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Dans le caléidoscope de la modernité, au sein de l’ontologie de la société et de la culture occidentale, les découvertes géographiques sont un élément essentiel, une des clés de lecture

privilégiées pour essayer de comprendre notre présent à travers le passé. Le voyage, tant réel

que symbolique, représente bien la progression vers une nouvelle conscience, vers l’élaboration

du monde tel qu’on le connaît aujourd’hui.

Ce n’est pas un hasard que cette épopée s’achève entre la fin du siècle XIXème et le début

du XXème. D’une certaine manière les voyages de Robert Peary au pôle nord (qui fut atteint le

6 avril 1909) et de Roald Amundsen (découverte du pôle sud le 4 décembre 1911), sont à

considérer plus comme un dernier soubresaut, la postface de cette quête d’ailleurs commencée

bien avant. Déjà à la moitié du XIXème siècle, grâce aux incursions au cœur du continent

africain de Richard Burton, John Henry Speke, David Livingstone et Henry Stanley, l’homme

occidental est en pleine possession de la terre. Ce long voyage semble avoir atteint son but.

Le revers de la médaille est sans doute constitué par le colonialisme, l’esclavage, le

génocide de millions de personnes. Le voyage a souvent signifié conquête, soumission, violence.

Exploration et exploitation ont marché l’un à côté de l’autre. C’est bien le sens d’une prolifique

courant de pensée, celle des études postcoloniales, qui a bien mis en exergue le rôle néfaste

d’une pratique toute européenne, la face sombre et cachée de cette appropriation de la Terre.

En revanche une bonne partie de ces travaux ont fini par tomber dans une dérive profondément

déterministe. On a trop facilement réduit la complexité de ce phénomène aux seuls aspects

négatifs, en effaçant tout le reste, en limitant la portée décisive de l’expérience et ses influences

sur nos modes de perception. L’approche postcoloniale, aux prémisses légitimes, - vraies et

surtout nécessaires pour la conscience Occidentale -, s’est radicalisée, en devenant une vulgate,

une sorte d’idée totalisante et radicalement plate. Il suffit de parcourir l’immense patrimoine

constitué par les différentes littératures de voyage pour comprendre que, depuis les prémisses,

une forte ambivalence a toujours marqué les rapports entre l’homme occidental et l’exploration

de la Terre. Attilio Brilli, spécialiste de littérature de voyage, met en exergue la pluralité de

l’expérience des explorations, dans un ouvrage capitale

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. Des voyages de Marco Polo jusqu’aux

compte-rendu des grandes aventures en mer, le portrait qui résulte est bien plus complexe et

hétérogène de ce que certains ont suggéré. C’est l’histoire de la conscience européenne qui se

décèle, l’histoire d’un rapport à l’ailleurs, à l’autre, marquée tant par les logiques de conquêtes et

exploitation, que par l’envie de connaissance, d’élargir les horizons et les pratiques du quotidien.

En outre, la littérature de voyage a assez tôt révélé un effort d’auto-conscience, en démontrant

que les effets pervers de l’exploration inquiétaient déjà les consciences, bien avant toute

approche postcoloniale.

Cette grande épopée littéraire semble toucher son apogée avec deux ouvrages, qui bien

reflètent le sentiment issu de l’achèvement de la grande période des découvertes. On peut parler

d’une sorte d’intériorisation de l’expérience du voyage. L’ailleurs cède la place à l’« ici », et

l’exploration devient symboliquement une sorte d’introspection. Les romans en question sont

d’un côté, Dracula de l’irlandais Bram Stoker (1897), de l’autre, le fameux Cœur de ténèbres de Josef

Conrad, qui voit le jour, d’abord à épisodes, en 1899, pour être enfin publié de manière unitaire

en 1902. Les deux se présentent sous la forme d’un récit de voyage, mais leur géographicité

matérielle laisse la place à un univers tout symbolique dans lequel les espaces ne sont rien d’autre

qu’une manifestation métaphorique de certaines composantes du Zeitraumgeist de la période.

Dracula, on le sait bien, raconte l’histoire du voyage du jeune anglais Jonathan Harker en

Transylvanie, afin de rencontrer le comte Dracula, le fameux vampire qui transcende les lois

naturelles du temps et de l’espace. Mais c’est aussi le voyage de ce dernier, qui, fasciné par la

modernité occidentale, se rend à Londres. Nombreux sont ceux qui ont insisté sur une lecture

orientaliste du roman, en mettant en exergue les thèmes du colonialisme, de la rencontre avec

l’autre et l’ailleurs. En réalité, une lecture approfondie suggère bien le thème de l’introspection,

du regard sur soi. Le vampire n’est pas un monstre venu d’ailleurs, la Transylvanie n’est pas un

pays lointain radicalement « autre ». Derrière les pages de Stoker on assiste au dévoilement des

faces sombres de l’Angleterre victorienne : la culpabilité du colon, les tabous sexuels, les

rapports au progrès, mais surtout l’ambivalence vis-à-vis d’un passé qui continue de persister au

sein de ce monde tout lancé vers l’avenir. « Telle serait la vengeance du XIXème siècle – et

pourtant, à moins que mes yeux ne me trompent, les années anciennes avaient, ont encore des

puissances exceptionnelles que nul modernisme ne pourra jamais abattre » affirme le

protagoniste Harker (pag. 59).

Sur un plan similaire, Conrad plonge le lecteur au milieu de l’Afrique coloniale, en offrant

un portrait qui s’éloigne nettement des adhérences offertes par les chroniques de voyages. Le

résultat est peut-être un des discours introspectifs les plus puissants à propos de la tragédie de

l’exploitation coloniale. Le voyage à la recherche de Kurtz est en effet une affirmation

d’auto-conscience, celle de la face cachée de la logique civilisatrice à la base des emprises coloniales. Le

mot « horreur », qui à plusieurs reprises connote l’expérience du narrateur Marlowe, exprime

parfaitement le sentiment face au dévoilement de l’exploitation coloniale. « La conquête de la

terre, qui signifie le plus souvent qu’on en dépouille ceux qui n’ont pas la même couleur ou qui

ont le nez un peu plus aplati que nous, n’a rien de très joli quand on y regarde de près » affirme

le protagoniste (p. 29, éd. 2012).

Les deux œuvres marquent donc un changement de perspective, somme toute naturel,

qui coïncide avec l’achèvement des grandes explorations. L’espace est désormais un acquis de

l’homme occidental qui d’un coup se retrouve en quête d’autres ailleurs.

Il reste à se demander en quoi tout ce que l’on vient de dire, concerne la naissance du

genre de la science-fiction ? L’attente, somme toute légitime, d’une introduction à base de

robots, de vaisseaux spatiaux, de planètes inconnus, de villes futuristes, d’extraterrestres ou

encore de voitures volantes et de cyborgs, serait d’une certaine manière trompeuse. La raison

réside dans le fait qu’un des genres le plus prolifiques des derniers cent-cinquante ans a ses

racines dans une complexe série des rapports concernant l’espace et le temps. L’imagination du

futur n’est qu’un reflet du présent. C’est le critique littéraire américain Fredric Jameson, qui a

dédié maintes pages à la science-fiction, à suggérer cette posture. Selon lui, le véritable esprit de

ce genre réside dans l’émergence d’une nouvelle conscience spatio-temporelle. Ce n’est donc

pas vers le futur qu’il faut se retourner, en se référant à la maxime empiriste selon laquelle il n’y

a rien dans l’esprit « qui n’ait d’abord été dans le sens ». « S’il est vrai – poursuit-il – ce principe

sonne le glas non seulement de l’utopie en tant que forme, mais de la science-fiction en général,

puisqu’il affirme que même les productions les plus folles de notre imagination sont toutes de

collages d’expérience, des constructions composées de morceaux de l’ici et maintenant » (2005,

p. 16). C’est un concept somme toute banal, mais dont l’importance a été souvent négligée.

De ce point de vue, on serait obligé de poser une question tant cruciale qu’escomptée.

Cette période comprise entre le 1850 grosso modo et le 1914 est la même qui voit la naissance de

la littérature de science-fiction. Poser l’hypothèse que cela soit un hasard, n’a guère de sens.

Premièrement puisque l’émergence du récit de science-fiction correspond à l’affirmation d’une

nouvelle historicité, dans laquelle le progrès scientifique et technologique engendre une logique

de l’alternance qui concerne bien les sentiments du passé, du présent et du futur. Peu avant les

sombres années 1914-1918, l’occident faisait déjà face à une idée de progrès partagée entre

crainte et espoir, entre émancipation et autodestruction. Le résultat est, on l’a vu, le caractère

profondément ouvert du futur qui était susceptible d’incarner tant le soleil de l’avenir que les

ténèbres de la catastrophe.

Plus généralement, comme le suggère encore Jameson, « il convient, semble-t-il,

d’enregistrer l’émergence de ce genre comme le symptôme d’une mutation de notre rapport au

temps historique lui-même » (2005, p.12). C’est un raisonnement que le critique littéraire

développe, comme on le verra, à travers une subtile comparaison avec le roman historique,

notamment avec une des fonctions que le philosophe et spécialiste de littérature Gyorgy Lukacs

y avait identifié

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: celle d’exprimer la conscience historique de la bourgeoisie entre la fin du

XVIIIème siècle et le début du XIXème.

Mais deuxièmement, une autre hypothèse a bien raison d’être. La naissance de la

science-fiction correspond à l’achèvement des grandes explorations géographiques. Est-il raisonnable

de penser que le genre en question résulte, entre autres, d’un glissement de l’espace au temps ?

S’il n’y a plus d’espaces à explorer, a-t-on retourné notre attention vers le futur ? En ce sens, le

roman de science-fiction serait une sorte de prolongement idéale du roman de voyage, sauf que,

dans ce cas, c’est le temps qu’on y explore. Pensons pour un moment aux œuvres littéraires qui

marquent le début : en 1865 Jules Verne publie De la Terre à la Lune, six ans plus tard Vingt mille

lieues sous les mers ; l’autre grande figure de ces débuts, H.G. Wells, publie en 1895 La machine à

explorer le temps et seulement trois ans plus tard le célèbre La guerre des mondes. Avec certains

glissements, une certaine adhérence thématique avec les idées d’exploration, de voyage, de

rencontre avec l’« autre », persiste. La Lune, les ailleurs temporels, la mer et ses profondeurs…

difficile de ne pas voir dans tout cela une envie de connaissance, d’exploration, de voyage. La

quête des ailleurs, qui soient géographiques ou temporels, symboliques ou réels, ne se voit

nullement réduite par l’achèvement des explorations. Il s’agit d’une posture fascinante qui peut

se traduire sur un plan symbolique par le passage de l’Utopie à l’Uchronie. Ce récit

symbolico-géographique inventé trois siècles auparavant par Thomas More, consistant dans la mise en

place d’un univers idéal, semble perdre son élan en faveur d’une reconfiguration, temporelle.

D’ailleurs, comme l’affirme Raymond Trousson (1993, p. 19), « en étant peut-être, avant tout,

une manière pour échapper, à travers la spéculation, aux craintes et aux insuffisances du réel,

l’utopie devait sans doute s’orienter dès ses origines, d’un côté vers le passé, de l’autre vers

l’exotique ». Le non-lieu cède la place au non-temps, ou mieux, à un autre temps, qui se

concrétise dans l’invention d’un, ou plusieurs, présents alternatifs. Comme on le verra, cette

pratique est à la base du processus narratif de la science-fiction.

Comme si la matière en question n’était pas suffisamment dense, un autre concept clé

s’insère de manière véhémente : la Dystopie, ou le reflet négatif de l’Utopie. L’imagination d’un

monde composé de désastres, façonné à travers la mise en place des pires cauchemars sociaux,

politiques ou environnementaux, joue de même un rôle primaire dans l’affirmation de la fiction

« fanta-scientifique ». Ce dernier est un aspect clé qui préfigure la dérive catastrophiste

caractérisant une certaine production et qui sera donc au centre de notre essai de définir le genre

en question.

En conclusion, pour comprendre à fond le complexe jeu d’analogies et différences entre