nous rapporter au temps historique et aux espaces urbains du contemporain. En revanche cette
deuxième perspective paraît, du moins dans les deux dernières décennies, mieux ancrée à une
réalité sans doute plus angoissée par des pathologies sociétales au sens large, par une crise
systémique et généralisée qui bien se manifeste dans le terrain de l’urbain. Cela va de soi, donc,
avec l’idée qui porte à considérer ces fictions comme participant activement à la définition du
climat culturel de l’époque. Quoiqu’on puisse objecter que, d’une certaine manière, les fictions
mêmes, en raison de leur massive diffusion médiatique, contribuent de manière directe à ce
climat. Cause ou effet, pourrait-on se demander. Le cinéma-catastrophe exprime des angoisses,
ou bien contribue à le générer ? Pas de réponse nette, à moins de banaliser, dans un sens ou
dans un autre, les complexes rapports entre les représentations et les structures sociétales.
Concernant les aspects phénoménologiques liés aux désastres, très intéressante est
l’analyse effectuée par Dupuy (2002). Selon le politologue, il faudrait, à présent, normaliser la
catastrophe, c’est-à-dire qu’il faudrait considérer comme certaine même la plus improbable des
prévisions néfastes. L’avenir de la société humaine à ce point, selon Dupuy, doit se jouer sur un
projet négatif, ou un anti-projet visant à éviter ce qui est considéré comme inévitable. Si la
modernité, au sens habermasien, était un projet inachevé (1985), ici on se trouve face à la
paradoxale idée d’un avenir construit par antithèse, en connaissant seulement ce qu’il ne faut
pas produire, et non ce qui devrait être produit. Pour synthétiser au maximum, selon Dupuy, la
poursuite de l’expérience historique de l’humanité devrait se jouer sur le plan du détournement
du pire, consistant, au degré extrême, dans l’autodestruction. Bien que fascinante, et
magnifiquement développée, cette perspective ne semble pas nous convenir. Les sources
principales de notre désaccord résident notamment dans la portée négative de sa pensée.
Comment être surs qu’une éventuelle démarche visant à éviter une catastrophe, n’en produise
une autre encore plus grave ? S’il y a bien quelque chose que l’histoire peut et doit enseigner,
c’est bien ceci. Une partie importante des grandes catastrophes de la modernité sont le résultat,
direct ou indirect, d’une action visant à éviter une catastrophe. L’autre objection est encore plus
structurelle et porte sur le côté ontologique de la catastrophe. Qu’en est-il des vulnérabilités
intrinsèques liées aux domaines sociaux, économiques et politiques ? Si la catastrophe est
consubstantielle à l’ontologie perverse du contemporain, il n’y a pas grande chose à détourner.
Le paradoxe serait celui d’une ontologie qui doit détourner elle-même en niant sa propre
essence. Le problème évident, dont la portée risque de ne pas être saisie, est que l’impossible est
déjà certain. Affirmer le contraire équivaut à nier, ou du moins à sous-estimer, toute forme de
malheur social, économique ou politique. D’une certaine manière, détourner plus que résoudre,
correspond à minimiser les pathologies qui assument donc les traits de quelque chose à laquelle
on peut passer à côté. Comme on verra plus tard, les fictions les plus fantastiques ne sont pas
des sombres prévisions, ou pire, des purs exercices d’imagination pessimiste, mais plutôt des
puissantes allégories sur notre présent. Si « le présent est gros de l’avenir », alors il est fort
possible qu’une des sources majeures d’inquiétude de notre contemporain réside dans
l’effondrement de tout projet positif visant à analyser et résoudre les dysfonctionnements
ontologiques, et non à détourner quelques manifestations phénoménologiques.
Une réponse axée sur une simple logique du détour du pire – concept que Dupuy
emprunte à Ivan Illich -, ne semble pas offrir de réponses suffisamment articulées. Au-delà des
paradoxes, pour bien saisir la profonde liaison entre le catastrophisme et ses représentations, il
faut plutôt se plonger dans le terrain des analyses, en échappant à la forte tentation de recourir
aux prévisions. Ce n’est pas par hasard que, depuis nos prémisses, nous avons refusé l’usage de
la fiction pour mettre en place le fameux jeu de Cassandre.
Qui soit éclairé ou non, le catastrophisme imprègne toutes les ontologies du présent, du
moins dans leurs acceptions crisologiques. C’est bien le sens que l’on souhaite attribuer au
sentiment de la catastrophe, qui, de ce point de vue, doit donc intervenir dans les réflexions à
propos du Zeitgeist contemporain. Mais la conditio sine qua non réside justement dans une attitude
capable de faire de la phénoménologie du désastre un simple point de départ, à faire suivre par
les éléments structurels qui justifient cette interprétation crisologique.
« Crisologie » est un néologisme employé, entre autres, par le sociologie Edgar Morin en
1976 et par le germaniste Gérard Raulet en 1994. Selon le premier, « la notion de crise s’est
répandue au XXème siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine. Il n’est pas de
domaine ou de problème qui ne soit hanté par l’idée de crise : le capitalisme, la société, le couple,
la famille, les valeurs, la jeunesse, la science, le droit, la civilisation, l’humanité… » (1976, p. 149).
Le problème du mot « crise » relève, comme c’est souvent le cas, d’un usage massif qui conduit
inévitablement à un appauvrissement de sens. Morin nous met bien en garde à ce sujet. Si
étymologiquement ce mot signifie « décision », au sens de « moment décisif dans l’évolution
d’un processus incertains, qui permet le diagnostic » (p. 159), plus récemment le sens tourne
plutôt vers l’idée d’indécision, de perturbation susceptible de faire surgir les incertitudes. Le
problème, comme affirmé par le sociologue, est qu’au moment où ce terme commence à investir
des domaines tels que « la culture, la civilisation, l’humanité, […] perd tout contour » (p. 149).
Morin poursuit ses réflexions sociologiques à travers des argumentations empruntées aux
théories systémiques, en se servant donc d’un vocabulaire issu des sciences dures, mais qui, dans
le cadre épistémologique en question, résulte très efficace. Parmi les éléments pris en
considération, le sociologue se concentre sur la notion de perturbation qui possède, selon lui,
un double visage.
Le premier a la forme d’un élément venant de l’extérieur et dans ce cas, donc, la
perturbation est externe aux mécanismes régissant le système. En revanche le deuxième possède
les traits d’un dysfonctionnement interne. C’est une dichotomie qui bien s’adapte au
catastrophisme, qui, comme Janus bifrons, - on l’a vu -, est susceptible d’assumer deux
physionomies bien précises. Perturbation externe, indépendante donc des composantes
sociétales, mais aussi dysfonctionnement interne, aspect, ce dernier, sans doute plus intéressant
en vertu de sa capacité de révéler certaines dynamiques structurelles et fonctionnelles. En étroite
connexion avec ces aspects, on peut attribuer à la notion de crise une autre dichotomie
constitutive. « La crise porte en elle, en ce qui concerne les sociétés historiques, non seulement
la potentialité du retour au statu quo ante […], non seulement la potentialité de désintégration du
système en tant que système, non tant la possibilité de désintégration totale […], mais aussi et
surtout, des possibilités de changement » (p. 161). L’histoire à ce sujet est exemplaire, et le
premier cas qui vient à l’esprit pourrait concerner le domaine politico-économique avec la crise
du 1929 et le successif New deal Rooseveltien. Plus précisément la notion de crise, telle que
Morin l’analyse, engendrerait deux possibles issues : « Régressive : le système perd en
complexité, en souplesse : la régression se manifeste le plus souvent par la perte des qualités les
plus riches, des libertés, qui sont en même temps les caractères les plus fragiles et les plus
récentes, et par la consolidation des structures les plus primitives ou rigides. Progressive : le
système acquiert des qualités et des propriétés nouvelles, c’est-à-dire une complexité plus
grande » (p. 161). Cette affirmation semble articuler de manière plus complexe celle de Ramonet
à propos des films des catastrophes. La fiction, avec ses possibilités narratives potentiellement
infinies, est capable de produire solutions, réactions, changements productifs, mais en même
temps peut offrir une visibilité à toute forme de pessimisme radical annihilant les projets
progressifs et progressistes. La conclusion de Morin est significative et permet de réfléchir sur
les ambiguïtés sémantiques connectées à l’idée de crise : « Il est de plus en plus étrange que la
crise, devenant une réalité de plus en plus intuitivement évidente, un terme de plus en plus
multiplement employé, demeure un mot aussi grossier et creux ; qu’au lieu d’éveiller, il contribue
à endormir (l’idée de “crise de civilisation” est ainsi devenue complètement soporifique, alors
qu’elle comporte une vérité inquiétante) ; ce terme diagnostic a perdu toute vertu explicative. Il
s’agit aujourd’hui d’approfondir la crise de la conscience pour enfin faire émerger la conscience
de la crise. La crise du concept de crise est le début de la théorie de la crise » (1976, p. 163).
Une autre récurrence du mot « crisologie », on la retrouve chez Gérard Raulet, germaniste,
qui s’en sert dans son analyse sur le concept de modernité datant du 1994. Raulet appelle
« crisologique » sa définition de modernité, en raison d’un certain effet produit par les
transformations qu’il décrit et qui seraient à la base de l’expérience moderne. La crise réside
dans ce cas dans la vitesse des transformations, mais aussi dans l’apparente contradiction de
certains phénomènes qui surgissent au sein d’un même lapse de temps. Comme on a vu en
précédence, la modernité selon lui comporte « la simultanéité de l’affirmation de la Raison dans
l’histoire et de la crise de la Raison dans l’histoire – simultanéité dans laquelle nous sommes
enclins à voir le phénomène révélateur de toute modernité » (1994, p. 130). Cette simultanéité,
comme on aura occasion de voir, concerne bien d’autres phénomènes.
Pour l’instant on peut se contenter de revenir au domaine de l’urbain, en essayant de
Dans le document
Une archéologie du présent. Les espaces urbains dans le cinéma-catastrophe
(Page 170-173)