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5. Consciences du droit chez les militantes

5.1 Perspectives et connaissances des militantes au sujet du droit

5.1.2 L’opinion sur les juges

Les propos recueillis au sujet des juges permettent de façon générale de constater le peu de neutralité que les militantes leur attribuent. Personne n’évoque les juges comme des actrices qui ne font qu’appliquer la règle de droit en toute neutralité. La tendance est plutôt à leur reconnaitre une assez grande marge de manœuvre, dans laquelle peut se déployer leur sensibilité (ou absence de sensibilité) pour l’enjeu qu’elles doivent trancher.

Les informatrices qui ont eu une expérience positive tendent davantage à saluer le bon travail des juges, comme Sébastien, qui a souligné le respect qu’il éprouvait pour la juge « charismatique et joviale » qui avait présidé le recours judiciaire qui s’est conclu en sa faveur. Étienne, qui a aussi connu une expérience victorieuse en cour, apprécie également le travail de la juge dans son dossier et sa sensibilité pour la réalité des parties au litige : « j’ai été rassuré par l’attitude du juge qui posait des questions très dures à tous les avocats, j’ai senti qu’il voulait aller au fond de la question […] Je me demande si le juge ne s’est pas posé la question de l’asymétrie des ressources, je pense qu’il a pris cela en considération ». Ce sont les deux seuls commentaires explicitement positifs que nous avons reçus au sujet des juges. Les autres commentaires soulèvent plutôt des doutes quant à la neutralité des juges, ou encore à leur compétence pour traiter de certains dossiers. Pour quelques militantes, le problème est lié à la spécificité des questions environnementales, celles-ci comportant parfois des dimension techniques, éthiques ou structurelles que les juges ne sont pas nécessairement équipées pour comprendre. Laurent explique que « le juge est juste là, comme un être humain comme toi et moi, à essayer de juger selon tout le système d’éducation par lequel il est passé, un dossier qui peut complètement sortir de sa compréhension intellectuelle ». Le commentaire de Tamara va dans le même sens : « C’est pas super important pour le juge, des grenouilles qui meurent. Les impacts sur la santé sont

113 assez indirects alors je pense qu’ils ne comprennent pas l’importance du droit de l’environnement. Faudrait qu’ils soient spécialisés ». Il apparait ici un manque de confiance par rapport à la capacité des juges de traiter de certains dossiers, ce qui mitige la croyance de certaines militantes que le droit est en mesure de rendre la justice en matière d’environnement.

D’autres propos dénotent carrément une méfiance à l’égard des juges, les considérant comme partie d’une élite dont il est difficile de penser qu’elle soit totalement exempte de corruption et d’influence. À cet égard, le commentaire de Laurent est assez éloquent sur le degré de confiance qu’il ressent envers cet important acteur du système judiciaire : « C’est collusif à fond. […] Des juges finissent par aller diner, souper, dans le même resto chic que le proprio de la grosse compagnie pétrolière. J’ai de la difficulté à penser qu’un juge est complètement impartial », puis d’ajouter : « mais des fois, t’en a des bons ». Maxime semble partager une telle méfiance : « Les juges sont souvent... pas organisés mais… en tout cas moi je suis sûr qu’il y a des juges qui travaillent pour avoir des résultats qui ne sont pas tout le temps le plus juste et le plus clair, qui restent peut-être légaux, mais la loi est assez tordue pour permettre un jugement plutôt qu’un autre ». Son commentaire est particulièrement intéressant puisqu’il mentionne que les lois elles-mêmes, ou encore l’enchevêtrement de plusieurs lois, fournissent la marge de manœuvre interprétative dans laquelle les juges sont susceptibles de déployer leurs préférences, intérêts ou valeurs.

Les valeurs, sympathies ou antipathies des juges semblent encore plus décisives dans les dossiers liés à des actions de désobéissance civile. Les réactions des juges face à ces gestes varient beaucoup, et contribuent à rendre les conséquences juridiques moins prévisibles pour les désobéisseuses, comme nous l’avons abordé au chapitre précédent. Notre observation du procès des deux activistes ayant partiellement fermé la valve d’un oléoduc293, ainsi que les expériences judiciaires de Nestor, Laurent et Gaëlle, furent autant d’occasion de constater l’hostilité de certaines juges à l’égard des actions de ce type. Plusieurs sont présumés opter pour des peines lourdes visant à dissuader les militantes de réaliser ce genre d’actions. Nestor

114 fait état d’une juge ayant imposé une peine très sévère pour une action de désobéissance particulièrement inoffensive. Laurent se souvient des propos d’une juge à cet effet durant son procès : « il l’a dit dans son speech, qu’il voulait faire une sentence exemplaire pour faire peur aux autres » se rappelle-t-il.

Gaëlle se remémore également les propos d’une juge fortement défavorable à la désobéissance civile, qui aurait tenu un « speech pour dire que les mouvements collectifs, ça ne fonctionne pas, ça amène toujours au chaos, et il faut juste que tu acquiesces ». Pour elle, le désaccord que la juge a tenu à exprimer dans son discours fragilise encore davantage sa perception de la neutralité présumée du système de justice : « La façon dont la cour est faite, ça a l’air d’un autre monde, les procédures, les codes, les règles… ça se veut quelque chose de neutre, qui utilise la justice de manière objective, mais clairement quand les juges parlent comme ça, ça ne l’est plus du tout […] c’est évident que c’est personnel, c’est leur point de vue, leur pensée et leur façon d’analyser une situation ». Laurent raconte que la sympathie de certaines juges est suffisamment connue pour modifier les stratégies de défense : « Si le juge a un parti pris, t’es faite. Des fois, un avocat essaie de changer le lieu du procès pour avoir tel juge, qui est plus ouvert aux dossiers environnementaux ».

A priori, il est naturel que les juges soient réticentes devant la désobéissance civile. « L’existence et le sens de l’ordre juridique dans sa totalité doivent demeurer intacts. Il s’ensuit que la désobéissance civile ne peut être légalisée », rappelle Jürgen Habermas294. Pourtant, certains juges montrent une sympathie envers les militantes qui choisissent la tactique de désobéissance pour donner de la visibilité à une cause ou confronter l’état du droit jugé inadéquat. Laurent, racontant un autre épisode de judiciarisation, se souvient que le juge « mettait l’emphase sur le fait qu’il était content qu’on ait fait [de la désobéissance civile], parce qu’il était éduqué sur le dossier. Il a dit qu’il était en admiration devant notre courage ». Gaëlle réfère aussi à une autre comparution à la suite d’une action directe : « Le juge m’a presque félicitée, c’était bizarre ! ». Puisque l’on est habitué à l’idée d’une justice punitive devant laquelle le respect de la loi est primordial, il peut être étonnant de constater

115 que certaines juges se montrent sympathiques à la désobéissance civile. Steven Barkan, en parlant des procès politiques, remarquait en effet que l’attitude des juges pouvait varier considérablement, puisqu’en exerçant leur pouvoir discrétionnaire elles peuvent se montrer plus ou moins réfractaires, accommodantes ou même émues295.

Nous remarquons qu’aucune militante interrogée sur son passage par le système judiciaire n’a explicitement attribué la victoire ou l’échec judiciaire aux faits du litige ou au droit en vigueur. Nous ne pouvons en déduire qu’elles considèrent ces éléments comme peu décisifs, mais une pareille omission donne un indice intéressant de l’arbitraire qu’elles perçoivent de l’univers judiciaire, et de l’inévitable politisation que les causes revêtent dans leur conception. Globalement, la perception qui émane des propos de nos informatrices est celle d’une juge qui exerce ses fonctions avec une latitude certaine, et exprime à travers ses décisions ses préférences, sympathies ou désaccords personnels. Cela n’est pas sans rappeler l’analyse de la chercheure Andrée Lajoie, qui observe que des facteurs économiques, politiques et idéologiques sont susceptibles de faire varier l’interprétation que les juges font du droit à différents moments et dans différentes circonstances296. Il semble que cette marge de manœuvre dans laquelle peuvent se glisser les valeurs et préférences des juges remet en cause, chez la majorité de nos informatrices, la perception d’un système de justice neutre et impartial.