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4. Interactions des militantes avec le droit

4.1 Mobilisation du droit et contraintes

4.1.5 Recours aux tribunaux

Un tiers de nos informatrices sont issues de groupes qui ont intenté des recours judiciaires de diverses natures pour protéger l’environnement260. Certains recours visent les activités réalisées ou projetées par des compagnies privées; selon nos informatrices, l’activité peut

259 La militante Anne-Gilbert Thévard citée dans Louis Tremblay, « Une étude exhaustive du projet

Gazoduq réclamée » Le Quotidien (9 janvier 2019) en ligne : <https://www.lequotidien.com/actualites/une-evaluation-exhaustive-du-projet-gazoduq-reclamee- d17e53ad60acc9ac5955fabe2bfaf6d4?utm_campaign=lequotidien&utm_medium=article_share&u tm_source=facebook&fbclid=IwAR3nr64mFQpLW66YOHfDz51bctugc_00K_EN6qPLao53O6O- XtAyBjbgaTc>.

260 Aucune informatrice ne s’est saisi du droit en tant que partie demanderesse sans l’appui d’un

83 dans ce cas être attaquée de front devant les tribunaux, en se saisissant du droit de l’environnement, ou encore freinée par des recours procéduraux de diverses natures. D’autres recours visent des ministères relevant des gouvernements fédéral ou provincial, lorsqu’il est possible de les prendre en défaut pour n’avoir pas eux-mêmes respecté la loi ou omis de remplir les responsabilités qui leur sont légalement assignées. La collecte des données a permis d’obtenir des exemples concrets de recours judiciaires dont l’issue a été positive, mais également d’autres effets bénéfiques que cette utilisation du droit peut avoir pour les groupes en environnement. À cet égard, nous avons pu constater que plusieurs des potentialités identifiées par les chercheures de Droit et Société, telles que nous les avons résumées dans le chapitre deux, ont fait surface de façon très évidente au cours des entretiens.

Une informatrice a évoqué très concrètement l’effet de qualification publique et médiatique qui peut émerger du recours devant un tribunal. La traduction juridique du conflit semble avoir pour effet de légitimer les causes, ce qui est particulièrement intéressant pour le mouvement vert qui se voit fréquemment marginalisé ou ridiculisé dans le discours public261. Selon Ophélie, une poursuite devant les tribunaux comporte une composante de « communication » fort utile, en plus de l’aspect juridique qui est mis de l’avant :

Y a une certaine légitimité quand tu utilises les tribunaux. Ce ne sont pas les granos, les écolos, qui pourraient être vus aux yeux de certains comme des extrémistes environnementaux (elle rit). Là, il y a une loi, on s’entend là-dessus! Alors ça donne une crédibilité, [une image] un peu plus neutre, et ça permet d’alimenter l’opinion publique sur la question. Ce n’est pas nous qui le disons, c’est la loi. Ça donne beaucoup de poids. Le recours à la seule menace de judiciariser le conflit a également été évoqué comme quelque chose qui peut parfois suffire à parvenir au changement souhaité. Ophélie raconte que son organisation a menacé de poursuivre le gouvernement, puisque lui-même n’avait pas respecté la loi. Trois jours après cette menace de recours judiciaire formulée publiquement sous forme de communiqué de presse, le gouvernement entamait les démarches qu’il

261 Nous n’aurons qu’à nous rappeler, à titre d’exemple, que deux ministres des ressources naturelles

avait qualifié les écologistes de « gosseux de poils de grenouilles ». Tiré de Baril « BAPE », supra note 66 à la p 166.

84 négligeait de faire depuis des mois: la menace du recours au droit avait suffi. L’évocation de la légalité semble avoir été plus efficace dans ce cas qu’une revendication « environnementale » formulée par un groupe de pression.

Tel qu’expliqué au chapitre deux, les chercheures intéressées par la mobilisation du droit par les mouvements sociaux insistent sur l’importance de mitiger et nuancer ce qui est entendu comme « victoire » ou « échec » devant les tribunaux. Dans le cadre des luttes environnementales, ceci est particulièrement intéressant puisqu’en dehors du tribunal, l’image publique d’une entreprise est très souvent en jeu. Étienne explique donc qu’un échec devant le tribunal peut néanmoins mener à une issue favorable pour la cause environnementale défendue : « Pour une compagnie, même si elle obtient gain de cause en cour, ça devient moins intéressant si elle a un gros problème de perception publique, si le coût social est très élevé. Pour les gouvernements aussi, ça devient moins intéressant. Donc la cour peut décider d’une façon ou d’une autre, mais le gouvernement peut considérer à un moment que le coût politique est énorme ». Étienne a également souligné qu’une plainte formelle contre les agissements d’une compagnie peut avoir des effets intéressants, même si elle ne permet pas de faire carrément arrêter un projet industriel. Il n’en reste pas moins, explique-t-il, qu’une entreprise publiquement connue pour être en infraction avec le ministère de l’Environnement, par exemple, peut s’en ressentir dans ses titres en Bourse et dans l’enthousiasme de ses actionnaires.

La lenteur des procédures judiciaires est la plupart du temps jugée problématique et souvent considérée comme un obstacle à la justice. Pourtant, une autre raison pour se saisir des tribunaux peut-être de gagner du temps, une tactique qu’Étienne a évoquée : « Parfois on va faire appel à des avocats, juste pour voir s’il y a, dans l’angle mort, un outil juridique qui peut retarder la prise de décision [sur un projet industriel]. Parfois gagner du temps, ça engendre tellement de coûts pour l’industrie qui attend… la confiance des actionnaires commence à faiblir et ça, c’est à notre avantage, parfois la compagnie finit juste par lâcher prise ». À titre d’exemple, le CQDE, accompagné par plusieurs groupes environnementaux et syndicats, a déposé en 2015 une requête en injonction exigeant que soit retardée l’audience de l’ONÉ sur le projet d’oléoduc Énergie Est de TransCanada, d’ici à ce que la compagnie ait fourni les 30

85 000 pages de sa documentation en français, tel que la loi le prescrit. Bien qu’il soit tout à fait légitime que le public francophone ait accès aux documents en français alors qu’on prétend le consulter, ce recours de nature linguistique a surtout permis de retarder encore le projet Énergie Est, contre lequel un grand nombre de groupes était mobilisé. Ainsi comme le résume Étienne, le recours en justice est « parfois une manière d’obtenir justice, parfois une manière de retarder des décisions qu’on considère dommageables ».

Malheureusement, les enjeux d’accessibilité mitigent ces opportunités liées à la mobilisation des tribunaux pour de nombreux groupes. Les données ne révèlent pas une corrélation parfaite entre les revenus des groupes et le recours aux tribunaux, étant donné la diversité des stratégies employées par les groupes, et la participation d’alliés juristes en mesure de porter des causes pro bono à l’occasion. Quoi qu’il en soit, les moyens financiers des groupes en environnement ont une incidence directe et indéniable sur leur possibilité d’accéder aux tribunaux pour faire avancer une cause. Les enjeux d’accès à la justice en général ont été abondamment documentés, et il n’est pas étonnant qu’on les observe également dans le milieu qui nous intéresse ici. Comme le résume Arlette, « c’est dur d’avoir accès au droit, même pour des personnes qui ont des revenus normaux. Alors pour des militants qui n’ont vraiment pas beaucoup de sous, c’est encore plus inaccessible ». Nous exposerons donc brièvement comment s’articulent et se répercutent les difficultés d’accès à la justice sur ce mode de mobilisation du droit par le mouvement vert, clairement révélés par nos entretiens. Privilégier la voie légale revêt un intérêt pour plusieurs militantes, mais demeure une option dont la faisabilité est conditionnelle à plusieurs éléments : « Des fois, plutôt que d’aller bloquer la route, on prend une ligne juridique, mais pour ça il faut très bien connaître les lois. Et quand tu vas dans le côté légal, tu n’es pas équipé pour toutes les aventures et les étapes à suivre, donc c’est des nouveaux niveaux de difficulté qui se rajoutent » explique Maxime. Se saisir des tribunaux exige en effet une connaissance du domaine juridique ou l’accès à une personne alliée possédant cette connaissance, et bien entendu des moyens financiers importants. Nestor, issu d’un petit groupe, souligne pour sa part que l’appui d’experts est fondamental :

86 On s’aperçoit que des fois, les objectifs de nos campagnes pourraient se résoudre du côté légal, sauf que là, il faut avoir l’expertise, il faut que des gens t’aident, et que ces gens soient très gentils pour le faire bénévolement. C’est une expertise qui se passe sur plusieurs années et des fois, ça fait un peu peur d’entrer là-dedans. Si quelqu’un t’aide, tu peux faire quelque chose, autrement, c’est vraiment difficile quand tu es un petit organisme comme nous.

Me Bélanger du CQDE précise que presque tout dossier environnemental porté devant les tribunaux commande une expertise technique, scientifique, ce qui augmente encore les coûts de l’exercice, déjà importants. Pour Étienne, issue d’un groupe mieux nanti, « le principal défaut de la justice, c’est le prix d’entrée, le prix d’accès ». Il fait état d’un cas porté devant les tribunaux qui aurait difficilement pu se passer de l’appui financier des donateurs : « La pression allait aussi dans le sens de raconter l’histoire pour ramasser des fonds et pouvoir payer les avocats, c’est extrêmement cher, on parle de plus de 100 000 $ de frais d’avocats. On avait intérêt à étaler l’histoire sur la place publique pour que les gens nous aident ». Pour Arlette, issue d’un petit groupe très précaire, l’accès bloque bien plus en amont du processus judiciaire :

C’est dur de voir c’est quoi, concrètement, notre capacité. Est-ce que c’est de prendre la voix légale? Peut-on vraiment évaluer nos capacités d’avoir des gains? (…) La première chose qu’il faudrait qu’on fasse c’est demander un avis légal pour savoir si on peut faire ça, parce que personne parmi nous ne peut savoir si c’est réaliste ou pas. Mais on n’a pas le budget! Donc ça bloque dès la première étape. Tu ne peux pas te lancer dans un débat légal si tu n’as pas la capacité financière de savoir si c’est réaliste ou pas !

Finalement l’un des entretiens a révélé que les difficultés d’accès peuvent être accentuées en région éloignée. En effet, la possibilité de faire appel à des stagiaires bénévoles étudiant en droit est fortement réduite lorsque la faculté de droit la plus proche est située à plus de 600 km du groupe écologiste potentiellement intéressé. Bien sûr, l’implication de stagiaires juristes ne suffit pas pour mobiliser un tribunal, mais peut être bénéfique pour défricher certains domaines spécifiques de droit, identifier les recours possibles et documenter certains dossiers.