constructivisme de matrice poststructuraliste, ainsi que certaines visions exaspérées du matérialisme
1.2.1. Hérodote… Lacoste et Foucher
Si l’on s’efforce de trouver à tout prix un moment fondamental, une limite au-delà duquel
quelque chose change, on risquerait une déception. Ce n’est pas non plus un problème, au
contraire, c’est un fait qui pousse la recherche, qui rappelle comment ce rendez-vous – on vient
de l’affirmer -, ne soit pas du tout manqué, mais en train de se faire. « Depuis quand ? » on
pourrait alors se demander. Sur ce point peu de doutes. En France c’est la revue de géopolitique
Hérodote, fondée par Yves Lacoste, qui marque ce début. En revanche, comme on verra, ce début
ne pourra pas malheureusement être considéré comme un véritable moment décisif, car les
propos, la grande qualité des analyses proposées, resteront sans suite, ou limitées.
En 1976, le numéro 2 d’Hérodote, contient un article qui porte ce titre : Cinéma-géographie.
Le fait en soi est sans doute remarquable, surtout si on considère le fait que la revue vient d’être
fondée la même année. Il s’agit d’un aspect qui témoigne bien l’attraction pour le cinéma. Le
texte de Lacoste se concentre immédiatement sur le rôle des représentations spatiales, y compris
le cinéma. « Cinéma et géographie, avec des dispositifs, des matières d’expression, des moyens
très différenciés rendent compte, présentent ou représentent l’espace réel » (p. 153). Ce qui
semble attirer l’attention du géographe ce sont surtout les aspects politiques et idéologiques du
cinéma, capables, à son avis, de créer une nouvelle spatialité qui se trouve en dialectique ouverte
avec la réalité, mais aussi sa capacité de créer un espace à part, un espace qui est défini comme
spéculaire : « On relève ainsi la substitution à l’espace réel, structuré par des rapports politiques,
économiques, militaires d’un espace imaginaire, naturalisé, dépolitisé. L’espace spéculaire, en
premier lieu le paysage, est la médiation essentielle de cette conversion de l’espace réel en espace
idéologique » (p. 154). Bien évidemment on se trouve dans un contexte d’études géopolitiques.
Il ne faut pas donc s’étonner de l’attention portée vers le cinéma comme puissant instrument
idéologique. Le cinéma est menteur, et l’espace qu’il crée n’est pas seulement une représentation
du réel, mais une interprétation, une vision fortement idéologisée. L’auteur poursuit avec la
description des différentes typologies d’espace qui sont représentées/crées à travers le cinéma :
les espaces du pouvoir et les lieux mythiques, relations entre espace social et rapports de
production, espace stratégique et liaisons avec les représentation de type militaire, rôle du
cinéma dans la construction des idéologies nationales, pour fini avec un paragraphe significatif
qui mérite d’être cité en entier
« Géographie et cinéma ont affaire à l’espace réel, mais opèrent à partir d’un même matériau :
l’espace spéculaire, le paysage. Le cinéma reproduit l’espace spéculaire dans un projet signifiant
: décor, personnage de la fiction ou état d’âme. La géographie déchiffre l’espace spéculaire. Elle
l’interprète dans un projet heuristique. Mais l’un comme l’autre restent sous mis à ce spectacle
de l’espace. Les recoupements qu’on relève entre la méthode géographique et la méthode
filmique font apparaître une collusion, une distribution des tâches : la géographie fournit des
arguments, et le cinéma, prenant le relais de la peinture et de l’imagerie, fournit une
iconographie » (p. 156).
Le propos de Lacoste est donc clair. L’insertion du cinéma passe à travers le concept du
paysage qui se voit connoté d’un caractère fortement idéologique. Mais le rôle de la géographie
en revanche, selon lui, ne peut aller plus loin d’un « projet heuristique », c’est-à-dire d’un travail
axé sur une prévision approximative, confiné au sein d’une démarche purement qualitative.
L’article se poursuit avec un exemple concret, le film La Cecilia de Jean-Louis Comolli,
sorti la même année. L’hypothèse repose sur le fait de considérer ce film comme aussi un film
géographique, d’où l’attention aux personnages, aux paysages. C’est à ce point que l’article
s’achève, de manière nette et inattendue, au point de faire penser au chercheur qu’il manque des
pages, et que la version du texte ne soit pas celle définitive. Pourtant c’est bien le cas. Pas de
conclusion, pas d’ultérieure références aux hypothèses exprimées auparavant.
Lacoste donc semble, de manière non-explicite, exprimer une méfiance ontologique à
propos de cette rencontre. Il met en place des réflexions et des hypothèses plus que pertinentes,
pour les laisser sans suite peu après. En ce sens, un premier bilan ne peut que résulter négatif.
La question du rôle d’Hérodote pourrait bien évidemment s’arrêter là, mais l’année
suivante, dans le numéro 7 de la revue, dont le titre éloquent est À quoi sert le paysage? , une autre
contribution sur le même sujet apparaît. Il s’agit de l’article signé par Michel Foucher Du désert,
paysage du western. Si on cherchait à tout prix donc un moment décisif, on pourrait l’identifier ici.
Mais comme on verra, le cas restera sommé toute isolé et c’est sans doute dommage, car la
qualité et la pertinence de l’analyse de Foucher sont remarquables.
Comme indiqué dans le titre, l’argument est le cinéma western et en particulier le rôle du
paysage représenté. Une objection s’impose immédiatement, ou mieux, une remarque
préliminaire aux contenus de l’article. Il est sans doute difficile de nier l’enjeu géographique au
sein d’un genre dont déjà l’appellation se réfère de manière directe à une notion purement
géographique. Dit de manière différente : il faut s’étonner que les géographes aient attendu
l’année 1977 pour parler d’une catégorie des films dont la liaisons à un certain type d’espace est
fondamentale, voir centrale. Mais cet aspect ne peut pas être imputé à Foucher, au contraire,
c’est une considération qui fait augmenter ses mérites.
Le but de Foucher peut être défini comme critique envers la représentation offerte par le
cinéma. Celui des films western « c’est un paysage qui s’est imposé bien avant la réalisation des
films en technicolor » (p. 131). Le genre western se connote sur le plan spatial par un certain type
de paysage désertique typique des régions du sud-ouest des États-Unis. D’un point de vue
temporelle, la plupart des actions se situent dans le XIXème siècle et en particulier pendant la
guerre de Sécession et la conquête de l’ouest. « Or - dénonce Foucher- les lieux où se sont
déroulés les événements qui sont les arguments du western et qui sont ceux qui ont marqué la
formation de la nation américaine ne sont pas situés là et ne correspondent pas à ceux qui ont été
utilisés comme décor naturel » (p. 131). Et encore : « le paysage type, devenu modèle de
référence sans cesse repris et imité, en somme la convention, correspond à des lieux et à des
paysages qui ne furent pas le théâtre des événements de la conquête de l’Ouest » (p. 132). Le
géographe, donc, sur un plan méthodologique met en exergue le décalage entre la réalité
historique de référence et la représentation offerte par le cinéma. Il s’agit d’un
approfondissement des postulats que Lacoste avait posé un an auparavant, sans pourtant les
mener au bout. D’une manière indirecte il pose un des fondements de l’utilisation de la septième
art par les sciences humaines et sociales, une banalité pour certains, mais qui souvent est oubliée
ou tout simplement ignorée : le cinéma ment. Et il ment peut-être mieux que toute autre forme
d’expression, car son degré de mimétisme est sans doute l’un des plus élevé. C’est donc toujours
avec le mensonge que l’on doit coexister. Le décalage entre l’espace du cinéma western et l’espace
historique censé en faire l’objet peut, donc, constituer l’espace spéculaire dont parlait Lacoste.
Une fois avoir mis en exergue ce décalage, Foucher se concentre sur les raisons qui le
motivent. Pour argumenter sa thèse, il recourt aussi à une excellente carte géographique
(Rieupeyrouth, 1964), qui représente avec deux sémiologies différentes les lieux où se déroulent
les principaux films (au-delà du tournage effectif) et les zones où se sont effectivement déroulés
les événements qui en constituent le contexte historique. Pourquoi donc le canyon, le désert,
l’aridité, l’étendue ? – se demande le géographe. « Dans le contexte de la mythologie nationale
américaine, l’ouest incarnerait le lieu de réconciliation entre les nordistes et les sudistes » (p.
139). Mais si cet argument est plausible, en revanche, il ne suffit pas à expliquer le choix de
codifier ce paysage selon ces caractères. La réponse se trouve dans le mouvement et dans la
représentation d’un espace sans loi. Bien évidemment, il ne faut pas oublier que le cinéma est
une production industrielle qui répond à des logiques des marchés qui souvent influencent le
choix des décors. Il ne faut pas ignorer la morphologie du territoire et ses aptitudes à « héberger »
certains typologies de scénarios (poursuites, guet-apens, etc.). « Nous pensons plutôt que la
fonction, dans le western, de la traversée de cet espace sans loi, c’est très exactement de faire faire à l’ “Homme”
ou au groupe l’expérience de la nécessité de la Loi, en faisant éprouver ce qui se passe quand elle est absente.
Ainsi le paysage aride du western contribuerait-il, selon nous, par son aspect inhumain, par son
abstraction (il n’est pas un enjeu réel), à inculquer la nécessité de la Loi » (p. 146). En poussant
encore plus loin son raisonnement, Foucher achève son article avec une intéressante relation
avec le concept de Utopie : « Mais ce déploiement de talents et d’actes de maîtrise a, dans le
western la particularité de se situer dans un cadre naturel tellement hors de l’espace social qu’il
est à proprement parler, une utopie. U-topie, c’est étymologiquement non-lieu. (…) Utopie
c’est-à-dire, et ce n’est pas une surprise, espace de rêve, par le biais de cette identification au héros. Mais
elle n’est possible que parce-qu’elle prend place en même temps dans un espace sans loi, sans société, sans
État » (p. 147).
Or, les mérites de Foucher sont doubles. D’un côté ils sont liés à la pertinence de son
analyse. La lecture politique et idéologique du paysage western apparaît raisonnable et logique.
Mais au-delà de cet aspect, bien que d’une manière encore embryonnaire, Foucher jette les bases
principales de la réflexion ciné-géographique, en accomplissant certains propos que son maître
avait laissé inachevés : la caractère menteur du cinéma, la question de la représentation, ainsi
que, indirectement, la grande question de l’imaginaire spatiale et du rôle dominant du septième
art dans la construction de ce dernier, sans oublier le fait de considérer le cinéma comme un
puissant vecteur idéologique et donc ses liaisons avec l’espace social et politique. Pour le dire
d’une autre manière, les prémisses de base, certaines encore fondamentales (au sein de ce travail,
mais pas seulement), étaient déjà bien en place en 1976.
Le rendez-vous entre cinéma et géographie naissait donc sous une lumière ambiguë. D’un
côté le gris du projet inachevé de Lacoste, de l’autre la couleur des idées de Foucher qui indiquait
un espoir en train de se réaliser. Il reste à se demander que s’est-il passé ensuite ? Pourquoi à la
lumière de ces prémisses, quarante ans après, on est encore en train de stabiliser la place du
cinéma dans la géographie. Pourquoi ce rendez-vous, aujourd’hui, est encore en train de se faire
? La réponse, sur un plan pratique, est d’une simplicité extrême. D’un côté Foucher se lance
dans une brillante carrière au sein des études géopolitique, en reléguant ses intérêts pour le
cinéma au second plan. De l’autre, dans le contexte francophone, personne nesemble avoir pris
la relève. Comme affirmé, donc, le rendez-vous entre cinéma et géographie naissait sous une
lumière colorée d’espoir et d’idées. Que s’est-il passé ? Pourquoi quarante ans après nous
sommes obligés d’utiliser encore une certaine prudence. Pourquoi ce rendez-vous est encore en
train de se faire ?
Dans le document
Une archéologie du présent. Les espaces urbains dans le cinéma-catastrophe
(Page 46-50)