuration, alors qu’on lui avait notifié avant son recrutement que les personnes du service étaient favorables à cette transformation de l’organisation du travail. Rapidement, Nicole a, une nouvelle fois, rencontré des difficultés face au « freinage » de ses subordonnés.

Face à la grève du zèle d’une grande partie de l’équipe, elle a décidé de prendre une part du travail à sa charge car il n’était plus réalisé ou plus de manière satisfaisante. Elle a averti à plusieurs reprises sa hiérarchie des difficultés en alléguant des arguments qui s’appuyaient sur une psychologie spontanée péjorative (Dejours C. , 2011a, p. 49), qui lui permettait de rejeter la responsabilité des problèmes sur l’indolence et l’incompétence professionnelle des agents ou bien sur les erreurs de recrutement. Cette manière de faire lui permettait d’évoquer ses ennuis avec sa hiérarchie sans jamais remettre en question le bien-fondé de ce qui lui était demandé.

Nicole a donc assuré une charge de travail très importante, souvent au risque de la surcharge, pour essayer de tenir les objectifs qui lui étaient fixés par les chefs de juridiction. Elle s’est retrouvée seule à mener cette réorganisation, délaissée par sa hiérarchie d’une part, se confrontant à la démission et à la grève du zèle de son équipe d’autre part. Elle a tenu sa position avec opiniâtreté et a tenté par tous les moyens de remettre au travail une partie du collectif. Elle a notamment décidé de réduire les temps de pause qui dépassaient selon elle la durée légale et qui avaient tendance à s'allonger. Elle attendait de son personnel une loyauté consubstantielle au statut de chacun et ne souhaitait pas que tout le travail ne repose que sur

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une petite partie des agents encore engagés. Paradoxalement, c’est au nom de la justice et de la valeur du travail qu’elle a pu faire la chasse aux « planqués » et « aux paresseux ».

Pour tenir face à la surcharge et à l’opposition du collectif, elle semble avoir eu recours à une auto-accélération à caractère défensif163 et avoir adhéré à une stratégie collective de

défense des encadrants qui lui permettait d’opposer un déni collectif aux difficultés

occasionnées par la restructuration du service. Ainsi comprenons-nous différemment sa phrase prononcée au démarrage du travail : « je veux dire qu’il y a des gens qui utilisent la souffrance

aussi ».

Nous pouvons émettre l’hypothèse que les agents du service ont eux aussi eu recours à une stratégie collective de défense permettant de se protéger de la surcharge de travail : la grève

du zèle. Stratégie de défense de l’encadrement contre stratégie de défense des subordonnés est

une configuration connue sous le nom de pathologie de la communication en psychodynamique du travail (Dejours C. , 1992). Le service a continué à fonctionner tant bien que mal au prix d’une perte de confiance et d’un conflit larvé entre le collectif d’agents et Nicole.

Mais l’évènement qui signe son arrêt de travail survient lorsqu’elle fait une demande de recadrage d’un agent à son directeur car elle estimait que celui-ci avait commis une faute professionnelle importante. Elle ne doute pas un seul instant du soutien de sa hiérarchie. Cependant le recadrage n’aura jamais lieu, en lieu et place duquel elle reçoit quelques jours plus tard une convocation à une réunion avec l’ensemble du personnel du service.

Lors de cette réunion, le conflit larvé devient patent et public ; les agents sont autorisés à déclamer leurs récriminations personnelles contre leur responsable hiérarchique. A ce moment précis, il n’est plus fait mention du travail mais de la personnalité de Nicole, de son autoritarisme, de son égotisme intrusif et de son despotisme. Elle assiste impuissante à sa désignation en tant qu’« ennemi commun » (Dejours C. , 2009d, p. 63). Cette réunion semble marquer le basculement et la mutation de la stratégie collective en idéologie défensive rompant ainsi toute possibilité de délibération sur le travail. La cohésion contre l’ennemi commun se traduit par une stigmatisation de Nicole devenue la cible des attaques. Lors de la réunion, les supérieurs hiérarchiques semblent écouter la vindicte sans mot dire, c’est son deuxième épisode de disgrâce.

Nicole nous raconte avoir été complètement sidérée par cet épisode et c’est quelques jours plus tard qu’elle décide d’en parler à des gens de confiance : deux juges et une greffière

165 du collectif d’enquête. De surcroît, il est prochainement prévu d’évoquer la situation du service en assemblée générale du tribunal de grande instance (TGI) – devant plus de 100 personnes – et Nicole est encore sommée de s’y présenter. Les deux juges lui proposent de déjeuner ensemble pour pouvoir discuter de ce qu’il se passe. Notons au passage que ces trois personnes ne se connaissaient pas avant de débuter le travail collectif.

Lors de la séance, elles racontent que Nicole dans un premier temps avait envisagé de se présenter à cette grande réunion puisque cela lui avait été demandé. Mais les deux juges sentent le danger et les conséquences psychiques désastreuses que pourrait avoir pour elle sa participation. Après beaucoup de discussions, elles arrivent à la convaincre de ne pas s’y présenter.

Le jour de l’assemblée générale et selon les dires des personnes présentes, les agents

« se lâchent » et évoquent des éléments de la personnalité de Nicole pour décrire sa manière

d’encadrer. L’offensive est menée par une représentante du syndicat UNSA particulièrement vindicative. Après cette réunion, la souffrance de Nicole est telle que certaines collègues du collectif d’enquête insistent fortement pour qu’elle aille voir un médecin ; depuis, elle est en arrêt de travail et, sur le conseil d’une des juges, débute un travail personnel chez une psychologue clinicienne.

A la suite de cette réunion, les membres du collectif de travail décident de rédiger un courrier au nom du syndicat CGT164, à l’attention du Président du TGI, du Procureur de la République et du Directeur du service pour contester le procédé de « lynchage publique », pour dénoncer la psychologisation de la situation et pour relier le conflit à l’organisation du travail. La rédaction de ce courrier est un travail collectif dont personne encore aujourd’hui ne sait qu’il a été rédigé à plusieurs mains et non par la seule secrétaire régionale de la CGT.

Nicole rend compte de l’importance qu’a pris pour elle le collectif et de la confiance qui s’est construite : « je ne sais pas ce que j’aurais fait sans cette confiance ». Étonnamment, à l’entendre ce qui est le plus dur dans tout ce qu’elle vit est de « devoir dire non » à son supérieur hiérarchique. Elle évoque sa souffrance à l’idée de n’être plus en capacité de faire ce qu’on lui demande. Les collègues l’encouragent dans cette déprise vis-à-vis de la reconnaissance de ses supérieurs.

Ainsi avons-nous vu la répétition de la situation de Nicole se produire presque sous nos yeux sans que nous l’ayons pressentie. Nous nous interrogeons encore quant au rôle du travail collectif dans la survenue de cet évènement. Quel déplacement des défenses le travail a-t-il pu

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produire chez Nicole pour que survienne l’élément déclencheur ? Comment n’avons-nous pas vu que la situation était si compliquée pour elle ?

Ce qui nous semble central dans cette situation n’est en réalité rien d’autre que le clivage (Dejours C. , 2001), qui pourrait expliquer, du moins en partie, le silence relatif à son vécu comme la cécité collective : en dépit de sa participation apparemment très active à un travail d’élaboration collectif, elle ne semblait en effet pas dans le même temps modifier ses manières de faire. Comme l’indique Christophe Demaegdt, « la coexistence de deux attitudes

contradictoires et indépendantes » (2016, p. 103) constituent une piste indicielle indiquant que

le sujet a recours au clivage, qui opère de fait au détriment de la capacité de penser. Il est dans cette perspective possible d’envisager que l’évènement, faisant écho à son ambivalence initiale, ait participé de la déstabilisation du clivage.

Ce que nous comprendrons par la suite est que le collectif d’enquête lui a imposé une exigence de travail psychique. Les anciennes ressources défensives de Nicole ont été mises à mal et elle n’a plus réussi à remettre, pour ainsi dire, ses « œillères volontaires » (Dejours C. , [1998] 2009, p. 172). Le risque psychique, inhérent à toute enquête en PDT, a ainsi été très important pour elle car elle n’était plus en capacité de se défendre comme avant contre ce qui lui arrivait.

Sans une solidarité solide des membres du collectif d’enquête, qui sait quelles conséquences auraient pu en découler ? Fort heureusement – bien qu’à certains égards paradoxalement –, des défenses collectives, sur lesquelles nous reviendrons, avaient eu le temps de se recomposer in extremis.