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5. Consciences du droit chez les militantes

5.2 Théorisation des consciences du droit des militantes du mouvement vert

5.2.4 Au sujet de la disposition à désobéir

Il est facile d’imaginer que, plutôt que de chercher un dialogue avec l'État et une résolution aux conflits qui peuvent émerger, les groupes qui voient la possibilité d'être entendus réduite substantiellement pourraient très bien délaisser cette voie entièrement en faveur d'autres tactiques plus radicales340.

Nous analysions précédemment les effets de radicalisation chez nos participantes découlant d’une expérience de droit subi, notamment à la suite d’actions de désobéissance civile. Nous souhaitons ajouter ici quelques observations plus larges sur les sympathies et dispositions à désobéir qui peuvent être observées dans le mouvement vert ces années-ci. « Il y a beaucoup d’enthousiasme ! Beaucoup qui sont prêts à passer à l’action », selon Amanda. L’extrait mis en introduction de cette section nous parait très éloquent et doté d’un fort symbolisme. Il est issu d’un mémoire officiel déposé par un groupe écologiste et destiné au gouvernement, concernant un projet de loi. Par les canaux officiels de cet exercice consultatif, le groupe avertit le gouvernement de la possibilité que des militantes du mouvement vert se radicalisent en l’absence de réelles voies de participation. Auprès des militantes interrogées dans le cadre de notre recherche, la même tendance se dégage : « On n’a pas de moyens de s’exprimer. Cette personne qui fait de la désobéissance civile, c’est sa façon de faire un écho dans le monde », explique Gaëlle. Il semble qu’une importante proportion des militantes du mouvement vert soient sympathiques à la désobéissance et potentiellement intéressées à participer à ce genre de tactique pour faire avancer leur cause341. Non seulement les données récoltées auprès de nos informatrices invitent à ce constat, mais également le Portrait des

340 Réseau québécois des groupes écologistes, « Projet de loi 56 : une menace contre l’environnement

et la démocratie du Québec », Mémoire présenté à la Commission des institutions du Québec, octobre 2015, en ligne : <https://rqge.qc.ca/wp-content/uploads/2015/10/RQGE-M%C3%A9moire-PL56- lobbyisme.pdf>.

341 Non seulement nos données récoltées auprès des douze militantes invitent à ce constat, mais

également Le portrait des groupes écologistes, qui révélait en 2017 qu’aucun des 45 groupes participant à l’étude ne condamne les actions directes illégales. Massé, Leblanc et St-Hilaire Gravel,

144 groupes écologistes, qui révèle qu’aucun des 45 groupes sondés ne condamne les actions directes illégales342. Désobéir à la loi dans le cadre de la lutte n’est pas présenté comme une option choquante, mais comme un choix qui s’avérera de plus en plus nécessaire. L’action directe illégale semble relever de la responsabilité morale et environnementale pour plusieurs militantes, comme Philémon qui affirme, imperturbable et convaincu : « Si être responsable c’est bloquer les pipelines, ben on bloque les pipelines ! ».

Trois participantes ont d’ailleurs évoqué avec enthousiasme un événement judiciaire récent : en 2017, un juge du Minnesota a autorisé trois activistes écologistes accusés d’avoir fermé un oléoduc de Enbridge à invoquer la « nécessité » dans leur défense. L’idée était d’alléguer que l’action illégale était nécessaire devant l’urgence climatique et l’absence d’alternatives légales permettant d’y faire face343. Les charges sont finalement tombées avant qu’une telle défense ne soit déployée. Pour les militantes interviewées, l’idée d’une défense fondée sur la nécessité revêt un potentiel intéressant pour les désobéisseuses avérées ou éventuelles. Remarquons d’ailleurs que plusieurs formations citoyennes à l’action directe non-violente et à la désobéissance civile ont lieu au Québec actuellement, avec l’objectif de former les gens à préparer une stratégie de désobéissance et mesurer les risques légaux qui y sont liés. C’est le cas du mouvement Moratoire d’une génération, qui envisageait publiquement de désobéir dans le cadre de la lutte contre l’exploitation des gaz de schistes au début des années 2010. Plus récemment, le Réseau vigilance hydrocarbures Québec (RVHQ), composé de 130 comités citoyens, offrait ce genre de formation344, de même que Extinction Rebellion Québec345 qui proposait en mars 2019 trois journées de formation. D’ailleurs, Sébastien s’attend à ce que

342 Massé, Leblanc et St-Hilaire Gravel, supra note 11 à la p 33.

343 Phil Mckenna, « Judge allows necessity defense by climate activists in oil pipeline protest » Inside Climate News (16 octobre 2017) en ligne : <https://insideclimatenews.org/news/16102017/climate-

change-activists-arrest-pipeline-shutdown-necessity-defense>.

344 Marie-Josée Paquette Comeau, « Ensemble pour l’avenir durable du grand Gaspé envisage la

désobéissance civile en réaction à la loi 106 » Radio-Canada (13 décembre 2016) en ligne : <https://ici.radio canada.ca/nouvelle/1005487/ensemble-pour-lavenir-durable-du-grand-gaspe- envisage-la-desobeissance-civile-en-reaction-a-la-loi-106>.

345 « Extinction Rebellion Québec », page Facebook en ligne : <https://fr-

145 ces gestes se multiplient dans les prochaines années : « Je ne serais pas surpris qu’on voit de plus en plus de désobéissance, et je crois que c’est très important ».

La disposition à désobéir aux lois pour protéger l’environnement et lutter contre les changements climatiques apparait comme une dimension importante des stratégies et consciences du droit qui existent chez les militantes du mouvement vert. Elle n’a rien de surprenant, si l’on considère le droit subi par les militantes, les difficultés d’accès aux voies judiciaires, les faiblesses des législations environnementales et la puissance des lobbies qui ont été évoqués par nos participantes et documentés dans les chapitres précédents. Si plusieurs considèrent le potentiel de réversibilité du droit et envisagent de le mobiliser, le droit a néanmoins largement démontré aux militantes du mouvement vert québécois son incapacité à protéger effectivement et suffisamment l’environnement. La désobéissance se présente comme une option à l’importance croissante parce que les voies légales ne suffisent pas au mouvement vert pour obtenir gain de cause et parce que les gouvernements prennent plusieurs mesures contraires à la préservation de l’environnement.

Pour Étienne, la désobéissance est fondamentale : « Moi je crois à la désobéissance civile. Une grande partie de l’avancement de la loi passe par la désobéissance civile, qui n’a rien à voir avec la violence. Si on veut parler de violence, l’État et les compagnies exercent une violence très pernicieuse et subtile, constamment », rappelle-t-il. Une partie de cette violence s’incarne d’ailleurs dans la répression des militantes par le droit, notamment à la suite de gestes de désobéissances. Tant l’actualité que les propos des militantes semblent indiquer que devant les graves problèmes environnementaux de notre époque, de nombreuses citoyennes considèrent les actions de désobéissance civile comme légitimes. Comme nous l’ont appris nos participantes, il arrive également que certaines juges traitent les désobéisseuses du mouvement vert avec certains égards, reconnaissant la légitimité de la cause et du geste. Il est intéressant de se demander comment l’État et le droit composeront avec la multiplication de ces gestes dans un contexte d’urgence climatique de plus en plus reconnue par l’opinion publique. Selon Jurgen Habermas, la désobéissance civile devrait être envisagée différemment, et potentiellement être admise comme une composante normale

146 de la culture politique d’une communauté démocratique346. Il souligne qu’un État de droit démocratique « ne demeurerait pas identique à lui-même s’il ne faisait pas ressortir qu’il voit ici dans le contrevenant à la règle un gardien potentiel de sa légitimité »347.

Le fait que la désobéissance entraine des coûts importants pour les accusées soulève une autre considération. La défense engendre des frais d’avocates importants et les condamnations comportent souvent une dimension financière pour l’individu, qui doit dédier un temps non-rémunéré à des travaux communautaires ou délier les cordons de sa bourse pour payer une amende. Là où l’action bénéficie au mouvement et à la collectivité, les conséquences demeurent individuelles. La solidarité se manifeste souvent, mais ne suffit pas à soutenir les désobéisseuses. Quelques-unes de nos informatrices ont évoqué l’idée d’un fonds de défense commun disponible pour appuyer ce genre de frais, répartissant les coûts de la judiciarisation entre les différents groupes du mouvement vert. Nous retenons ici le commentaire d’Ophélie, qui n’a jamais fait de désobéissance civile, mais apprécie grandement la nature et la portée de ces actions. Elle réfléchit au rôle de soutien que les militantes et groupes environnementaux mieux nantis comme celui dans lequel elle s’implique pourraient assurer auprès des personnes judiciarisées :

Je trouve ça difficile parce que pour [mon organisation] c’est comme si ça n’existe pas, on n’en parle pas, alors que dans la stratégie on les soutient, on se dit as-tu vu la dernière action!? et on est contents. Alors que ce sont des personnes qui s’exposent, qui deviennent très vulnérables, s’exposent à plein de conséquences et ne sont pas toujours bien vues du public. Il y a des militants qui se rendent vulnérables pour le bien d’une plus grande cause, et on n’est pas là pour les soutenir. Il y a comme un travail critique à faire, au niveau personnel et organisationnel. C’est facile de se laver les mains et de dire qu’on n’a pas le droit d’appuyer les actions de désobéissance civile, mais rien n’empêche qu’on pourrait, je ne sais pas, payer les services d’avocats, n’importe quoi.