un espace diégétique cohérent et riche, en faisant dialoguer d’un point de vue cognitif, tous les
syntagmes dont il est en possession. La grande ampleur de l’imagerie lui permet de recréer
visuellement un espace qui correspond, dans sa perception, à celui de la ville lumière. D’ailleurs,
face à l’évocation directe de cette ville, comment ne pas prendre en considération tout ce qu’il
a vu, lu, écouté à propos de cet espace ? Il est bien évidemment impossible, et cela même si le
spectateur n’a jamais eu une connaissance directe de cette réalité.
Si l’on transfère cette réflexion sur un plan moins subjectif, l’enjeu géographique qui
résulte est considérable. Au sein d’un raisonnement qui vise à interroger la réalité parisienne, à
côté d’un rapport avec la matérialité urbaine, peut-on réellement se passer de tout ce qui a été
photographié, filmé, écrit, peint, à propos de cette ville ? Si l’on tient à l’analogie qui considère
l’imaginaire comme un discours intertextuel, la réponse ne peut qu’être négative. Il semblerait
donc évident le propos que Lussault reprend à Godelier (2007), c’est-à-dire que le réel est plus
grande que la matière. Toute représentation, en ce sens, fait partie à plein titre de l’objet auquel
elle se réfère.
Bien évidemment, la ville de Paris constitue sans doute un exemple assez facile, puisqu’
elle dispose d’un imaginaire et d’une culture spatiale parmi les plus riches de la planète. Le même
discours aurait pu concerner des villes comme New York, Rome ou Londres. En revanche, le
cas serait assez différent pour un village de la Bretagne ou de la Corse. Tout lieu, en tant
qu’espace humain, possède un imaginaire, rien que dans l’expérience de ceux qui l’habitent et
l’ont habité, mais les proportions de ce dernier sont en revanche très variables, en fonction bien
évidemment du nombre de représentations existantes. Cela est une conséquence directe du
concept même. L’imaginaire de l’espace est un pur objet culturel, dans le sens qu’il doit son
existence à une série de représentations qu’une déterminée culture produit à un certain moment
de son histoire. La conséquence est une forte instabilité temporelle et spatiale. Sur ce dernier
plan, l’exemple proposé est suffisamment clair : chaque lieu possède une imagerie variable en
fonction de son importance culturelle (qui peut en revanche dériver d’une importance politique
et économique), et le résultat est souvent un déséquilibre entre des réalités surreprésentées et
d’autres, au contraires disposant d’un imaginaire assez pauvre.
Sur le plan temporel, l’instabilité dérive d’un constat concernant la diffusion de l’image,
et plus généralement de la culturel de masse. Aujourd’hui, au début du XXIème siècle la
production d’image a atteint des proportions incroyablement vastes. Au cinéma et à la
photographie se sont ajoutés la télévision, l’imagerie numérique et enfin internet, sans oublier
l’expression écrite, qui malgré la puissance de l’image, continue d’exister. La conséquence est
une croissance vertigineuse des « syntagmes » qui vont constituer l’imaginaire. N’importe quelle
personne, disposant d’un support de visualisation et d’une connexion internet, sans bouger d’un
mètre, peut avoir accès à un patrimoine de représentations spatiales potentiellement illimité. Il
suffit de penser au logiciel Google Earth et à ses nombreuses possibilités de visualisation, qui
depuis quelques temps ont même dépasse la dictature du point de vue vertical sur l’espace.
D’une certaine manière on peut affirmer que l’imaginaire de l’espace est un produit de la
modernité. Ce qui ne veut pas dire qu’avant il n’existait pas, mais qu’il était sans doute limité par
au moins deux facteurs. Le premier est la quantité réduite de représentations spatiales qui se
limitaient à la littérature, aux arts plastiques, à la cartographie, et, de manière plus ponctuelle aux
échanges de type orale. Ensuite, l’accès à ces représentations était limité. Le livre a été pendant
des siècles un objet d’élite, limité aux catégories les plus riches de la population. Les cartes
géographiques, quant à elles, n’étaient pas accessibles au grand public car considérées comme
secret d’état. Comme on a vu aussi dans le paragraphe précèdent, ce n’est pas tant l’imaginaire
qui n’existait pas, mais plutôt une des conditions qui lui permettait une réelle intersubjectivité :
la culture de masse, qu’on sait bien être un phénomène relativement récent.
Pour conclure donc, l’approche axé sur l’imaginaire relève de plusieurs considérations. La
première réside au sein de l’épistémologie géographique (la nature hybride ou composite de
l’espace), la deuxième se trouve en revanche dans un des caractères ontologiques du langage
cinématographique, c’est-à-dire les processus qui rendent possible la construction de l’espace
diégétique du film. Ces deux réflexions convergent dans une considération socio-culturelle,
c’est-à-dire l’existence d’un imaginaire spatial qui peut se considérer comme une sorte
d’intertexte se composant de toutes les représentations d’une réalité spatiale déterminée. Cet
intertexte forme un patrimoine commun, un savoir préalable, qui peut se définir intersubjectif.
En tant que produit culturel, l’imaginaire n’est pas en revanche un objet stable, il se modifie
constamment, et surtout il dépend de différents facteurs géographiques, historiques et culturels.
En ce sens, l’imaginaire est un phénomène qui dépend en grande partie de l’avènement de la
culture de masse, une des conséquences de la modernité.
2.2.3. Le film comme exemple.
Les deux usages que l’on vient de proposer peuvent à la fois fonctionner de manière
singulière ou complémentaire. C’est au géographe de trouver la solution la plus adaptée à ses
exigences analytiques. En revanche, suggérer l’usage du cinéma comme un exemple ne peut pas
être considéré comme une véritable approche. Il s’agit plutôt d’une démarche qui peut se servir
du film à la fois comme représentation ou comme fabriquant d’imaginaire. Ce qui compte est la
fonction que l’on attribue au discours filmique, qui, dans ce cas doit, être soumis à l’argument
dont on souhaite trouver un exemple. Ce type de processus a déjà été décrit lors du paragraphe
qui concernait les travaux de David Harvey (1990) et Mike Davis (1998). Comme on a vu, le
film Blade Runner a été utilisé par Harvey dans le cadre d’une vaste réflexion concernant la
condition postmoderne. Sa démarche s’est donc passé de tout aspect lié à la représentation ou
à l’imaginaire de l’espace, pour se concentrer uniquement sur le film comme produit
socio-culturel. La représentation et/ou l’imaginaire en question ne concernait pas un espace matériel,
mais une ambiance culturelle, des transformations socio-économiques, des nouvelles idéologies,
qui, selon l’auteur, acquéraient leur propre visibilité grâce au langage filmique. Cette posture
prend son sens grâce à une sorte de processus d’abstraction consistant à interpréter différents
éléments filmiques comme capables d’énoncer un discours théorique plus ou moins complexe.
D’un côté il s’agit sans doute d’une vulgarisation, d’un appauvrissement, (c’est bien le cas
de répéter encore une fois que le rôle primaire du film est celui de raconter une histoire
susceptible d’intéresser un public le plus large possible), de l’autre, le langage cinématographique
peut donner une visibilité nouvelle à des éléments qui au contraire peinent à sortir d’un cadre
purement théorique. L’importance de cette posture implique donc une fonction du film
potentiellement pédagogique. Par exemple un film comme La Zona (Rodrigo Pla, 2007) peut se
révéler très utile pour décrire le fonctionnement des gated communities en Amérique Latine, ou
encore on peut envisager une étude sur Apocalypse Now dans ses liaisons avec l’archétype littéraire
de Conrad. D’où l’insistance sur des éléments qui relèvent d’un questionnement historique,
culturel et philosophique. D’une certaine manière il s’agit d’un aspect que, comme on a vu,
Kracauer avait déjà mentionné : « En montrant le monde visible – qu’il s’agisse de la réalité
courante ou d’un univers imaginé – les films fournissent donc des indices sur les processus
mentaux cachés » (1973, p. 7). En se référant plus généralement à la culture de masse dans son
ensemble, Edgar Morin, de son côté, avait déjà remarqué en 1962 la capacité de cette dernière
de se faire témoin d’une expérience spatio-temporelle collective. Selon les sociologue ce type de
culture dont le film fait partie à plein titre participe activement à la définition du Zeitgeist, concept
d’où il tire le titre de son ouvrage qui est justement L’Esprit du Temps.
Les domaines sont multiples et concernent les disciplines plus variées. Pour le géographe,
en particulier, ce qui pourrait être relevant est le processus de spatialisation, c’est-à-dire le
mécanisme qui fait de l’espace une sorte de métaphore exprimant des éléments qui, à la base ne
relèvent pas de ce domaine. Dans ce cas, il serait tout à fait inutile de se concentrer sur un
dualisme entre réalité et représentation ou entre espace matériel et immatériel. Ce qui l’emporte
est la connotation spatiale, c’est-à-dire le signifié qu’un espace fictionnel est susceptible
d’exprimer. Il s’agit d’un travail qui peut bien trouver la place au sein d’un film comme Dogville
(Lars Von Trier, 2003), dans lequel ni l’adhérence réaliste, ni l’imaginaire fonctionnent. En effet,
comme on sait bien, le petit village de Dogville qui héberge l’action du film, se limite aux tracés
des bâtiments et des routes sur le sol. Pas de décor architectural, pas d’éléments susceptibles
offrir une quelconque ressemblance. Pourtant le film fonctionne de manière magistrale. Il reste
à se demander comment et pourquoi.
À ce point, le lecteur qui s’attendait un véritable discours théorique à propos du film
comme exemple, risquerait une déception. S’il est déjà difficile de pouvoir généraliser l’usage du
film comme représentation ou comme imaginaire, dans ce cas le particulier domine. Il est en
effet très hasardeux de prévoir au sein de cette posture, une méthodologie d’analyse qui ne soit
pas inductive. Plus que jamais, le cinéma est ici purement fonctionnel à la théorie dont il est
censé être un exemple. Ce qui résulte est un usage véritablement ponctuel, toujours soumis au
référent de l’exemple. Prenons le risque de faire une comparaison difficile. En littérature, le
roman d’Albert Camus L’étranger (1942) est en rapport directe avec l’essai philosophique Le mythe
de Sisyphe (1942). Le même rapport est attribué entre La Peste (1947) et l’essai L’homme révolté
(1951). En effet les deux romans se veulent comme des expressions littéraires d’une théorie
philosophique. Or, les comparaisons entre la littérature et le cinéma sont toujours dangereuses.
Il reste pourtant le fait que, même dans le domaine littéraire, il serait très difficile de proposer
une théorie expliquant le processus précis qui fait en sorte que L’étranger soit une transposition
littéraire d’un essai. Cet aspect relève d’une analyse ponctuelle, spécifique, qui n’existe que dans
ce cas. Pour un produit radicalement différent comme le cinéma, cela ne peut qu’être encore
plus vrai.
La conséquence de ce raisonnement est donc une certaine phénoménologie, qui consiste
à expliquer ce rôle précis du cinéma uniquement à travers des exemples concrets. Et en effet, à
ce propos, il existe un film qui incarne parfaitement ces aspects : Bram Stoker's Dracula de Francis
Ford Coppola (1993), dans lequel, comme on le verra de manière détaillée dans la partie
suivante, le traitement de l’espace dépasse tant l’idée de représentation que celle d’imaginaire,
pour devenir en revanche la métaphore, ou si l’on veut, la spatialisation de toute une série
d’instances culturelles, sociales et politiques de l’Angleterre victorienne.
En conclusion, donc, à présent on ne peut que demander au lecteur un peu de patience.
Pour que ce discours soit le plus clair possible on se voit obligé, soit de le renvoyer à l’exemple
constitué par le travail de Harvey (1990), soit d’attendre l’analyse que l’on proposera du film de
Coppola.
2.3. Rôle narratif et localisation.
À ce point, le géographe s’intéressant au cinéma se trouve confronté à un cadre théorique
Dans le document
Une archéologie du présent. Les espaces urbains dans le cinéma-catastrophe
(Page 99-103)