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Pour revenir donc à l’argument qui avait ouvert ce paragraphe, comment se comporter donc face à l’espace losangelin ? La défaillance figurative de Los Angeles doit être interprétée

de deux manières. D’un côté, pour des raisons historiques et morphologiques, elle se configure,

dès sa genèse, comme un espace qui tend vers l’urbain. Dans ce cas, on pourrait parler de

« pionnierisme » urbain, en sens positif ou négatif, peu importe. Ce caractère en revanche a été

assumé au rang d’exemple, de symbole. La condition losangeline exprimerait un problème

majeur et surtout déconnecté des certains traits locaux. La crise de figuration, ou la difficulté de

stabiliser un régime de visibilité – pour le dire autrement -, concerne les espaces urbains à

l’échelle mondiale et s’inscrit au sein d’une mutation qui investit plusieurs domaines, une

mutation qui suggère l’idée d’employer l’adjectif substantivé « urbain » à la place du mot « ville »,

trop lié à une condition urbaine qui désormais ne fait plus l’actualité.

Sur le plan des figurations, à ce point, une question surgit. Peut le cinéma combler, au

moins partiellement, cette défaillance iconographique ? Peut un film être assumé à instrument

capable d’exprimer, de manière suffisamment articulée, les nouvelles formes de l’urbain ? La

réponse est de notre point de vue imposée. D’ailleurs, le même Lussault, non seulement se sert

d’un film comme figuration de l’urbain, mais aussi l’affirme clairement : « C’est au cinéma, plus

encore, dans les jeux-vidéos, les publicités, à la télévision que se façonnent les nouvelles figures »

(p. 297). Cette hypothèse, en revanche, doit tenir en compte de certaines spécificités. Le cinéma,

comme le dit Thierry Paquot, « est né en ville et je dirai même dans et de la ville » (2005, p. 14).

Mais l’évolution des langages, la pluralité formelle et esthétique (le son, la musique, le montage,

le numérique), peut se révéler utile à offrir une visibilité multi-sensorielle à l’urbain. Pourrait-on

affirmer que le cinéma, d’une certaine manière, suit et accompagne l’évolution de la ville à

l’urbain ? L’idée est fascinante, mais pour l’instant elle ne peut pas dépasser le statut de suspect.

Certes, si on se trouve face à un film comme Collateral, ce qui naît comme question pourrait très

vite devenir une affirmation péremptoire… et dans cas spécifique, ce serait même raisonnable.

Pourtant, on veut garder une certaine prudence et affirmer que seulement certains films peuvent

répondre aux problématiques de figuration de l’urbain et constituer un nouveau régime de

visibilité. Cela, pourtant, à condition de ne pas faire de ce caractère une ontologie du cinéma et

de rester donc au sein d’une phénoménologie, fascinante et variable, comme la Los Angeles

peinte par Michael Mann.

3.2. Liaisons indissolubles

Dès sa naissance à la fin du XIXème siècle, le cinéma a immédiatement été perçu comme

un art profondément lié à la ville. D’ailleurs ce n’est pas un hasard que le cinéma et la métropole

ont constitué l’objet privilégié des recherches de Kracauer, Benjamin et Simmel

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. La nouvelle

expérience multi-sensorielle de la ville exigeait la mise en place d’un nouveau langage capable de

saisir ce que fut appelé le « choc des métropoles ». D’ailleurs, comme on a vu, le cinéma « est né

en ville et même dans et de la ville » (Paquot, 2005, p. 14). Cette citation du philosophe de l’urbain

Thierry Paquot provient d’un ouvrage qui marque sans doute un moment décisif dans la

conceptualisation des relations entre l’espace urbain et le cinéma. Comme on a vu

précédemment, si les sociologues urbains Garnier et Saint-Raymond en 1996 parlaient de ce

rapport comme d’un rendez-vous manqué, l’encyclopédie La ville au cinéma, dirigée par Thierry

Jousse et Thierry Paquot, signe bien la concrétisation de cette rencontre. En tant que manuel

encyclopédique, l’ouvrage se compose de différentes sections concernant théories, genres

cinématographiques, lieux et personnages, villes cinématographiques et enfin cinéastes urbains.

Parmi les contributeurs on peut y trouver cinéastes, spécialistes académiques, urbanistes,

géographes, historiens, anthropologues, etc. Le résultat est un instrument incontournable pour

le géographe et non seulement, capable de constituer un appui théorique et pratique. Le seul

point faible ne réside pas dans les contenus, mais dans la totale absence de rééditions qui a rendu

l’ouvrage très difficile à repérer.

Le cinéma, donc, voit le jour dans une période bien précise, au moment où la ville était

bouleversée par des mutations radicales. « Le XIXème siècle, avec l’industrialisation et la

généralisation du transport mécanique (chemin de fer, tramway, métropolitain, ascenseur,

automobile), et du télégraphe, puis du téléphone, voit l’Europe et les États-Unis s’urbaniser à

un rythme incroyablement rapide » (Paquot, 2005, p. 13). Le cinéma, on le sait bien, date des

derniers moments de ce siècle. L’histoire de la ville et du cinéma semble suivre un parcours

parallèle. À partir de la deuxième moitié du XIXème siècle on commence à assister à une

véritable explosion urbaine. C’est le passage de la cité à la ville que l’on a essayé de retracer dans

le paragraphe précèdent. La cité déborde au-delà des anciens remparts, poussée par une

croissance démographique sans précédents et par l’industrialisation massive qui constitue un

facteur d’attractivité important. Ainsi commence une série des mutations qui en très peu de

temps changera de manière irrévocable le visage du phénomène urbain. Ces changements ont

continué sans cesse le long de tout le XXème siècle, au point de faire surgir l’idée d’une nouvelle

forme, celle de l’urbain généralisé. Pour employer une métaphore – processus très répandu

parmi les spécialistes de la ville – il semblerait que le murailles aient comprimé pour des siècles,

voir des millénaires, une force qui, une fois libérée, est devenue impossible à maîtriser. Une fois

dépassé les limites, l’impression est celle d’une perte de contrôle. La ville se répand

apparemment sans cesse. Premièrement sont les grandes agglomérations urbaines de la

modernité occidentale comme New York, Londres ou Paris, ensuite, la diffusion des

métropoles, les conurbations, les mégalopoles, pour arriver à la conceptualisation de l’urbain,

dans lequel toute limite disparaît au profit d’une multitude d’espaces hétérogènes, mais pourtant

urbains. C’est l’âge de ce que l’on a appelé urbain diffus, pour décrire justement la nouvelle

difficulté à repérer une lisibilité géographiquement claire entre ce qui relève de la ville et ce qui

ne le fait pas

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.

Mais le problème ne concerne les espaces urbains uniquement dans leur côté

géomorphologique. L’urbain est un phénomène qui transcende la matérialité. C’est un fait

économique, culturel, politique, administratif ; il est signifiant d’une société entière, mais en

même temps véritable signifié à part. Le monde actuel est urbain puisque toutes les dynamiques

qui en assurent le fonctionnement, relèvent, d’une manière ou d’une autre de la ville comme

forme prioritaire d’organisation spatiale.

Peut le cinéma être insensible à ces aspects ? Pas de doutes sur une réponse, qui, en

revanche, est susceptible de nous emmener encore plus loin. Le cinéma et la ville (dans les

évolutions citées) sont deux produits clés de la modernité et c’est bien cette dernière qui se

caractérise, entre autres, par un processus de reconfiguration urbaine, qui, comme on a dit, paraît

sans fin, rapide, imprévisible et à la maîtrise fortement problématique. C’est d’ailleurs cette

même modernité qui, en principe, invente la photographie et d’autres moyens capables de

représenter ce monde en perpétuel changement. La photographie, quant à elle, marque une sorte

de point de non-retour qui va bientôt se compléter du mouvement, du son, du couleur, jusqu’à

l’âge du numérique et du 3D. Les frontières entre le réel et ses représentations deviennent de

plus en plus subtiles et cachés derrière un mimétisme toujours plus évident.

Le parcours vers des nouvelles manières de reproduire la réalité ne peut pas donc se

détacher pleinement de l’évolution d’un objet/sujet privilégié comme les espaces urbains. En

un siècle et peu plus, on a vu la ville subir des modifications radicales. Il est donc évident de se

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Au-delà des contributions que l’on a cité dans le chapitre précédent à ce propos, on peut souligner aussi Bruegman,

R., Sprawl. A compact history, (2005).

demander comment le cinéma a vécu ces modifications et si l’évolution de ce dernier, dans les

formes et dans les contenus, ne soit pas due à une adaptation contextuelle. Le cas du film

Collateral semble renforcer l’hypothèse d’un parcours commun. Comme on a vu, Michael Mann

a marqué la capacité du cinéma de suivre des mutations urbaines importantes, en remarquant

encore une fois le caractère profondément urbain de ce langage.

Mais que se va-t-il passer après ? La phase de l’urbain ne doit pas être considérée comme

la fin de la ville. Pourtant, les citations sur les rapports entre ville et cinéma que l’on a emprunté

à Thierry Paquot proviennent d’un des essais d’ouverture de la fameuse encyclopédie La ville au

cinéma (2005) dont le titre est Cinéma et « après-ville ». Le philosophe, avec cette expression, se

réfère à « ce qui vient après l’ère de la ville, au temps de l’urbain diffus et qui se trouve donc

chronologiquement “après”, et géographiquement également “après”. Il ne s’agit pas d’un

quelconque “péri-urbain”, mais bien d’un et d’une “après-ville”, avec ses nouvelles centralités

éparpillées sur un vaste territoire, celui du quotidien urbain, ses dérives inexplicables,

capricieuses ou obsessionnelles, ses pérégrinations aux logiques paradoxales » (2005, pp. 16-17).

Cet urbain diffus se complique davantage dans le domaine des représentations, au sein d’un

régime de visibilité de plus en plus insaisissable. En effet les vastes mutations qui en peu plus

de deux-cent ans nous ont porté de la cité à l’urbain, se sont déroulé dans un écart temporel

trop restreint pour permettre la mise en place de véritables instruments conceptuels capables de

gérer et interpréter le phénomène. Cela davantage pour ce qui concerne le passage de la ville à

l’urbain qui se poursuit selon des temporalités qui souvent en empêchent l’objectivation… Le

dépassement des remparts citadins, la naissance des dialectiques centre-périphérie, gentrification,

clubbisation, ghettoisation, périurbanisation, perte des limites (culturellement et

géographiquement), urbain diffus, et enfin peut-être un « après-ville » qui marque définitivement

la crise d’un apparat conceptuel consolidé.

L’autre question concerne le fait que ce terrain ne se limite pas à un fait physique. « La

forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel », disait Charles Baudelaire en

1857. Cette définition, une des préférées parmi les spécialistes de la ville, a le mérite de marquer

le décalage entre l’homme et une de ses créations qui semble être échappée à tout contrôle, et

peut-être aussi à une véritable compréhension de ses dynamiques évolutives.

Comment offrir à ces mutations une véritable visibilité ? Comment se confronter face à