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Problèmes rencontrés par les théories de Ginzburg et Sag et de Groenendijk et Stokhof

0.7. Une sémantique des questions appliquée aux enchâssées

0.7.3. Problèmes rencontrés par les théories de Ginzburg et Sag et de Groenendijk et Stokhof

Chacune des théories (Ginzburg et Sag (2000), (Groenendijk et Stokhof (1982)), se heurte à des difficultés.

0.7.3.1. L’abstraction est insuffisamment discriminante

Tout d’abord, on peut faire une même objection aux deux théories. Il ne paraît pas suffisant de dire que le travail de l’interrogatif est un travail d’abstraction (Ginzburg et Sag (2000 : 14, 108-110) et leur bibliographie). En effet, cette abstraction produit des propriétés, de type <e, t>. Or les relatives sont aussi des propriétés, de type <e, t>, qui se combinent avec un nom, à la manière des adjectifs, pour produire un ensemble complexe77. La Leerstelle ‘emplacement vide’ de Lehmann (1984)78 peut ainsi être vue comme une abstraction (cf. Egg (2007) après beaucoup d’autres).

Une relative adnominale ressemble finalement aux noms d’agent, d’action, d’instrument etc. qui sont systématiquement organisés autour un emplacement vide79. Une relative comme der Metal verarbeitet [‘qui travaille le métal’] ne signifie jamais l’acte ‘x travaille le métal’, mais un objet qui peut occuper la place du sujet dans une phrase ouverte x verarbeitet Metall. Comme pour les noms d’agent, d’action etc.

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Formulée ainsi, la composition peut poser un problème. En effet, un nom, qui est aussi un prédicat, donc de type <e, t> ne peut se combiner par application fonctionnelle avec un autre élément de type <e, t>. Une solution peut être de considérer que l’adjectif, quand il est modificateur, est de type <<e, t>, <e, t>>, c’est-à-dire qu’il prend une propriété et retourne une propriété. Cela conduit cependant à première vue à poser deux adjectifs différents pour les fonctions de modificateur et de prédicat. Une autre solution est de poser une règle de « modification de prédicat ». On peut considérer que le nom et l’adjectif sont sur le même plan et se combinent chacun avec la variable d’individu ce qui rend bien l’intuition que la dénotation est produite par intersection des deux ensembles. Abstraire sur cette relation d’identité produit un élément de type <e, t>. Voici la définition technique : si α est un nœud branchant, {β, γ} l’ensemble de ses filles, et que [[β]] et [[γ]] sont tous deux de type <e, t>, alors [[α]] = λxe.[[β]] (x) = [[γ]] (x) =1. Ces deux solutions sont présentées dans Heim et Kratzer (1998 : 65-68).

78 Cette position s’oppose à celle de Touratier (1980b) pour qui les relatifs sont des anaphoriques, et non des abstracteurs.

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l’emplacement vide autour duquel est organisée la relative ne peut pas être rempli par une subordonnée qui en dépendrait. Les pronoms relatifs, qui dans les relatives du type allemand, et les résomptifs, qui, dans les autres relatives, apparaissent dans l’emplacement vide, ne sont pas des subordonnées qui remplissent l’emplacement vide, mais des signes que l’emplacement vide est ouvert80. (Lehmann (1984 : 152)) Ainsi la relative « qui marche » a pour transcription λxe.marcher (x).

Cependant, relatif et interrogatif n’ont pas la même interprétation. Ils ajoutent une précision supplémentaire, et c’est ce rôle sémantique qu’on va s’attacher à déterminer dans cette étude (voir l’ensemble de la première partie).

0.7.3.2. Le type de l’interrogative avec les prédicats résolutifs

La deuxième objection, faite par Ginzburg et Sag à Groenendijk et Stokhof, concerne le type de l’interrogative avec les prédicats résolutifs. Selon eux, Groenendijk et Stokhof ne rendent pas compte du fait que les interrogatives enchâssées par les prédicats résolutifs ne sont pas des propositions, mais des faits, des objets sémantiques différents des propositions. En outre, les verbes qui introduisent des propositions, comme croire, n’acceptent pas les interrogatives (*Je crois qui est venu).

Mais Ginzburg et Sag doivent à leur tour faire face à des objections. Tout d’abord, il ne suffit pas de dire que les prédicats factifs (qui présupposent la vérité de leur complément) enchâssent des interrogatives. En effet, certains prédicats factifs (les émotifs et les évaluatifs) n’acceptent pas les interrogatives (*Je regrette qui est venu). De plus, certains prédicats non factifs, mais simplement véridiques (impliquant la vérité de leur complément, mais ne passant pas les tests de présupposition81) enchâssent des interrogatives. C’est notamment le cas en grec de δῆλον (εἶναι) ‘(être) évident’ [0.107].

Les Grecs se demandent s’ils suivront Cyrus dans la guerre contre son frère

[0.107] Πρὶν δῆλον εἶναι τί ποιήσουσιν avant.que évident-ACC.N.SG être-INF.PST int-ACC.N.SG faire-IND.FUT.3PL οἱ ἄλλοι στρατιῶται, …

art-NOM.M.PL autre-NOM.M.PL soldat-NOM.PL

‘Avant que n’apparaisse clairement ce que les autres soldats allaient faire, (Ménon convoqua ses troupes).’ (X. An. 1, 4, 13)

80 « Ein adnominaler Relativsatz (RS) schließlich gleicht den systematisch auf eine Leerstelle ausgerichteten

Nomina Agentis, Acti, Instumentis usw. Ein RS wie der Metal verarbeitet bedeutet nicht das Sachverhalt, das x

verarbeitet Metall, sondern einen Gegenstand, der Subjektsstelle in dem offenen Satz x verarbeitet Metall einnehmen kann. Ähnlich wie bei den Nomina Agentis, Acti usw. kann die Leerstelle, auf die der RS ausgerichtet ist, nicht von einem abhängigen NS besetzt werden. Die Relativpronomina, die in RSen des deutschen Typs, und die Resumptiva, die in anderen RSen in der Leerstelle auftreten, sind nicht NSen, die die Leerstelle füllen, sondern Zeichen für die eröffnete Leerstelle. »

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Le fait que la théorie de Groenendijk et Stokhof soit plus englobante plaide en sa faveur. Si effectivement une grande partie des prédicats résolutifs sont des prédicats factifs, il doit être possible d’en rendre compte à partir des propositions. Si un fait est une proposition vraie, ou du moins s’explique par une proposition, il suffit de développer leur sémantique des questions pour obtenir le bon résultat. Là encore, la deuxième partie traite de ce sujet. On tire en effet argument d’une complémentarité des verbes factifs cognitifs et des verbes de croyance pour dire que chacun des deux groupes enchâsse un sous-type de proposition (9.3.1.4).

0.7.3.3. Le problème de l’exhaustivité

Une troisième objection, là encore faite par Ginzburg et Sag à Groenendijk et Stokhof, repose sur la question de l’exhaustivité. Selon eux, aucune théorie des questions ne précise suffisamment ce que doit être une réponse. En effet, une réponse peut être pragmatiquement appropriée sans répondre à la question. Dans ce cas, il s’agit davantage d’une réplique que d’une réponse. C’est le cas par exemple de « je ne sais pas », qui est une réplique acceptable, sans constituer une réponse. Il est sûr que le sémantisme d’une interrogative n’implique pas les répliques, mais seulement les réponses informatives, même s’il ne s’agit que de « personne, rien… ».

On peut classer tout ce qui est à propos de la question parmi les répliques. Il s’agit de la notion d’aboutness, qui est amplement développée par Ginzburg (1995b) (voir aussi Ginzburg et Sag (2000 : 110-113)). Ce problème est orthogonal aux questions que l’on aborde ici. Nous ne le traiterons donc pas davantage.

En revanche, il est pertinent d’examiner les réponses aux questions, c’est-à-dire ce qui fournit une partie de la réponse, toute la proposition ou une partie de la proposition que dénote l’interrogative. En effet, en fonction du contexte, la réponse n’est pas nécessairement de la même précision, et ce n’est pas le même contenu qui est attendu. C’est le problème de la résolutivité (resolvedness, Ginzburg (1995b), Ginzburg et Sag (2000)).

Les deux paramètres qui entrent en ligne de compte sont le but b visé par la question (du locuteur) et l’état d’information (de l’interlocuteur) « qui détermine les ressources relativement auxquelles [la proposition] p a b comme conséquence82. » Ces éléments sont fournis contextuellement, et la théorie de Groenendijk et Stokhof peut très bien s’en arranger.

Quant à l’exhaustivité en elle-même, qui est impliquée par l’équation dans la formule [0.105], c’est-à-dire la question de savoir si la réponse est complète ou pas, Ginzburg et Sag se demandent si ce ne serait pas une exigence trop forte. La question se pose surtout pour les

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« The second factor is the information state, which determines the resources relative to which p has b as a consequence. » (Ginzburg et Sag (2000 : 113))

interrogatives directes. En effet, si Jean, Pierre et Paul sont venus hier, la réponse exhaustive à la question « qui est venu hier ? » sera la proposition « Jean est venu hier et Pierre est venu hier et Paul est venu hier ». Mais il existe aussi des réponses non exhaustives acceptables comme « mon voisin au moins est venu hier ».

L’exhaustivité serait finalement requise quand les informations contextuelles sont peu précises. « Si on considère que la question dénotée q0 exprime son but de manière transparente, et si on ignore la limite des ressources informationnelles, alors la résolutivité se ramène à l’exhaustivité83. » (Ginzburg et Sag (2000 : 117))

Mais cela concerne avant tout les réponses en discours direct. Dans le cas des subordonnées interrogatives, le problème se pose en termes différents. Si l’on veut exprimer l’état de connaissance de Prune par rapport à la question que l’on vient d’examiner « qui est venu hier ? », et que l’on constate [0.108], on ne peut asserter [0.109]. L’exigence d’exhaustivité est donc plus forte dans les subordonnées.

[0.108] Prune sait qu’au moins son voisin est venu hier.

[0.109] Prune sait qui est venu hier.

La question qu’il faut se poser est si l’interrogative elle-même, en tant qu’elle dénote une réponse, dénote la réponse intégrale, ou peut n’en dénoter qu’une partie. Plusieurs travaux ont abordé cette question. C’est le cas par exemple du débat entre Beck et Rullmann (1999) et Sharvit (2002). Voir aussi Lahiri (2002 : 148-163)84.

Enfin se pose le problème de la réponse existentielle à une question. Ce problème a été soulevé par Hintikka (1976a). À la question [0.110], il existe plusieurs réponses [0.111], dont une exhaustive. Néanmoins, si Bruno connaît la réponse qu’il exprime en [0.112], [0.113] est vraie, même si Bruno n’a pas toutes les réponses à la question.

[0.110] Alice : Comment aller à l’aéroport ?

[0.111] Réponses : {On va à l’aéroport en RER ; on va à l’aéroport en taxi ; on va à l’aéroport en RER et en taxi}

[0.112] Bruno : En taxi.

[0.113] Bruno sait comment aller à l’aéroport.

83 « If the goal is assumed to be transparently expressed by the denoted question, and the limited nature of informational resources is ignored, then resolvedness reduces to exhaustiveness. »

84 Dans ces travaux sont abordées des questions plus fines, qui sont hors de notre propos, comme celle des lectures de dicto et de re, et de leur rapport avec l’exhaustivité. On y parle aussi de la différence entre l’exhaustivité forte (la réponse comprend à la fois la liste des éléments instanciant le terme sur lequel est posée la question et celle des éléments potentiellement impliqués dans la relation, mais qui ne l’instancient pas), et l’exhaustivité faible (la réponse ne comprend que les éléments qui instancient la question, et non les autres). Groenendijk et Stokhof (1997 : section 6.2.2.) proposent une définition différente de l’exhaustivité forte.

Ce problème est trop important pour qu’on le traite ici. On y revient en 5.1.1 et surtout en 11.3. On verra qu’en réalité, le principe de résolutivité de J. Ginzburg permet de conserver l’exigence d’exhaustivité.

Enfin, un dernier problème est celui des questions qui n’ont pas de réponses préconçues. On les appelle parfois « questions ouvertes ». Elles ont un lien avec les questions délibératives sans qu’il soit possible de superposer les deux catégories. Comme elles ne sont pas informatives, il est douteux que l’on puisse appliquer la même sémantique vériconditionnelle que pour les questions que l’on a traitées jusqu’à présent. Sans approfondir le sujet, il est nécessaire de le présenter. On le rencontre avec des prédicats introducteurs d’un type particulier (Chapitre 10) et avec les questions délibératives (Chapitre 11).

0.7.4. Récapitulatif

La question du sémantisme des interrogatives est complexe. Il est difficile de les réduire à un unique objet ‘question’ qui rendrait compte de tous leurs emplois, même si on se limite à l’étude des subordonnées. L’approche qui convient est peut-être celle proposée par Groenendijk et Stokhof (1997 : 63-64) : une approche flexible qui formulerait des règles permettant de passer d’un type à l’autre, plutôt qu’essayant de réduire les interrogatives à un type unique.

Malgré ces difficultés, nous avons essayé de poser quelques principes sur lesquels appuyer notre étude. Le premier est l’étude indépendante des subordonnées. Leur richesse sémantique et leur pauvreté pragmatique ne permettent pas de transférer directement des analyses développées pour les interrogatives directes aux subordonnées. La pragmatique n’est toutefois pas absente de notre étude. C’est en particulier la situation d’énonciation qui nous permet d’expliquer certains phénomènes (l’orientation vers le locuteur ou l’interlocuteur dans la triade de contextes injonctifs, volitifs, futurs).

On a adopté la sémantique des questions de Groenendijk et Stokhof (1982, 1984, 1989), pour qui les interrogatives peuvent dénoter soit des propositions, soit des questions, le passage entre les deux étant assuré par une opération de changement de type. On a vu que cette théorie avait à affronter des objections, mais qu’elle était à nos yeux celle qui s’en accommodait le mieux. C’est aussi une théorie qui rend bien compte de la diversité des

subordonnées. Pour cela, elle s’accompagne d’une typologie simple et efficiente des prédicats

introducteurs, car elle est binaire et trouve une confirmation syntaxique et sémantique. Certains prédicats sont résolutifs. Avec eux, l’interrogative dénote une proposition qui est la réponse à la question. Les autres sont rogatifs. Avec eux l’interrogative dénote une question.

Cette théorie des questions nous a aussi fourni en amont une partie des arguments pour faire notre relevé.

0.8. Conclusion

Cette introduction a permis de poser les bases du travail que l’on va lire. Il s’inscrit explicitement dans un cadre syntaxique (la théorie du gouvernement et du liage), et un cadre sémantique (sémantique formelle). Il ne leur est cependant pas servilement attaché, et n’hésite pas à s’en écarter quand elles semblent insuffisantes (voir déjà supra la théorie sémantique enrichie par la grammaire fonctionnelle de Dik).

Certains problèmes liés au grec ou d’ordre plus général sont aussi apparus et il va falloir en rendre compte. Les termes introducteurs de la relative et de l’interrogative sont morphologiquement distincts. Il faudra cependant voir s’il n’y a pas des zones de recoupement et de concurrence dans le domaine des subordonnées interrogatives.

D’autre part, on s’est heurté à des problèmes de sémantique dans la théorie des questions. Les interrogatives semblent pouvoir dénoter plusieurs types sémantiques. On verra que le problème précédent et celui-ci sont en réalité liés et on proposera une solution commune pour les deux.

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Chapitre 1. Subordonnées interrogatives,