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Alfonso Pinto
To cite this version:
Alfonso Pinto. Une archéologie du présent. Les espaces urbains dans le cinéma-catastrophe. Géogra-
phie. Université de Lyon, 2016. Français. �NNT : 2016LYSEN050�. �tel-01427296�
Numéro National de Thèse : 2016LYSEN050
THESE de DOCTORAT DE L’UNIVERSITE DE LYON
opérée par
l’Ecole Normale Supérieure de Lyon
Ecole Doctorale N° 483
Histoire, Géographie, Aménagement, Urbanisme, Archéologie, Science Politique, Sociologie, Anthropologie
Spécialité de doctorat : Géographie Discipline : Géographie
Soutenue publiquement le 01/12/2016, par :
Alfonso PINTO
Une archéologie du présent. Les espaces urbains dans le cinéma-
catastrophe
Devant le jury composé de :
Collignon, Béatrice, professeur, Université Bordeaux Montaigne, rapporteur Staszak, Jean-François, professeur, Université de Genève, rapporteur Lefort, Isabelle, Professeur, Université Lyon II, examinatrice
Lussault, Michel, Professeur, École Normale Supérieure de Lyon, directeur
Paquot, Thierry, Professeur, Université Paris Est Creteil Val de Marne, co-directeur
Calbérac, Yann, Maître de Conférences, Université de Reims, invité.
UNE ARCHÉOLOGIE DU PRÉSENT.
LES ESPACES URBAINS DANS LE CINÉMA-CATASTROPHE
Vol. 1
Thèse de
M. Alfonso Pinto
Thèse de Alfonso Pinto
Le but de ce travail est premièrement celui de contribuer à la stabilisation de l’outil
cinématographique au sein des études géographiques. En particulier l’attention sera ciblée sur
trois possibles manières d’employer le cinéma au sein de la géographie : le cinéma comme
représentation de l’espace, comme imaginaire des lieux et enfin comme exemple conceptuel. Dans
le détail, la recherche concernera essentiellement les imaginaires des espaces urbains au sein du
cinéma-catastrophe, en s’interrogeant notamment sur la capacité de ces films de constituer un
nouveau régime de visibilité de l’urbain. Le corpus d’analyse se compose de soixante-deux films,
issus pour la plupart du genre de la science-fiction. De ce point de vue, l’idée de départ est celle
de conjuguer la dimension temporelle (en particulier les idées de futur) que la science-fiction
présuppose, avec la dimension spatiale de l’urbain. La première relation entre cet imaginaire et
les réalités urbaines fait suite à une interprétation « crisologique » : ces films contribuent à stabiliser
un imaginaire fictionnel qui se nourrit de nombreuses pathologies qui hantent le développement
des espaces urbains des derniers cinquante ans. Le dernier point essayera d’élargir la portée des
réflexions précédentes. On considère l’imaginaire catastrophiste au sein du Zeitraumgeist (esprit du
temps et de l’espace) contemporain. En particulier, l’attention sera portée sur une possible
mutation de nos rapports à l’espace et au temps. Dans ce cas, le cadre de référence sera le concept
de modernité, analysé en tant qu’expérience spatio-temporelle. La conclusion portera à élaborer
l’hypothèse de la « néomodernité », néologisme qui indique les changements internes des rapports
à l’espace (passé, présent et futur) et à l’espace (l’urbain).
TABLE DES MATIÈRES
Remerciements --- pag. 4 Introduction --- pag. 8
Partie I
Cinéma et Géographie
1. Problèmes de situation…--- pag. 30 1.1. Se situer dans l’espace (de la géographie)---
1.2. … Et dans le temps…(un rendez-vous manqué)---
pag. 31 pag. 40
1.2.1. Hérodote…Lacoste et Foucher--- 1.2.2. David Harvey et Mike Davis--- 1.2.3. La géographie du cinéaste… André Gardies--- 1.2.4. L’Italie… Un clin d’œil aux Anglo-Saxons--- 1.2.5. Actualités francophones---
pag. 40 pag. 44 pag. 50 pag. 54 pag. 57
2. Problèmes de théorie --- pag. 63 2.1. De la carte au cinéma ---
2.2. De la représentation à l’imaginaire---
pag. 64 pag. 75
2.2.1. L’ontologie réaliste. Le cinéma comme représentation de l’espace - 2.2.2. Le cinéma comme fabriquant d’imaginaires--- 2.2.3. Le film comme exemple---
pag. 75 pag. 85 pag. 95
2.3. Rôle narratif et localisation--- pag. 97 3. Le cinéma comme nouveau régime de visibilité
de l’urbain --- pag. 103 3.1. De la ville à l’urbain… Régimes de visibilité---
3.2. Liaisons indissolubles--- 3.3. Variations sur le thème---
pag. 105
pag. 111
pag. 115
4. Alea Iacta Est . À chaque film sa géographie--- pag. 122
4.1. La ville de l’esprit et la ville du corps. Expressionisme et Néoréalisme--- 4.2. Gomorra… du film à la série… de la représentation à l’imaginaire--- 4.3. L’individu dans la métropole… la métropole dans l’individu : Taxi Driver et Bringing out the Dead---
pag. 123 pag. 131
pag. 142 Partie II
Imaginaires urbains de la catastrophe.
De la pathologie à une nouvelle modernité
1. Désastres, catastrophes, catastrophismes. Un
Zeitraumgeist crisologique--- pag. 152 1.1. Le sentiment de la catastrophe---
1.2. Dieux, nature, société--- 1.3. Le sentiment de la catastrophe à l’âge de l’urbain. Entre Phénoménologie et ontologie--- 1.4. Le catastrophisme comme réalisme dystopique---
pag. 154 pag. 157
pag. 164 pag. 172 2. Le cinéma-catastrophe. Des archéologies du
futur à celles du présent--- pag. 175 2.1. Les catastrophes au cinéma : un problème de genre---
2.2. De la science-fiction à la catastrophe---
pag. 177 pag. 187
2.2.1. Introduction. Une genèse spatio-temporelle--- 2.2.2. La science-fiction comme rapport à l’histoire--- 2.2.3. La nature du futur. Utopie et dystopie---
pag. 187 pag. 194 pag. 200
2.3. Le cinéma-catastrophe comme archéologie du présent--- pag. 207
3. Les imaginaires urbains de la catastrophe--- pag. 215 3.1. Critères de sélection et classification---
3.2. L’urbain en déstruction---
pag. 217 pag. 228
3.2.1. Les invasions d’ailleurs--- 3.2.2. L’imaginaire de l’atome… (pendant l’atome)--- 3.2.3. Ecocydes---
pag. 232
pag. 237
pag. 245
3.3. L’urbain contaminé, vidé, évacué, fermé--- pag. 248
3.3.1. Variations réalistes--- 3.3.2. L’urbain zombifié. La puissance des métaphores et des allégories—
3.3.3. 28 Days Later… Le Triomphe de l’imaginaire--- 3.3.4. Quelques variations sur le thème : 28 Weeks Later, Le Temps du Loup, The Happening et 12 Monkeys---
pag. 255 pag. 262 pag. 268
pag. 275
3.4. L’urbain excéssif--- pag. 279
3.4.1. De Metropolis à In Time--- pag. 286
3.5. L’urbain en ruine… Les paysages du post…--- pag. 293
3.5.1. Variations sur le thème de l’atome. On the beach, The Divide, La Terre Outragée--- 3.5.2. Requiem pour l’urbain…The Road---
pag. 296 pag. 304
4. Archéologie du présent. Les imaginaires des catastrophes comme signe d’une nouvelle
modernité ?--- pag. 307 4.1. La modernité comme Zeitraumgeist---
4.2. Le Zeitraumgeist expliqué par Coppola---
pag. 309 pag. 315
4.2.1. Fidélités et infidélités… du roman au film--- 4.2.2. La Transylvanie--- 4.2.3. Londres, l’Angleterre, le monde Occidental--- 4.2.4. Un espace-temps dialectique--- 4.2.5. La modernité comme expérience dialectique---
pag. 315 pag. 318 pag. 320 pag. 323 pag. 326
4.3. Le problème du Post--- 4.4. Vers une nouvelle modernité spatio-temporelle ?---
pag. 334 pag. 340
4.4.1. Les Terminators comme paradigme temporel d’une nouvelle modernité--- 4.4.2. La métropole des lumières… Los Angeles par Michael Mann---
pag. 342 pag. 348
4.5. Une conclusion déictique. L’expérience néomoderne--- pag. 354 Conclusion---
Bibliographie--- Filmographie---
pag. 359
pag. 370
pag. 383
Remerciements
Ceci n’est pas une obligation formelle. Au contraire, l’ampleur qu’une recherche de ce type assume m’invite à remercier même le serveur du bar qui nous sert le café quotidiennement. Difficile alors est cerner, et rester dans un terrain raisonnable. La genèse de ce travail est ancienne… peut-être en 2002, à la sortie d’une salle de cinéma, ou encore à la fin de mon mémoire de M2 à Palerme qui concernait le même thème.
Certes le contexte était différent. L’envie de poursuivre sur cette route persistait, et non tant en raison de la taille limitée du mémoire. La sensation était celle de ne pas avoir réussi à exprimer mes intentions, d’avoir dû succomber aux impositions du cas, à des volontés qui mal se s’adaptait à l’idée que j’avais à propos des rapports entre le cinéma-catastrophe et le terrain de la ville. Au contraire, dans les années récentes, ma recherche n’a jamais été réprimée, ni orientée vers des terrains qui ne lui appartenaient pas. Et alors merci à Michel Lussault et à Thierry Paquot, qui ont toujours guidé, suggéré, sans jamais imposer. Je ne sais pas encore si tous les contenus de ma recherche sont partagés en entier. Mais cela peu importe, puisque le vrai enseignant n’est pas celui qui détermine la direction d’une idée, qui l’impose du haut. L’enseignement consiste à encourager la mise en place d’une pensée qui soit originale et raisonnable, argumentée… et cela au-delà du simple partage d’opinions. Pour ce qui me concerne ça a bien été le cas. Il y a bien plus. C’est grâce à eux qu’une idée d’avenir, trop longtemps reléguée dans le domaine de l’utopie, a pu germer. Ce travail, malgré les difficultés externes, malgré les soubresauts entre la vie (la naissance d’un fils) et la mort (la maladie), a été mené dans les meilleurs conditions possibles. Mes idées n’ont jamais été réprimées ou redirigées, au contraire, elles ont été guidées afin d’assumer une forme raisonnable et scientifiquement acceptable.
Thierry Paquot m’a dit un jour que la thèse est un combat. Je me permets de
rajouter que ce combat, pour qu’il puisse aboutir à une victoire, nécessite d’alliés et
non de détracteurs. Michel Lussault, de son point de vue, toujours plus pratique, au
tout début me confia que la thèse nous rend parfois autistes… incapables de penser à
autre chose, obsédés tant le jour que la nuit. Si cela arrive, alors, cela signifie que les
choses sont en train de bien se dérouler. Le comble de mon obsession a été l’automne
2013, quand, faute aux poisons qui circulaient dans mes veines afin de me sauver la
vie, il m’était impossible de lire ou travailler. Cependant mon cerveau a su profiter de l’obsession. C’est à ce moment précis que les idées, éparpillées dans les méandres de la confusion, ont pris forme. En revanche, ce n’est pas la philologie de la pensée qui compte le plus. L’aspect le plus important est peut-être le fait que l’obsession des catastrophes, des villes et de la modernité, entre autres, m’a permis de voyager ailleurs et de survivre à l’horreur de la chimiothérapie.
Merci alors… vivement… à Thierry et à Michel.
Et merci aussi à Béatrice Collignon qui dès le début a encouragé ce travail, ainsi qu’à Jean-François Staszak et à Maria Luisa Giordano. Merci aussi à Bertrand Plèven, collègue du présent et, j’espère, du futur. Merci aussi à Philippe Cadène de l’Université Paris 7 Diderot.
Merci aux collègues de l’Atelier, et en particulier à Marco Stathopoulos. Et merci à Bertrand Paoloni et à toute sa famille, à Mathieu Dupré, à Thomas Fioretti et à Sylvain Bousquet. Merci à toute l’équipe de Roller Hockey des Corsaires de Paris, et en particulier à Michael Lecourt, Philippe Labaronne, Benjamin Alquier, Maxime Lepoutre, Christophe Soulier, Bertrand Hardy, Eric Jullien, Guillaume Silliès, Peter Joseph Kavaya et Tyler Walser. Merci à l’Abribus, à Samuele Monti, à Fabio Albani et à Luca Milani. Merci surtout au témoin par excellce… Dario Di Trapani.
Merci… Pr. Catherine Thieblemont… merci Dr. Francine Laska… vous savez pourquoi.
Et puis bien évidemment merci à ma mère, mais surtout à mon père pour son soutien et son encouragement, sans lequel tout cela n’aura jamais vu le jour.
Merci aussi à Anna Clemenza et à Michele Dentici et à toute la famille Clemenza.
Un remerciement particulier va ensuite à Maria et Enrico Guarneri… que je puisse un jour être pour quelqu’un ce que lui a été pour moi…
Enfin, merci à ma muse Martina… pour laquelle les mots n’ont plus raison
d’être…
A Giuseppe Carlo Vladimiro…
… Che nel tuo cielo possa risplendere
il sol dell’avvenire…
Introduction
« Malheur ! Malheur ! La grande ville, Babylone, la ville puissante. En une seule heure est venu ton jugement ».
(Apocalypse, 18, 9-10)
« Les ontologies du présent nécessitent des archéologies du futur et non des prévisions du passé ».
(Fredric Jameson)
Un jeune homme ouvre les yeux. Il est dans une chambre d’hôpital. Il est visiblement
surpris. Il ne sait pas avec précision ce qui lui est arrivé. Il est seul. En sortant de la pièce, les
couloirs montrent les signes d’une fuite rapide. Le hall de l’immeuble se présente sous la même
forme. Personne. Dans les rues les bus et les voitures gisent abandonnés, comme des cadavres
éventrés. Pas d’êtres humains, qu’ils soient morts ou vivants. Les rues cèdent la place aux
grandes avenues, aux grandes places, aux ponts qui traversent la Tamise… et sur le fond, le Big
Ben trône sur cette ville fantasme, sur ce désert urbain. Le jeune homme flâne dans la métropole
londonienne avec un regard qui alterne terreur et merveille. Seul. Au milieu de ce corps intact,
mais pourtant mort, il essaye de trouver des signes, des indices, une trace quelconque qui puisse
donner un sens à ce paysage d’angoisse et désolation. Aucune déstruction, aucune blessure,
aucun incendie... la métropole s’offre à lui comme un cadavre qui vient d’exhaler son dernier
souffle… Cet espace crée par et pour l’homme, cet espace qui représente toute une civilisation,
d’un coup, se présente à lui sous une forme inattendue, paradoxale, presque « oxymorique ».
Qu’est-ce qu’une ville sans ses habitants ? Qu’est-ce qui reste après nous ?
Ainsi commence (après un bref incipit) 28 days later
1(2002), film réalisé par Danny Boyle au début des années 2000 (voir annexe audiovisuel n°1). Une épidémie de rage touche la Grande Bretagne. Les infectés deviennent des êtres violents, agressifs, contagieux. Malgré une certaine hétérodoxie l’œuvre s’insère dans le riche filon des films sur les Zombies, au sein de la science- fiction d’anticipation. Mais par rapport aux cauchemars, ou aux rêves d’avenir, ici, le contexte est brutalement actuel. « Que se passerait-il si… ? » semble se demander le réalisateur, en offrant son œuvre en guise de réponse. Pourtant, au-delà des infectés, des combats, de la fuite des personnages vers une possibilité de salvation, ce paysage urbain constitue un des moments les plus hauts de la cinématographie des catastrophes. La maîtrise dans la mise en scène, le rôle incontournable de la musique en crescendo, mais surtout le climax représenté par le mouvement du personnage qui, d’un espace à grande échelle, d’une simple chambre d’hôpital, se retrouve au fur et à mesure à traverser les lieux les plus représentatifs de Londres. Le thème du dernier homme sur la terre n’est certainement pas nouveau, et ce n’est pas non plus une nouveauté le paysage d’une ville désertée par ses habitants. Ce qui frappe le spectateur est le caractère actuel, si proche de nous, même d’un point de vue géographique. Le cinéma des catastrophes, pour raisons culturelles et budgétaires, a été souvent une exclusivité hollywoodienne. Les paysages des villes américaines détruites, incendiées, sinistrées, est rentré au sein de l’imaginaire collectif il y a déjà un moment. Différent est les cas pour les villes européennes, qui rarement ont fait l’objet d’une catastrophe cinématographique de cette ampleur. Mais le choc de la métropole vidée de son essence, dérive aussi par le fait que le spectateur, dans le noir de la salle, partage avec le jeune protagoniste l’angoisse de ne pas savoir ce qui se passe, ni ce qui s’est passé. L’incipit qui précède la séquence montre seulement un groupe d’activiste libérer des singes potentiellement infectées… Rien de plus. Vingt-huit jours plus tard Jim se réveille. Cet écart est donc une ellipse sur laquelle repose tout le film. Le spectateur, comme Jim, ne verra jamais ce qui se passe pendant les 28 jours qui précèdent le réveil du protagoniste. Pourtant les images de la diffusion du virus, les essais de contenir l’épidémie, la loi martiale, l’évacuation, la panique, le collapse des toutes les structures sociales et politiques, sont bien ancrées dans la mentalité du spectateur. Autrement, ce film difficilement aurait pu fonctionner. Si ce film atteint ses propos (au delà d’un questionnement esthétique), c’est grâce à l’existence d’un imaginaire catastrophique complexe, riche, mais surtout bien présent dans le spectateur du XXIème siècle.
1
Dans le texte nous indiquerons les œuvres cinématographiques avec leur titre en v.o., ainsi que l’année de sortie.
Pour tous les autre renseignements (titre en V.F., réalisateur, pays, etc.) on renvoie aux filmographies en annexe
.L’imaginaire urbain de la catastrophe ou l’archéologie du présent.
Le but de cette recherche est celui de s’interroger sur l’imaginaire urbain dans une
perspective future et négative. En particulier, on essayera de mettre en exergue le rôle primaire
du cinéma dans le processus de fabrication des imaginaires urbains. Le cinéma, en particulier le
genre de la science-fiction, sera employé pour essayer de mieux comprendre le phénomène
urbain contemporain, notamment sa dimension immatérielle, idéelle, son riche et hétérogène
imaginaire. La science-fiction est, tant d’un point de vue littéraire que cinématographique, un
genre vaste et complexe. Un de ses mérites est celui d’aborder sous une forme nouvelle certaines
thématiques centrales de la modernité et de ses ultérieures modifications. Comme affirme le
critique cinématographique Michel Chion « la science-fiction met à jour les fantasmes et les
questions nés avec l’histoire du monde, les progrès de la médecine et l’évolution des lois, des
connaissances, des mœurs. Elle permet des métaphores hardies sur le destin de l’espèce » (2008,
p. 9). Sur ce même sujet, le spécialiste de littérature comparée Roger Bozzetto ajoute : « La SF
explore ou construit à sa façon, dans l’imaginaire, les rapports qu’entretient l’humanité,
occidentale en premier lieu, avec un environnement technologique, médiatique et même
psychique, issu de découvertes réelles ou supposées. Elle contribue à un travail d’apprivoisement
mental du futur, et même du présent, grâce à des nouvelles métaphores empruntées aux
technologies nouvelles, et initie à notre technoculture » (2007, p.11). Le progrès scientifique et
technologiques, le rapport entre l’homme et la nature et l’influence de ces aspects sur les
expériences du temps et de l’espace, sont les thèmes privilégiés d’un genre dont le
fonctionnement repose sur un glissement temporel. D’ailleurs, imaginer le futur, construire son
imaginaire, n’est surtout pas un jeu à la Cassandre. La science-fiction n’interroge pas le futur
conçu comme quelque chose qui va arriver, mais explore les possibles chemins qu’une société
est susceptible d’emprunter. C’est justement cette capacité d’interroger le présent, et surtout de
mettre en exergue les mutations dans les expériences spatio-temporelles qui pousse le critique
littéraire Fredric Jameson à attribuer à la science-fiction dans le XXème siècle, le même rôle que
le roman historique avait au début du XIXème. « La science-fiction, en tant que genre, entretient
un rapport dialectique et structural avec le roman historique […]. Car si le roman historique
correspond à l’émergence de l’historicité, à l’émergence d’un sens de l’histoire dans son sens
fort et moderne post-XVIIIème siècle, la science-fiction correspond, de la même manière, au
déclin de cette historicité, à son blocage, et particulièrement à notre propre époque (dans l’ère
postmoderne), à sa crise et à sa paralysie, à son affaiblissement et à son refoulement » (2007, p.
395-396). Et encore peu après : « L’historicité n’est en fait ni une représentation du passé ni une représentation du futur : elle peut, d’abord et avant tout, se définir comme une perception du présent en tant qu’histoire ; c’est-à-dire comme une relation avec le présent qui, d’une certaine manière, le défamiliarise et nous autorise cette distance par rapport à l’immédiateté qui est, à la fin, qualifiée de perspective historique » (p. 396).
Interroger les représentations de la ville de demain n’est pas un exercice de planification, ni de prévision. L’enjeu est la mise en place d’une réflexion en perspective sur les espaces urbains contemporains à travers leurs fantasmes futurs. La catastrophe, qu’elle soit une explosion nucléaire, un désastre naturel, une invasion extraterrestre ou une épidémie, a toujours eu une place dans le cinéma. Il n’est pas difficile de trouver, en parcourant les œuvres de ce type, une précise correspondance avec le climat culturel, social et politique de l’époque concernée. C’est par exemple le cas de la filmographie liée au cauchemar atomique qui peut être retracée en suivant les soubresauts de la guerre froide.
D’ailleurs, souvent les différentes époques ont imaginé leur propre fin et il est donc naturel de voir dans ces fantasmes le signe indéniable des angoisses collectives du moment. En ce sens, les films des catastrophes, peuvent soit projeter le spectateur dans un futur loin, ou au contraire, comme c’est souvent le cas, dans un futur très proche, voir dans un présent alternatif. Dans ce cas, le caractère d’anticipation peut justifier, pour décrire une des logiques narratives les plus récurrentes, l’emploi du concept d’Uchronie. Si en 1516, Thomas More créait l’idée d’Utopie, c’est-à-dire d’un monde situé “ailleurs”, il faut attendre le XVIIIème siècle avec le fameux roman de Louis-Sébastien Mercier (L’An 2440, publié en 1771) et le XIXème avec les études de Charles Renouvier pour glisser de l’espace au temps. L’Uchronie effectivement peut se définir comme l’imagination d’un événement qui aurait pu arriver, mais qui ne s’est pas produit. L’ailleurs n’est plus donc un espace, mais un temps. « Que se passerait-il si… ? » semble être la question qui nourrit un imaginaire axé sur l’Uchronie.
On pourrait donc considérer ce travail comme un essai de conjuguer la perspective temporelle (imagination du futur, anticipation, Uchronie) avec la perspective spatiale (la ville et plus en général, l’urbain). Comment et pourquoi on produit telles images ? Comment et pourquoi se développe un imaginaire composé de villes détruites, abandonnées, en ruines, etc.?
En parcourant ce cinéma on peut remarquer que l’imaginaire catastrophique entretient un
rapport intime avec l’espace urbain, à tel point qu’on peut tranquillement affirmer que la ville
est le lieu par excellence de toute catastrophe fictionnelle. En effet l’histoire des représentations
catastrophique se retrace aussi au sein de la ville. De la peste d’Athènes, racontée par Thucydide,
jusqu’au séisme de Lisbonne en 1755… du siège de Troie dans les poèmes homériques jusqu’à à la destruction de Pompéi… la cité détruite incarne un cauchemar aux origines bibliques, avec la destruction de Babylone, ce symbole de la puissance de l’homme, du défi que ce dernier porta à la divinité, qui fut détruite « en une heure seulement ».
Si le rapport culturel à la catastrophe dans l’histoire est un argument fascinant, en revanche c’est le moment de la modernité qui sera privilégié. L’historien suisse François Walter, dans son ouvrage Catastrophes. Une histoire culturelle (2008), se concentre sur la période qui va du XVIème siècle jusqu’à nos jours. Il analyse en particulier le passage d’une approche catastrophiste lié à la religion (la catastrophe comme punition divine ou comme avertissement), à une approche laïque. C’est grâce à l’émergence des Lumières, considérées comme émancipation de l’homme de la vision religieuse (d’où la vulgate catastrophiste de type eschatologique) qu’émerge une véritable pensée de la catastrophe. Selon lui à déterminer ce rapport est « le divorce entre l’homme et la nature caractéristique de la modernité » (2008, p.21). C’est à ce moment que l’idéologie du progrès scientifique, le rapport à la technologie, la raison instrumentale, engendrent, entre autres, l’émergence d’un nouveau rapport à la catastrophe, en liaison directe avec le renouvellement radical des expériences de l’espace et du temps. Comme on le verra, ces thèmes sont au cœur tant de la science-fiction, que de sa dérivation catastrophiste. Si ces mutations au sein de l’expérience du temps concernent l’émergence de rapports nouveaux au passé, au présent et au futur, d’un point de vue spatial, la modernité trouve sa pleine expression dans la ville. Michel de Certeau, dans le premier tome de L’invention du quotidien (1980) définit la ville comme le véritable héros de la modernité. C’est au cours du XIXème siècle, poussée par la deuxième révolution industrielle que la ville franchit les anciennes murailles et se répand sur le territoire. Les nouveaux moyens de transport permettent en effet un développement jamais vu auparavant… et la cité devient ville, métropole, avec tout ce qui en résulte d’un point de vue culturel et social. C’est peut-être à ce moment précis que le phénomène urbain arrive à incarner pleinement toute la complexité du rapport entre l’homme et la nature. Le milieu urbain devient le véritable habitat humain et son explosion semble marquer, d’un certain point de vue, la réalisation concrète de la domination de l’homme sur la nature et en même temps de l’homme sur l’homme.
Donc, si pour une grande partie, l’imaginaire de la catastrophe trouve ses racines dans la
dialectique entre l’homme et la nature, dans le rôle de la raison instrumentale et dans les
idéologies du progrès, la ville semble en être le lieu privilégié, le décor idéal pour situer cette
dialectique. Selon cette perspective, la catastrophe serait une possible débouchée de ce rapport
dont la problématique demeure encore centrale à nos jours. Ce divorce prend alors la forme
violente d’une nature qui réclame sa place. Le séisme, le tsunami, l’éruption volcanique, sont des actes violents qui auraient comme but celui de rétablir l’ordre primordial que la modernité semble avoir définitivement renversé.
Mais la ville, au-delà de son rôle d’expression spatiale de la dialectique entre homme et nature, se porte aussi comme objet symbolique. Comme le rappelle le géographe et archéologue Richard Vere Gordon-Childe (1950), la révolution urbaine marque l’invention de la civilisation.
Le passage du village néolithique à la cité est pour Gordon-Childe le véritable début de l’histoire de la civilisation. S’approcher de la ville comporte donc la référence obligée à une civilisation entière qui a fait de cette dernière son mode principal d’occuper la surface de la planète. Rien que sur un plan étymologique, les liaisons sont hors de question. Civitas, cité, citadin ainsi que l’italien città ou l’espagnol ciudade, sont, sur le plan linguistique, des indices précieux qui ont la fonction de relier le phénomène urbain à un référent plus large.
D’ailleurs il très est difficile imaginer une civilisation non urbaine (on assiste déjà à un contre-sens terminologique). Cela ne signifie pas que cela n’a jamais existé, ou ne pourra jamais exister. Souligner cette difficulté sert à comprendre comme les deux phénomènes, au sein de notre culture, soient à tel point liés. Comme le souligne le géographe français Marcel Roncayolo,
« la ville est souvent considérée comme l’expression la plus riche de la civilisation », (1990, p.
27). Mais cette considération possède un côté négatif. Interpréter l’imaginaire de la catastrophe urbaine comme le reflet d’une vulnérabilité, comporte le fait d’élargir cette dernière à quelque chose de plus qu’une simple contrainte physique. De ce point de vue réfléchir sur la vulnérabilité urbaine implique un questionnement qui concerne toute une civilisation axée sur la ville. Au- delà des chiffres – en 2014 pour la première fois la population urbaine a supère la population rurale
2- , il est évident que l’on vit dans un monde où les principaux dynamiques se déroulent dans un contexte urbain. Si en plus on porte notre regard sur les pays les plus développés, ce constat devient encore plus évident.
Selon cette perspective, la réflexion sur l’imaginaire urbain dans le cinéma de la catastrophe porte directement à un questionnement sur les pathologies urbaines du XXème siècle, c’est-à- dire sur des phénomènes qui relèvent des structures sociales et économiques d’une société entière, ainsi que des idéologies sous-jacentes. « C’est dans l’environnement urbain que l’on peut trouver les germes des dysfonctionnements sociaux d’une société qui est devenue essentiellement urbaine » affirment les sociologues M. Pinçon et M. Pinçon Charlot (2000, p.
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