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5. Consciences du droit chez les militantes

5.2 Théorisation des consciences du droit des militantes du mouvement vert

5.2.6 Réflexions sur la rencontre de deux approches théoriques

Notre projet était d’abord inspiré par la littérature sociojuridique sur le droit et les mouvements sociaux, avant que les Legal Consciousness Studies nous apparaissent comme un cadre théorique pertinent et enrichissant pour aborder la question qui nous intéressait. Il s’avère que l’analyse des rapports au droit d’un mouvement social spécifique à travers le prisme des consciences du droit a permis de générer des résultats de recherches intéressants, en plus de soulever quelques réflexions sur l’arrimage de ces deux approches théoriques. À notre avis, il n’y a aucun doute sur le fait qu’elles s’enrichissent mutuellement.

D’une part, les Legal Consciousness Studies fournissent une dimension supplémentaire et souhaitable aux études sur le droit et les mouvements sociaux. Comme Ewick l’explique, les « consciences du droit entrainent à la fois la réflexion et l’action : raconter des histoires, formuler des plaintes et griefs, travailler, se marier, divorcer, poursuivre le voisin ou refuser d’appeler la police »348. Tant le sens commun que nos résultats de recherches suggèrent donc que les consciences du droit des individus influencent forcément les modalités de mobilisation du droit dans le mouvement social auquel ils participent. Un phénomène de co- construction s’opère: inévitablement, les consciences du droit des individus sont exprimées quand un mouvement collectif prend des décisions tactiques et stratégiques, et inversement, les contraintes, tactiques et résultats que connait le mouvement collectif ont un impact direct sur le façonnement des consciences du droit des individus. Ainsi, s’intéresser à la conscience du droit des militantes ne peut qu’aider à comprendre le rapport qu’un mouvement social entretient avec le droit.

La chercheure, à l’heure d’analyser la mobilisation du droit par un mouvement social, ne peut pas se contenter d’observer les décisions collectives et contraintes conjoncturelles pour comprendre les agissements du mouvement qui est porté par des individus. En étudiant le mouvement pour l’équité salariale aux USA, McCann a pu constater que les simples actions

348 Patricia Ewick, « Consciousness and ideology » dans Austin Sarat et al., The Blackwell Companion to Law and Society, Oxford, Blackwell Publishing, 2008, 80 à la p 81 [notre traduction].

150 observées ne permettent pas de tirer des conclusions toujours justes ou suffisamment affinées. Par exemple, les actions judiciaires menées en fonction d’objectifs circonscrits et à court terme laissaient croire que le mouvement pour l’équité salariale était peu enclin à formuler des revendications radicales. Pourtant, ses entretiens ont révélé à McCann que de nombreuses militantes nourrissaient des perspectives radicales, mais opéraient des choix tactiques réformistes et limités pour contribuer aux bénéfices immédiats de nombreuses travailleuses précaires et augmenter ainsi les ressources disponibles pour de futurs changements plus en profondeur349. De manière semblable, nos résultats permettent de comprendre que le fait qu’un mouvement recourt aux tribunaux ou aux autres formes de mobilisation du droit pour sa cause ne signifie pas nécessairement que les activistes éprouvent une confiance aveugle et dénuée de critique envers le système de justice. Le fait qu’un groupe ne mobilise jamais le droit ne permet pas non plus de conclure que les militantes de ce groupe rejettent l’univers du droit; leur décision peut être fondée davantage sur les difficultés d’accès et de ressources. Nous croyons donc que le regard des Legal Consciousness Studies permet une finesse d’analyse adéquate pour comprendre les agissements des mouvements sociaux, et qu’il est très enrichissant de porter attention aux perceptions, réflexions et narrations des individus qui y participent. Pour arriver à une compréhension profonde et intelligente, les consciences de ces personnes doivent être envisagées à l’intérieur de leur contexte spécifique, en tenant compte des contraintes, réalités et stratégies qui les influencent.

D’autre part, l’étude du rapport au droit d’un mouvement social nous parait enrichissante pour le cadre théorique des consciences du droit. À ce jour, celui-ci a été assez peu appliqué à des individus participant à des mobilisations revendicatrices et contestataires350. Nous croyons qu’à la fois les dimensions collective et politique des mobilisations bouleversent les consciences du droit des individus et, pour la chercheure, en marquent l’analyse. Ces dimensions se manifestent d’ailleurs dans la « qualité » des données recueillies, en ce sens

349 McCann, « rights at work», supra note 136 à la p 275.

350 Mis à part les travaux de Fritsvold et Kostiner, nous n’avons repéré aucune autre recherche

151 que nos informatrices ont formulé de nombreux commentaires hautement politisés, d’ores et déjà porteurs d’éléments d’analyse critiques et systémiques au sujet du droit.

Plusieurs chercheures des Legal Consciousness Studies ont souligné que la conscience du droit est évolutive, changeante, et que son dynamisme inhérent la rend propice aux contradictions et aux incohérences351. Bien que nous soyons tout à fait en accord avec cette perspective, l’analyse des propos des militantes nous incite à élaborer une interprétation complémentaire. Ewick et Silbey soulignent d’ailleurs que bien souvent, les contradictions ne reçoivent pas suffisamment d’attention, ou sont trop rapidement attribuées à une incapacité des personnes à être cohérentes dans leur vision du monde352.En effet, certaines contradictions ne pourraient-elles pas être un indice que les militantes saisissent pleinement la complexité des rapports entre le droit et leur mouvement social ? Le fait que les militantes ne présentent pas une opinion monolithique sur l’univers du droit, mais révèlent des perceptions différenciées de ses différentes composantes (lois, tribunaux, juges, législateurs, droits, etc.) peut être un indice que les liens entre le droit et la protection de l’environnement leur sont hautement intelligibles. Quand Arlette souligne l’ambiguïté de son rapport au droit, ou quand Maxime explique qu’il participe aux audiences du BAPE tout en exprimant son cynisme face à celui-ci, ce sont moins des contradictions dans les consciences du droit que les manifestations d’une lucidité critique chez ces militantes.

Plutôt que des incohérences, nous y décelons davantage des perceptions complexes et nuancées, façonnées à partir des expériences, observations, contraintes et opportunités connues des militantes. La souplesse des entretiens semi-dirigés et du cadre théorique contribuent aussi à l’émergence de ces perspectives potentiellement « contradictoires » en accueillant la variété de sens que les militantes donnent à leur réalité. Dans son analyse culturelle de l’activisme et du droit, Kostiner souligne que dans les consciences d’activistes pour la justice sociale, le droit et le changement social signifient différentes choses. Ces

351 Notamment dans Ewick et Silbey, supra note 184 à la p 228, qui d’ailleurs ne confèrent pas de

caractère péjoratif à ces contradictions.

152 multiples significations créent un réseau complexe de justifications et contre-justifications au sujet du rôle du droit dans le changement social353

.

Soulignons également que les militantes ne sont nullement à la recherche d’une cohérence inébranlable entre les composantes de leur conscience du droit et leurs choix d’actions. Si la théorie, à travers l’analyse, identifie des contradictions ou incohérences entre consciences et actions, les militantes opèrent davantage des choix pragmatiques orientés vers les objectifs de leur mobilisation collective. Le juriste Keith Hirokawa a produit une réflexion intéressante sur la portée d’un certain pragmatisme en opposition à la théorie. Selon lui, là où des chercheures critiques dévoilent les dissonances et contradictions d’une théorie, les pragmatiques s’accordent la liberté de considérer une variété d’idées, d’approches et de solution sans s’encombrer d’un désir de fidélité à certains fondements théoriques. Cette liberté fait du pragmatisme un outil très utile, particulièrement pour les débats environnementaux, précise Hirokawa354.

Parties prenantes d’un mouvement social, les individus se composent une conscience du droit faite d’expériences très variables, d’espoirs modérés et de désespoirs tempérés, de convictions politiques et de facteurs contraignants, de connaissances aiguisées des limites imposées par la conjoncture extra-juridique, etc. Les « incohérences » que nous avons observées chez les militantes nous apparaissent en fait comme les résultats de leur lecture fine et intelligente d’une situation complexe. Ce que les chercheures sur le droit et les mouvements sociaux désignent comme le « potentiel de réversibilité » du droit est en effet un questionnement et un paradoxe avec lequel jonglent de nombreux activistes, à la fois très critiques du droit mais disposés à l’envisager comme outil de lutte lorsque possible.

353 Idit Kostiner, Conflicted legalities : a cultural analysis of law and activism, thèse de doctorat en

jurisprudence et politique sociale, University of California, Berkeley, 2003 à la p 176.