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On a essayé de rendre compte de la prolepse de plusieurs façons, qui du reste ne sont pas toujours incompatibles les unes avec les autres. Une première famille d’explications relève de la pragmatique. Elles cherchent à justifier la présence d’un SD qui est manifestement un participant de la situation décrite par la subordonnée par le fait qu’il est mis en avant (topicalisation le plus souvent).

Une autre famille d’explications cherche à justifier la place qu’occupe le SD dans la phrase (approches syntaxiques). Fait-il partie de la matrice, de la subordonnée ? Forme-t-il un constituant avec la subordonnée ? A-t-il un statut intermédiaire exceptionnel ? On examine ces questions ensuite (1.2.2).

1.2.1.1. La pragmatique induit une dissociation des rôles

syntaxique et sémantique

De l’avis de tous, la pragmatique doit intervenir à un moment dans l’explication de la prolepse. Il reste cependant à voir si l’on a affaire à ce qu’on pourrait appeler un problème d’interface syntaxe/pragmatique ou s’il s’agit de l’effet secondaire d’une opération avant tout syntaxique.

1.2.1.1.1. Gonda (1958)

Une première approche serait de dire, à la manière de Gonda (1958), que l’on a affaire à une sorte de stratégie de réparation. Dans une construction de haut en bas (et de gauche à droite) de la phrase, on exprime d’abord le verbe, puis ce sur quoi porte le verbe, un thème, un topique, qui, en tant que complément du verbe, reçoit le cas que celui-ci exige. Ce n’est qu’ensuite, du fait que le SD exprimé ne soit pas du bon type sémantique, que l’on introduit une subordonnée qui, elle, remplira la fonction propositionnelle. Cette façon de procéder est rapportée à la langue parlée. Notons cependant que nous avons affaire dans notre corpus, à une langue écrite, et que la prolepse n’est pas un phénomène qui se limite aux pièces d’Aristophane ou aux dialogues de Platon, où on pourrait éventuellement invoquer une imitation de la langue parlée. Lors de la mise par écrit de la pensée, l’auteur a tout le temps de reconstruire sa pensée, et donc sa phrase. Le procédé est donc plus grammatical, voire grammaticalisé, que ne peut le faire croire l’analyse de Gonda8.

1.2.1.1.2. Milner (1980), Chanet (1988)

Plus techniques et scientifiques sont les apports cruciaux de Milner (1980) et Chanet (1988), même s’ils sont dans le même esprit que celui de Gonda (1958). Ils supposent une « interprétation indirecte » du SD, c’est-à-dire l’emploi d’un SD d’un type sémantique qui ne convient pas, mais qui est contraint, selon le procédé de coercion que l’on a déjà vu, à exprimer une entité d’un autre type. Ceci est développé en termes plus clairs par Pustejovsky (1993), avec le célèbre exemple « commencer un livre » = « commencer à lire/écrire un livre ». On ne commence pas une entité du premier ordre (entité spatio-temporelle), mais bien du second (action, événement ou situation).

Tout cela est bien entendu lié à la valence du verbe, si bien que l’on a parfois proposé un système mixte, où le SD remplit une place syntaxique, mais pas un rôle sémantique. C’est le cas dans Touratier (1994 : 599) : « le constituant à l’accusatif pourrait être un complément du verbe sans représenter pour autant un de ses actants. »

Rosén (1992 : 245) attire l’attention sur le fait qu’il existe deux types de verbes. Dans le premier type, le verbe suivi d’un SD seul est grammatical : Viden me ? ‘Me vois-tu ?’. Donc dans la phrase Viden me ut rapior ? ‘Vois-tu comme je suis emporté ?’, ut rapior n’est que le prolongement de me. En revanche, avec un verbe comme nescio ‘ignorer’, nescis me

quis sim ‘tu ignores, moi, qui je suis’, le rapport avec me est plus complexe car * nescis me

n’est pas grammatical (Touratier (1980a : 54)). Cette distinction correspond à la distinction

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entre prédicats intensionnels et prédicats extensionnels. Videre est un prédicat extensionnel9. Il peut devenir intensionnel quand il prend un sens épistémique.

La remarque de Rosén (1992) peut donc s’interpréter dans le sens que la prolepse n’existe qu’avec des prédicats intensionnels. L’exemple Viden [me ut rapior] ? pouvant simplement s’interpréter comme la version passive de Viden [quemquam me rapientem] ? puisque l’on sait que le tour video + participe présent passif n’existe pas en latin à cause de l’absence de cette forme de participe dans sa morphologie.

C’est bien à cette intensionalité que renvoie l’interprétation indirecte de Milner (1980 : 46) :

La solution est purement interprétative : supposons que [le N] personne puisse, à côté de son interprétation usuelle, qu’on peut qualifier de directe, recevoir une interprétation indirecte telle que personne signifie une proposition indéterminée concernant personne. (…) En dehors de cela, rien n’est supposé connu de l’interlocuteur, ni l’identité de la personne, ni le fait qu’elle ait été vue. Autrement dit, rien n’est impliqué sinon l’existence d’une proposition mentionnant la personne. (C’est nous qui soulignons)

Toutefois, on se démarquera de Milner (« la solution est purement interprétative ») dans le sens de Rosén, en supposant, jusqu’à preuve du contraire, une transcription dans la syntaxe de ces deux interprétations.

Notons enfin que Chanet (1988), nous semble-t-il, ne prête pas assez attention à cette distinction entre extensionalité et intensionalité. Le fait qu’existe τὸν ἀδελφὸν ἴσασιν ‘ils connaissent le frère’, ne suffit pas à dire que [1.8] est possible.

[1.8] Τὸν ἀδελφὸν ἴσασιν ὡς ἀγαθός ἐστιν.

art-ACC.M.SG frère-ACC.SG savoir-IND.3PL que bon-NOM.M.SG être-IND.PST.3SG

‘Ils savent que le frère est bon.’

Encore faut-il montrer que οἶδα ‘savoir’ a une interprétation intensionnelle (Milner dirait indirecte). « Connaître quelqu’un » au sens où on l’a rencontré n’implique pas « savoir qui il est ».

9 On appelle prédicat extensionnel un prédicat dont on peut changer un SD de la subordonnée par un SD qui a le même référent, sans changer les conditions de vérité. Ainsi en (i) et (ii), si Pierre et le voisin de Jean sont la même personne.

(i) Jean voit le voisin passer. (ii) Jean voit Pierre passer.

En revanche, avec un prédicat intensionnel, le contexte est dite « opaque » et cette substitution ne peut avoir lieu. Ainsi, si Jean ne sait pas que Pierre et son voisin sont la même personne, (iii) et (iv) ne seront pas équivalentes. (Voir le Chapitre 2 sur la différence entre connaissance par accointance et connaissance par description, ainsi qu’un développement plus large de cette notion d’intensionalité en 6.4.3.2.1).

(iii) Jean croit que son voisin est distrait (parce qu’il laisse la porte de l’immeuble toujours ouverte, mais il ne l’a jamais rencontré).

Une objection plus générale vient à l’esprit. Ce qui fonde l’« interprétation indirecte », ce sont des exemples où un SD seul peut jouer ce rôle (livre dans l’exemple ci-dessus, d’autres dans les questions cachées). Le parallélisme entre l’interprétation des SD seuls et la prolepse est trompeur et du reste, incomplet. En effet, cela suffit-il à expliquer une situation où on a bien un objet syntaxique (la subordonnée) de nature à remplir la fonction exigée par le verbe : une subordonnée ? Ces approches sont donc à tout le moins partielles, car elles ne donnent pas d’indication sur le rapport entre le SD et la subordonnée.

1.2.1.2. Le SD prolepsé : topique de la matrice ou de la

subordonnée ?

1.2.1.2.1. Topique de la matrice (Panhuis (1984))

Panhuis (1984) ne prend pas position sur le statut syntaxique du SD prolepsé (extraction de la subordonnée ? complément du verbe ?). Pour ce qui est de sa fonction pragmatique, il invoque la notion de « dynamisme communicatif », selon laquelle les éléments de la phrase sont ordonnés selon un ordre décroissant de connaissance. L’idée sous-jacente est que la structure informationnelle de la phrase est « plate », c’est-à-dire que chaque proposition qui constitue la phrase n’a pas sa propre structure en topique/focus. C’est pourquoi le SD prolepsé, appartenant a priori à la subordonnée, peut apparaître dans n’importe quelle position de discours de la matrice, voire même subir une opération qui le fasse monter dans la hiérarchie de la structure informationnelle : une passivation. Il est probablement topique, car Panhuis souligne le caractère défini et présupposé des SD prolepsés10. Une autre preuve de lien avec le discours antérieur est la présence de pronoms anaphoriques [1.9].

Cyrus observe l’armée adverse

[1.9] Ἐπεµελεῖτο ὅ τι ποιήσει βασιλεύςi.

se.soucier-IMP.3SG ὅστις-ACC.N.SG faire-IND.FUT.3SG roi-NOM.SG Καὶ γὰρ ᾔδει αὐτὸν i ὅτι µέσον ἔχοι

Et en.effet savoir-IMP.3SG pro-ACC.M.SG que milieu-ACC.N.SG avoir-OPT.PST.3SG τοῦ Περσικοῦ στρατεύµατος.

art-GEN.N.SG perse-GEN.N.SG armée-GEN.SG

‘Il se souciait de ce que ferait le Roi. En effet, il savait qu’il était au milieu de l’armée

perse.’ (X. An. 1, 8, 21-2)

10 Sur des centaines d’exemples passés en revue, nous n’en avons trouvé qu’un seul avec un indéfini (non spécifique) : Pl. Prot. 323b. L’exception se justifie peut-être par le fait qu’il est dans une conditionnelle générique , qui n’a donc pas besoin d’ancrage contextuel.

La prolepse serait donc un procédé qui dépasserait le cadre de la subordonnée, voire de la phrase. Touratier (1994 : 599-600) pour le latin, va dans le même sens : « les deux constituants syntaxiques de l’actant propositionnel n’appartiennent pas à la même unité informative ».

Il invoque également la nature de l’accusatif, qui sert parfois à exprimer une simple relation (cet argument est récurrent, voir par exemple Milner (1980 : 39) ; Christol (1989 : 78) ; Fraser (2002 : 13) ; Jacquinod (1988) et son accusatif de topique). Cet argument ne vaut pas car on a vu que la prolepse peut très bien être à un autre cas : [1.10] (voir aussi X. Cyr. 1, 6, 16).

Cyrus explique ce que doit faire un bon chef

[1.10] ∆εῖ τῶν ἀρχοµένων ἐπιµελεῖσθαι falloir-IND.PST art-GEN.M.PL commander-PART.PST.PASS.GEN.M.PL se.soucier-INF.PST ὅπως ὡς βέλτιστοι ἔσονται.

que bon-SUP.NOM.M.PL être-IND.FUT.3PL

‘Il faut faire en sorte que les (soldats) qu’il commande soient les meilleurs possible.’ (X. Cyr. 2, 1, 11)

On peut objecter qu’ἐπιµελέοµαι ‘se soucier de’ se construit aussi avec le génitif seul de la personne. Mais dans ce cas, on ne peut pas attribuer de fonction à la subordonnée en

ὅπως (on ne peut en faire une finale ‘libre’, car elle est au futur, ce qui n’arrive jamais avec

une circonstantielle de but en ὅπως). À cela s’ajoutent les exemples avec d’autres verbes (Pl.

Rp. 582c avec une exclamative et le verbe γεύοµαι ; Gorgias, 488c (µανθάνω) ; X. Hell. 2, 3,

52 (θαυµάζω) ; Is. 3, 3 (θαυµάζω)).

Outre le fait que le cas est assigné par le verbe, une autre objection se présente pour Panhuis : les quelques cas de prolepses « à droite » iraient contre l’idée du dynamisme communicatif. Ainsi en [1.11], emprunté à Sibilot (1983 : note 1). Cependant, ce genre d’exemple est extrêmement rare, et relève davantage des détachements à droite, que nous n’avons pas l’intention d’examiner ici.

Socrate isole Strepsiade pour qu’il médite. Au bout d’un moment, il décide de retourner le voir

[1.11] Φέρε νυν ἀθρήσω πρῶτον, ὅ τι δρᾷ, τουτονί. Allons donc examiner-IND.FUT.1SG d’abord int-ACC.N.SG faire-IND.PST.3SG dém-ACC.M.SG

‘Allons donc, je vais d’abord examiner ce qu’il fait, cet individu.’ (Ar. Nuées, 731)

1.2.1.2.2. Topique de la subordonnée (Christol (1989))

On peut opposer à ces positions celle de Christol (1989 : 68), qui s’appuie sur une analyse syntaxique qui tend à prouver que le SD et la subordonnée forment un constituant. La conséquence pour la structure informationnelle est que « la prolepse permet de souligner la

valeur thématique d’un élément appartenant à une subordonnée globalement rhématique. » Le SD prolepsé est donc topique de la subordonnée, et non de la matrice.

À vrai dire, on dirait qu’il y a non pas une, mais deux opérations syntaxiques qui ont lieu et qui donnent raison à Christol comme à Panhuis. Dans un premier temps, un élément est prolepsé, dans un deuxième temps, il trouve sa place dans la structure informationnelle de la proposition matrice. Certains exemples nous assurent de cela. Le premier type d’exemple est constitué des phrases où le SD prolepsé est en tête de phrase et précède à la fois la subordonnée et le verbe matrice. Dans [1.12], on est bien obligé d’admettre que le SD τὸν

∆αίδαλον, complément du verbe ἀκούω ‘entendre’ a été mis en tête de phrase, car il est le

topique de la question, et pas seulement de la subordonnée.

L’habileté n’est pas toujours source de bonheur

[1.12] Τὸν ∆αίδαλον, ἔφη, οὐκ ἀκήκοας ὅτι art-ACC.M.SG Dédale-ACC dire-IMP.3SG nég entendre-IND.PFT.2SG que

ληφθεὶς ὑπὸ Μίνω διὰ τὴν σοφίαν prendre-PART.AOR.PASS.NOM.M.SG par Minos-GEN à.cause.de art-ACC.F.SG habileté-ACC.SG ἠναγκάζετο ἐκείνῳ δουλεύειν ;

forcer-IMP.PASS.3SG dém-DAT.M.SG être.esclave-INF.PST

‘Dédale, dit-il, n’as-tu pas entendu dire qu’il avait été pris par Minos et qu’à cause de son habileté, il était obligé d’être son esclave ?’ (X. Mém., 4, 2, 33)

L’exemple [1.13] est une preuve définitive, puisque le SD nominal τὸν σὸν παῖδα ‘ton enfant’ est divisé en deux11. L’article et le pronom possessif sont montés, car ils sont plus focalisés que παῖς ‘enfant’. Cela pose évidemment de nombreux problèmes concernant la notion même de constituance en grec ancien, et dont on va voir un cas plus compliqué encore [1.14].

Le messager raconte à Thésée la mort d’Hippolyte et donne son opinion

[1.13] (…) οὐ δυνήσοµαί ποτε, //

nég pouvoir-IND.FUT.1SG jamais

τὸν σὸν πιθέσθαι παῖδ’ ὅπως ἐστὶν κακός.

art-ACC.M.SG poss-2SG.ACC.M.SG croire-INF.AOR enfant-ACC.SG C être-IND.PST.3SG mauvais-NOM.M.SG

‘Je ne pourrai jamais croire que ton enfant est coupable.’ (E. Hippolyte, 1250-1)

Notons que l’on ne peut pas invoquer la prolepse pour dire qu’en [1.13] le SD entier devait monter dans la matrice afin d’être ensuite divisé, car lorsque seule une partie d’un SD est pertinente, il y a une répartition : une partie du SD « reste » dans la subordonnée, une

11 Il faut noter que ‘croire quelqu’un’ se dit en grec πείθοµαί τινι, avec un datif. Avec un accusatif inanimé, il peut signifier ‘croire quelque chose’ (πείθοµαί τι). L’emploi d’un animé comme complément à l’accusatif, suivi d’une subordonnée, nous assure de l’interprétation « indirecte » du SD.

partie est la matrice. Ce cas de division est plus complexe encore que celui qui a été vu précédemment, puisqu’il y a là franchissement de la barrière propositionnelle de la subordonnée par un morceau de constituant. Dans [1.14], τὴν δικαίαν ‘la juste’ est l’élément prolepsé du SD ἡ δικαία ἀπολογία ‘la juste défense’. On trouve ce genre de situation dans (E.

Héraclès, 838-841) et en latin dans (Plaute, Le Perse, 635)12.

Il est question de savoir si la défense d’Eschine est juste ou non

[1.14] (…) ἐπιδεῖξαι, καὶ ὅτι ψεύσεται, ταῦτ’ ἐὰν λέγῃ,

montrer-INF.AOR et que mentir-IND.FUT.3SG dém-ACC.N.PL si dire-SUBJ.PST.3SG καὶ τὴν δικαίαν ἥτις ἐστὶν ἀπολογία.

et art-ACC.F.SG juste-ACC.F.SG ὅστις-NOM.F.SG être-IND.PST.3SG défense-NOM.F.SG

‘… montrer à la fois qu’il mentira s’il dit cela, et ce qu’est une juste défense.’

(Dém. Ambassade, 203)

Nous retiendrons donc plutôt l’analyse de Christol (1989), laissant celle de Panhuis (1984) pour l’étude de l’interface entre prolepse et proposition matrice. Pour ce qui est de la dissociation entre rôle syntaxique et rôle sémantique, nous retiendrons plutôt la position de Pustejovsky (1993) qui vise à unifier les deux, moyennant un certain nombre de contraintes.

À la question posée dans le titre de cette section, on peut donc répondre que le SD prolepsé joue un rôle de topique en premier lieu par rapport à la subordonnée, puisqu’il peut ensuite être à nouveau topicalisé pour servir de topique non pas seulement à la subordonnée, mais à l’ensemble de la phrase. Cependant, cela ne nous donne pas davantage d’informations sur le type de topique qu’est la prolepse. Voyons si la syntaxe peut nous aider à préciser cela.