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2. Approche théorique et problématique de recherche

2.3 Problématique de recherche

Le premier chapitre a permis de comprendre que le mouvement vert québécois est hétérogène et diversifié. Les groupes qui le composent évoluent depuis différents positionnements politiques, avec des ressources variables, des accès différents aux médias et à la classe politique. Ce bref retour historique sur les rapports entre ce mouvement social et les institutions étatiques révèle un mélange de collaborations et de confrontations. Par son extraordinaire mobilisation depuis les années 1970, le mouvement vert a participé au développement prometteur d’un droit de l’environnement qui provoque de nos jours de vives critiques et insatisfactions. L’actualité récente porte à notre connaissance de nombreux événements judiciaires, ou impliquant une dimension judiciaire, liés au mouvement vert québécois. Quand les groupes choisissent d’entreprendre diverses démarches judiciaires, les résultats sont variables et incertains. En même temps, des mesures judiciaires sont souvent employées par des entreprises ou par l’État contre les groupes ou les militantes à titre individuel; certains de ces épisodes de judiciarisation se terminent mieux que d’autres, mais tous ont sans doute pour effet d’entraver les activités du mouvement social qui se dévoue à la protection de l’environnement.

Le droit revêt un double rôle paradoxal. Il sert parfois les causes environnementales, et articule d’autres fois la répression de ce même mouvement social. Pour l’ensemble des

46 mouvements sociaux, il semble que le droit puisse être envisagé comme un outil de lutte, autant que comme une contrainte à la mobilisation contestataire et au changement social. La réalité du mouvement vert québécois et du contexte spécifique dans lequel il se mobilise ne peut qu’être porteuse d’expériences, de considérations et de tensions pertinentes au sujet du rôle du droit. Et celles qui, au sein de ce mouvement social, nourrissent des opinions sur le droit, influencent les décisions stratégiques et donnent vie au mouvement social, ne sont nulles autres que les militantes qui y investissent leurs énergies.

Il apparaît donc pertinent de s’intéresser au(x) rapport(s) que les militantes du mouvement vert entretiennent, individuellement, avec le droit.

Ainsi, notre problématique de recherche émane du terreau théorique des recherches sociojuridiques sur les mouvements sociaux et le droit. Notre démarche s’inscrit pour sa part dans le cadre théorique des consciences du droit, qui offre l’angle d’analyse que nous jugeons enrichissant et particulièrement adéquat pour répondre à notre questionnement. En autres mots, notre question est inspirée des connaissances sur les mouvements sociaux et le droit, tandis que notre réponse se trouve dans les Legal Consciousness Studies.

La conscience du droit qui émane des individus participant à un mouvement social mérite d’être considérée dans les recherches sur le droit et les mouvements sociaux197, ce qui n’est pas systématiquement le cas. De leur côté, les recherches sur la conscience du droit ont été réalisées sur différents groupes de personnes ou situations données, mais assez peu souvent sur un groupe de militantes dans le cadre de leur participation à un mouvement198. Pourtant, les mouvements sociaux impulsent des vocabulaires et nourrissent diverses logiques de rationalité et de légitimité parmi leurs participantes, explique Cefaï199. Les consciences du droit des militantes sont donc fort susceptibles de refléter leur participation à une mobilisation collective et politisée. Notre démarche de recherche suppose donc un certain

197 Rights at work de Michael McCann est, à notre avis, un bon exemple d’une recherche qui tient

compte de cette dimension, supra note 136.

198 La recherche de Erik Fristvold sur les activistes écologistes radicaux des États-Unis, réalisée en 2009,

est l’un des seuls exemples à notre connaissance.

47 exercice d’arrimage du courant théorique des Legal Consciousness Studies aux recherches sociojuridique sur les mouvements sociaux et le droit. Le cadre théorique des consciences du droit présente une souplesse dont nous ne saurions nous priver, tant dans sa définition du droit que pour les éléments juridiques, sociaux, culturels, politiques et matériels qu’il permet de prendre en compte.

La question générale de recherche est donc la suivante : quel (s) rapport(s) les militantes du

mouvement vert entretiennent-elles avec le droit ? Ce questionnement fondamental

concerne les relations complexes, probablement faites d’espoirs et de cynismes, et invite à développer une compréhension en profondeur de leur composition. Dans le contexte d’un mouvement hétérogène à plusieurs égards comme l’est le mouvement vert québécois, documenter les rapports des militantes avec le droit permettra d’explorer les liens entre les rapports au droit et les contraintes et opportunités caractéristiques des différents milieux militants. Cet éclairage nous permettra de mieux connaître à la fois les effets des rapports au droit sur la mobilisation ou l’absence de mobilisation du droit par les mouvements sociaux, et les liens entre les rapports au droit, l’engagement militant et les contraintes structurelles des mouvements sociaux.

Quelques questions spécifiques guideront le travail de recherche : Comment le paradoxe du droit comme outil et du droit comme contrainte est-il abordé, perçu et vécu par les militantes ? Celles-ci sont-elles critiques du droit, lui envisagent-elles un potentiel de « réversibilité », tel qu’étudié par les chercheures de Droit et Société ? Quels types de consciences du droit peuvent être observés chez les militantes ? Quels facteurs interagissent et coexistent dans le façonnement des consciences du droit des militantes, et contribuent à déterminer les actions que choisissent les militantes pour servir leurs causes ? Quels liens peut-on découvrir entre les consciences du droit et les façons de mobiliser le droit ou de ne pas le faire ? Quels effets exercent les expériences judiciaires positives ou négatives, ou l’absence d’expérience, sur les consciences du droit ? Finalement, quelles variations peut-on découvrir entre les consciences du droit des militantes dans leur diversité ?

48 Pour les fins de cette recherche, nous référerons tant au droit subi qu’au droit mobilisé par les participantes. Par « subir le droit », nous désignons toute les façons prévisibles ou imprévisibles, justifiées ou non au sens du droit en vigueur, dont les militantes ou groupes du mouvement vert sont soumis à des procédures judiciaires dans une posture défensive. Sans jugement de valeur sur l’événement ou les démarches judiciaires intentées contre elles, le terme « subir le droit » réfère à toutes les occasions ou nos participantes sont accusées ou partie défenderesse dans un dossier. Par « mobilisation du droit », nous entendons toutes les façons dont les militantes recourent aux normes et mécanismes juridiques mais également toute pratique qu’elles associent à la légalité durant les entretiens. Notre définition est largement inspirée par l’idée de l’activation sociale du droit de Jacques Commaille200, en ce sens qu’elle ne se limite pas exclusivement aux recours judiciaires. Nous nous plaçons donc dans une posture inductive pour écouter attentivement ce que nos participantes désignent comme « se servir du droit » ou « utiliser le droit », et leurs propos constitueront le matériau de base pour étudier comment le droit est mobilisé par le mouvement vert. Une définition étroite du droit mobilisé, cantonnée au recours judiciaire, ne permettrait pas de documenter la complexité de notre problématique de recherche.

Les autrices et travaux que nous avons évoqués au début du présent chapitre s’intéressent principalement aux recours judiciaires entrepris par les mouvements sociaux. Certaines abordent également l’usage que font les mouvements sociaux ou communautaires du langage des droits dans le cadre de leur mobilisation201. Cependant, il convient de souligner que la littérature sur la mobilisation du droit par les mouvements sociaux ne présente pas une conception aussi large et ouverte que la nôtre de ce qu’est « le droit ». Interpellée par la « légalité » telle que conçue par Patricia Ewick et Susan Silbey, nous admettons notamment davantage de modes de mobilisation du droit, qui seront présentés au chapitre quatre. La lectrice pourrait donc constater un certain décalage, dont nous avons pleinement conscience, entre ce que la littérature existante définit comme « mobiliser le droit » et les résultats obtenus à travers notre approche plus large et inductive de la mobilisation du droit par le

200 Commaille, supra note 120 à la p 74.

49 mouvement vert. En effet, plutôt que de définir ce que sont le droit et la mobilisation du droit avant de collecter les données, le droit tel que nous l’abordons se base directement sur la légalité telle que conçue et vécue par nos informatrices.

Notre définition plus ouverte du concept est largement motivée par la sensibilité des Legal Cousciousness Studies à l’égard du sens donné par les personnes à leur propre expérience. Elle nous parait également judicieuse en raison du contexte spécifique au mouvement vert québécois, lequel contient plusieurs éléments que les militantes associent spontanément à la légalité, et dont nous ne saurions nous priver pour répondre à notre question de recherche. Cette ouverture conceptuelle et la méthodologie employée pour collecter les données permettent ainsi de recueillir les perspectives des militantes sur les différents « moments » du droit tels que qualifiés par Christine Vézina : son passé (en amont des législations), son présent (les lois existantes et les recours disponibles) et son futur (la réception du droit dans la sphère sociale)202.

Soulignons que la présente problématique de recherche se prête mal à la formulation d’une hypothèse précise, puisqu’elle concerne des rapports au droit qui sont présumément complexes, divergents et façonnés à partir de nombreux facteurs et expériences. Nous envisageons néanmoins que plusieurs des enjeux identifiés dans la littérature sociojuridique, comme les coûts financiers des recours judiciaires, la lenteur des procédures ou la visibilité médiatique, soient évoqués par nos informatrices. Nous supposons également que de façon générale, certaines variations dans les consciences du droit correspondront au moins en partie aux variations entre les convictions politiques ou idéologiques des participantes. Nous croyons également que non seulement les expériences des participantes avec le droit ont un effet sur leur conscience du droit, mais que les expériences d’autrui peuvent y contribuer grandement, les militantes étant souvent bien informées des actualités que nous mentionnions précédemment. Nous formulons surtout une hypothèse générale à l’effet que les consciences du droit, les contraintes et les considérations stratégiques se nourrissent

202 Christine Vézina, Les pratiques communautaires de lutte au VIH et le droit à la santé : une exploration de l’effectivité internormative du droit, thèse de doctorat en droit, Université de Montréal, 2013 à la

50 mutuellement, et que le fait de les embrasser du même regard permettra la surgescence de nouveaux éléments de compréhension.

Nous espérons également que cette recherche ait plusieurs retombées positives ou constitue un apport pour la connaissance de diverses façons. Si l’objectif principal est de comprendre le rapport des militantes écologistes au droit, la démarche permettra également de comprendre pourquoi, comment et dans quelles circonstances les groupes verts décident de mobiliser ou non le droit. Elle sera l’occasion de documenter les contraintes et facteurs extra- juridiques qui influencent les groupes du mouvement vert dans leurs décisions stratégiques. La recherche est d’ailleurs envisagée suivant le postulat de l’importance, tant académique que sociale, d’une collaboration accrue entre les chercheures et les mouvements sociaux, comme le souligne Michael McCann203. À cet égard, le projet de recherche pourra bénéficier au mouvement vert en créant une documentation scientifique de leurs problématiques d’accès à la justice notamment, laquelle n’existe pas à ce jour. En effet, mis à part quelques rares travaux204, le mouvement vert québécois a été fort peu étudié. L’apport de nouvelles connaissances à son sujet ne peut qu’être bénéfique, en cette époque d’urgence climatique. Nous espérons humblement que pour les militantes elles-mêmes, les résultats de recherche puissent nourrir une réflexion souple sur le rôle du droit et les stratégies de lutte.

Nous espérons que le caractère interdisciplinaire de cette recherche sociojuridique enrichisse tant les perspectives des juristes que celles des sociologues s’intéressant aux mouvements sociaux. Nous croyons aussi que notre recherche offrira un certain apport théorique pour les Legal Consciousness Studies, qui ont à de très rares occasions étudié la conscience du droit d’individus impliqués dans des mouvements sociaux, avec les dimensions politique et collective que cela suppose. Nous espérons également contribuer à l’avancement des connaissances sur les rapports entre les mouvements sociaux et le droit, alors qu’à ce jour, la dimension individuelle des consciences du droit a été très peu prise en compte parmi les éléments déterminants des mobilisations collectives. Comme le souligne Laura Beth Nielsen,

203 Michael McCann, « Law and Social Movements » dans Austin Sarat et al., The Blackwell Companion to Law and Society, Oxford, Blackwell Publishing, 2008, 506 à la p 519.

51 parce que l’étude des consciences du droit « se focalise sur les gens ordinaires et la façon dont ils perçoivent le droit et son efficacité, ce domaine de recherche a de grandes implications pour la justice, la légitimité et ultimement, le changement social »205.

205 Laura Beth Nielsen, « Situating legal consciousness: attitudes of ordinary citizens about law and

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