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4. Interactions des militantes avec le droit

4.2 Droit subi : implications individuelles et collectives

4.2.5 Procès politiques et médiatisés, une vraie opportunité?

Plusieurs auteures, notamment Liora Israël et Danièle Lochak, abordent la possibilité des procès politiques pour contribuer favorablement à une cause, et les procès-spectacle sont souvent proposés comme composante opportune des tactiques de désobéissance civile. Cefaï précise qu’un important travail de dramatisation, « indispensable à la dénonciation des coupables et à la personnification des adversaires (…), s’accomplit sur la scène judiciaire », et

102 peut contribuer à renforcer certains mouvements sociaux279. Pourtant, les propos tenus par nos informatrices proposent un enthousiasme beaucoup plus nuancé par rapport à la possibilité de tenir un procès spectacle très médiatisé. Non que l’idée soit dénuée d’intérêt, mais plusieurs contraintes en compliquent parfois l’application.

Bien entendu, politiser et médiatiser un procès implique de communiquer avec le public et autant que possible, mobiliser celui-ci autour du procès en voie d’avoir lieu. La première contrainte réside donc en la complexité et la longueur de certaines causes. Comme l’illustre Ophélie, « c’est tellement précis et il y a tellement de technicalités, que c’est difficile de communiquer là-dessus. Il y a eu des médias, mais tu sais, un procès c’est vraiment long ». De plus, l’enjeu des ressources disponibles revient inévitablement à l’heure de considérer le procès-spectacle, comme l’explique Gaëlle : « on aurait pu aller dans ce sens, on avait beaucoup de choses à l’appui pour dire que c’était par nécessité qu’on avait désobéi. Mais ça aurait été long, compliqué. Ça repose sur trop peu de personnes, ce travail-là ».

Certains ont pu effectuer une certaine médiatisation d’un recours judiciaire qui les ciblait, motivés à la fois par la nécessité de lever des fonds pour se défendre et par l’envie que les enjeux environnementaux qui les occupent soient connus du public. Sébastien raconte avoir obtenu de l’aide pour monter une stratégie de communications et une campagne de socio- financement pour se défendre, et avoir été coaché pour répondre aux journalistes. Dans ce cas, la médiatisation avait pour but principal de recueillir des fonds, ce qui a assez bien fonctionné. Laurent, pour sa part, a médiatisé une procédure civile intentée contre son groupe : « On a décidé de faire une grosse campagne médiatique pour faire peur [à la compagnie], et ça a marché, ils ont abandonné la poursuite. On allait les salir, et leur image était importante ». Robert a eu quant à lui une occasion de médiatiser une contravention qu’il avait reçue dans le cadre d’une mobilisation environnementale : « J’étais prêt à la recevoir, il y avait des gens qui filmaient autour. Ça a été une belle occasion de sortir un communiqué, étaler ça sur la place publique (…) ça nous donne des munitions pour l’avenir. C’était clair que je pouvais m’en servir comme tribune », raconte-t-il. Robert explique aussi sa réaction lors

103 d’un autre épisode de judiciarisation dont son groupe a été la cible, réaction qui plutôt favorable et contraire à la perception généralisée selon laquelle une poursuite est toujours une mauvaise nouvelle. « J'ai tout de suite assumé qu'on gagnait des points dans l'opinion publique et que ça nous mettait en terrain avantageux. C'était une bonne nouvelle! Il y a eu un vent de sympathie qui a amené un peu d'argent et de ressources ». Robert raconte toutefois que l’énergie a finalement manqué pour déployer toute la mobilisation désirée en lien avec cette poursuite.

Ces commentaires font état d’épisodes où les militantes ont abordé publiquement la procédure judiciaire qu’ils subissaient, avec différents objectifs. Par contre, ces efforts de visibilité publique ne correspondent pas à des procès politiques ou procès-spectacles tels qu’envisagés dans la littérature comme des « occasions de dévoilement et d’adresse à l’espace public »280. Selon Steven Barkan, un procès politique est l’occasion d’interpeller la justice sur des enjeux de fond et de mettre la poursuite au banc des accusés en utilisant le tribunal comme un forum281, même si lesdits tribunaux sont souvent réticents à se saisir de l’aspect politique d’un enjeu, lequel semble concerner davantage les pouvoirs législatif et exécutif282. Qu’en est-il d’user d’une telle stratégie dans le contexte qui nous occupe ? Nos données révèlent que les possibilités réelles de tenir une telle forme de procès-spectacle sont fort mitigées pour les personnes criminalisées du mouvement vert québécois. Les risques à assumer par l’individu accusé sont trop importants, et la plupart des militantes vont opter pour des stratégies judiciaires susceptibles de réduire ces risques, comme l’explique Robert :

En droit pénal, c’est un pari qui a des conséquences risquées, c’est beaucoup de temps, et une perte de temps. Dans le cadre d’un procès criminel, la meilleure solution c’est toujours de ne pas faire le procès. L’idéal c’est de chercher une voie de sortie par la porte arrière, les procureurs en proposent systématiquement (…). Ya des gens qui militent et qui croient que la meilleure chose à faire c’est de passer à travers le procès et d’essayer de faire une démonstration et médiatiser le tout, mais j’ai compris que les procès politiques ça n’attire personne et c’est bien difficile de tourner ça à notre avantage.

280 Israël, supra note 119 à la p 63.

281 Barkan « Justice et mouvements sociaux », supra note 131 à la p 155. 282 Ibid à la p 159.

104 Gaëlle a également dû réfréner son envie de politiser le procès : « Moi j’avais vraiment envie d’aller en procès, j’avais envie d’en parler plus largement, d’en faire un débat de société, c’est qui les vrais criminels, nous ou [le gouvernement] ? Mais je ne pouvais pas, parce qu’il y avait trop de flous et de choses qui pouvaient se retourner contre moi ». Barkan explique en effet que le choix d’une défense politique est risqué : celle-ci alerte l’opinion publique sur l’enjeu qui mobilise les accusés, mais augmente pour eux les chances d’une condamnation et les risques qu’une étiquette de criminel aux yeux du public leur colle à la peau à plus long terme283. Nestor pour sa part affirme n’avoir même pas eu l’occasion de politiser son procès lié à une action directe : « C’est ton avocat qui parle, et il n’a pas politisé ça. L’avocat, il ne fait pas ça, il a des arguments un peu froids, il ne va pas s’enflammer comme un spécialiste de l’environnement et parler des générations futures », ironise-t-il.

La question de la médiatisation des procès s’est révélée intéressante pour mettre en dialogue les perspectives des militantes avec celles de Me Bélanger, avocat en droit de l’environnement. Celui-ci considère que les interventions médiatiques peuvent fortement indisposer les juges, et il suggère qu’une certaine publicité autour des procès ne peut pas aider le volet judiciaire de la cause. Le choix de médiatiser ou non revient sans cesse, particulièrement dans ces causes :

En droit de l’environnement, cet enjeu-là est exacerbé par le fait que tes clients ne jurent que par les médias. C’est le seul moyen qu’ils ont eu, depuis des années, pour être entendus. […] Aller dans les médias, je ne suis pas sûr que ça peut aider, mais je suis sûr que ça peut nuire. Les risques que ça nuise sont beaucoup plus élevés que le reste, donc est-ce que ça vaut le coût d’y aller ?

Les procédures judiciaires que les militantes subissent sont souvent le corollaire de convictions profondes et très politisées, dont la répression est rendue possible principalement par le droit. Il serait facile de croire que la médiatisation de ces mesures serait l’option favorisée par les activistes. Pourtant, il est possible de dire que dans l’ensemble, nos données invitent à mitiger l’idéalisation du procès-spectacle en tant que moment où les tribunaux deviennent une tribune pour les mouvements sociaux. Pour des raisons surtout

105 pragmatiques et peut-être attribuables au contexte québécois, cette option est rarement choisie par les militantes. Ces considérations seront enrichies par l’analyse des consciences du droit des militantes et de leur vision de la justice et des juges, dans le chapitre suivant.

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