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Les subordonnées interrogatives dénotent des questions et des propositions

0.7. Une sémantique des questions appliquée aux enchâssées

0.7.2. La sémantique des interrogatives

0.7.2.3. Les subordonnées interrogatives dénotent des questions et des propositions

C’est à présent des deux interprétations sémantiques (proposition et question) qu’il faut rendre compte. Il existe au moins deux théories qui s’attaquent à ce problème. Celle de Groenendijk et Stokhof (1982, 1984, 1989), et celle de Ginzburg (1995b, c) et de Ginzburg et Sag (2000). Selon la première, les interrogatives peuvent dénoter des propositions ou des questions, les deux objets étant reliés par une opération de changement de type sémantique (type-shifting (Groenendijk et Stokhof (1984 : 547-553, notamment 552-553)). Selon la seconde, elles ne dénotent que des questions, qui sont contraintes de dénoter des faits dans certaines situations, et non des propositions.

L’une et l’autre de ces théories, comme le fait la théorie catégorielle, prend en compte la question de l’abstraction, c’est-à-dire le fait que l’interrogatif laisse sous spécifié un des termes de la proposition, la transformant ainsi en une fonction qui prend un terme de la catégorie sur laquelle on a fait abstraction, et retourne une proposition. L’apport de l’interrogatif consiste précisément en cette abstraction73.

Dans la théorie de Ginzburg et Sag (2000), cette abstraction se fait sur une proposition (voir Ginzburg et Sag (2000 : 108-109) pour une résolution des problèmes rencontrés par la théorie catégorielle). Comme leur ontologie est riche, abstraire sur une proposition ne sera pas la même chose qu’abstraire sur une situation, par exemple. Une proposition sur laquelle on a abstrait reste une proposition, et remplit donc la sélection d’un verbe qui réclame une proposition, sans problème sélectionnel. Mais le cadre théorique dans lequel Ginzburg et Sag travaillent (sémantique des situations et HPSG) ne nous permet pas une traduction de leurs positions. Les caractéristiques syntaxiques y sont issues d’un ensemble de contraintes, elles ne sont pas la marque d’un type de phrase.

Sémantiquement, la phrase hérite à la fois du statut de proposition de la proposition syntaxique finie qui la compose et des paramètres qui caractérisent le terme sous-spécifié, paramètres qui sont hérités de l’interrogatif au niveau de la phrase.

Un syntagme Wh- a essentiellement deux rôles : 1) il permet une abstraction sur le paramètre que le syntagme Wh- associe au rôle sémantique argumental qu’il remplit, et 2) il introduit certaines restrictions sur ce rôle argumental – la personne pour who, le caractère inanimé pour what, le fait d’être un nom commun pour which, etc74. (Ginzburg et Sag (2000 : 14))

73 Voir le Chapitre 5 pour une discussion plus importante sur la nature et le rôle sémantique des relatifs et des interrogatifs (quantificateurs, variables, indéfinis, définis ou abstracteurs).

74 « Essentially, a Wh-phrase does two things : (1) it enables an abstraction to occur, over the parameter that the

Wh-phrase associates with the semantic argument role it fills and (2) it introduces certain restrictions over that

argument-role—personhood for who, inanimateness for what, the common noun property for which-phrases, etc. »

Les interrogatives ne dénotent qu’un seul type : ce sont des questions. Avec des verbes comme savoir leur interprétation est contrainte et elles sont comprises comme des faits. Cela permet à Ginzburg et Sag (2000) de définir deux classes de prédicats introducteurs d’interrogatives : les prédicats de question et les prédicats résolutifs (factifs, intrinsèquement ou qui le deviennent quand ils enchâssent des interrogatives, voir Ginzburg et Sag (2000 : 65 note 10)). Cette typologie binaire des prédicats introducteurs est à peu près celle de Groenendijk et Stokhof.

Groenendijk et Stokhof (1982) partent, eux, des subordonnées interrogatives. Ils constatent qu’il y a deux types de dénotation. Avec un verbe comme savoir les subordonnées interrogatives dénotent des propositions, avec un verbe comme demander, des questions.

Cela repose sur l’inférence suivante [0.103] avec le verbe savoir. Rien de tel n’est possible avec le verbe demander qui n’accepte même pas les subordonnées de type déclaratif [0.104].

[0.103] a. Je sais qui est parti. b. Marie est partie.

c. Je sais que Marie est partie.

[0.104] *Je demande que Marie est partie.

Avec savoir, l’interrogative dénote donc la réponse à la question75, avec demander, la question elle-même.

Les deux autres éléments cruciaux de leur théorie sont l’exhaustivité et la contextualisation. En effet, dans [0.103], la réponse est nécessairement exhaustive. Savoir qui est parti si Pierre, Marie et Paul sont partis, c’est savoir que Pierre, Marie et Paul sont partis. En revanche, si on ne sait que de Pierre et Paul qu’ils sont partis, et non de Marie, on ne peut dire que l’on sait qui est parti. Cette exhaustivité est forte. Elle consiste à savoir de tous les membres de l’ensemble en question s’ils sont partis ou non, et pas seulement de savoir ceux qui sont partis, en ignorant ce qu’il en est des autres. On discute brièvement ci-dessous la question de l’exhaustivité.

Par ailleurs, la contextualisation est capitale: « il sait qui est parti » n’aura pas la même réponse en fonction du moment où l’on dit cette phrase, que ce soit aujourd’hui, à la bibliothèque, alors que la fermeture approche, ou samedi soir, à une fête.

Enfin, les termes interrogatifs sont vus comme procédant à une abstraction sur la proposition questionnée.

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Mis ensemble, ces éléments nous donnent le résultat suivant :

Avec le verbe savoir, une interrogative est une proposition, c’est à dire un ensemble de mondes possibles, sur laquelle on a abstrait. La vérité de cette proposition est évaluée dans le monde où le savoir est établi. Ainsi, pour [0.103], cela donne la formule [0.105], où λws’’ est un ensemble de mondes possibles, c’est à dire une proposition et Dox représente l’ensemble des croyances (ici vraies de x, car il s’agit de savoir, voir 6.3.2). L’interrogative est alors de type <s, t>.

[0.105] [[savoir qui est parti]] = λws.λxe.∀∀∀∀ws’ [ws∈∈∈∈ Dox (w) (x) →→→→ λws’’.[λxe.partir (w) (x) =

λxe.partir (w’’) (x)] (w’)]

Avec le verbe demander, une interrogative est une question, c’est à dire une proposition sur laquelle on a abstrait et dont le monde d’évaluation n’est pas spécifié. Pour [0.103], cela donne [0.106].

[0.106] [[demander qui est parti]] = λws.λxe.demander (w) (x ; Q = λws’.λws’’.[λxe.partir (w’) (x) = partir (w’’) (x)])

L’interrogative est alors de type <s <s, t>>, c’est à dire un concept propositionnel, l’intension d’une proposition (ce qui permet de construire la proposition), ce qui est bien conforme à l’intuition, puisqu’une interrogative est bien ce qui permet de construire la réponse à une question (cf. ci-dessus l’idée de Ginzburg et Sag (2000) que l’interrogatif fournit en même temps qu’il les limite les paramètres de la réponse). Le passage de la dénotation propositionnelle à la dénotation interrogative, et inversement, se fait par une opération de changement de type.

Cela débouche aussi sur une typologie simplifiée des prédicats introducteurs d’interrogatives76. Les prédicats du type savoir prennent comme complément une proposition, soit l’extension d’une question. Ils sont donc appelés par Groenendijk et Stokhof

extensionnels. Les prédicats du type demander prennent comme complément une

interrogation, c’est à dire l’intension d’une question. Ils sont donc appelés intensionnels. Pour éviter la confusion autour de prédicats comme savoir qui sont extensionnels sous le rapport indiqué par Groenendijk et Stokhof, mais intensionnels par ailleurs (voir Martin (1983)), on appellera, en suivant l’usage de Ginzburg (1995b et c), les prédicats de la classe de savoir les

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Ces termes sont l’objet de la deuxième partie de ce travail. On commence par les replacer parmi les prédicats d’attitude propositionnelle (au sens donné par Russell dans ses écrits. Voir par exemple (1990 [1940] : 184-188, le chapitre « analyse de problèmes relatifs aux propositions »)). Très généralement, il s’agit de l’ensemble des prédicats qui mettent en rapport une personne et une proposition, impliquant à un moment donné une opinion sur la vérité de la proposition.

prédicats résolutifs (car ils prennent comme complément des réponses), et suivant l’usage de Lahiri (2002) ceux de la classe de demander les prédicats (inter)rogatifs. Cette bipartition est plus adéquate que les nombreuses autres typologies qui reposent uniquement sur des critères de sémantique lexicale. En effet, elle est syntaxiquement confirmée pour le grec par la distribution des deux classes (voir Chapitre 8).

L’approximation de ces deux classes est suffisante pour traiter les problèmes que l’on discute dans la première partie. On verra cependant dans la deuxième partie que cette typologie est inexacte et demande que l’on dédouble chacune des deux classes (voir déjà Lahiri (2002 : chapitre 6) pour une réévaluation de cette bipartition).

0.7.3. Problèmes rencontrés par les théories de Ginzburg et Sag et de