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1.2 (Dés)organisation de Mumbai

1.3 Structures sociales inégales et discriminations culturelles

Les sections précédentes l’ont déjà évoqué : l’Inde à l’aube du 21ème siècle est un pays de contrastes, perceptibles tant au niveau macro (entre villes et campagnes, régions privilégiées et contrées oubliées de la modernité) que micro (richesse et pauvreté des individus, du logement, de l’accès à la santé, à l’emploi et à la formation). Les inégalités ont creusé un fossé entre les riches et les laissés pour compte de la mondialisation (Appadurai, 2005 [1996]; Sen, 2007), qui s’illustre aisément en chiffres; ainsi, les 100 personnes les plus riches du pays possèdent l’équivalent d’un quart du PIB national (Roy, 2014; Roy & Demanuelli, 2015). Les discriminations ainsi provoquées sont notables dans le domaine de l’habitat à Mumbai, ville qui comprend à la fois la résidence individuelle la plus chère jamais construite (de 27 étages) et les taudis les plus délabrés (Roy, 2014). Mais d’autres sources d’inégalités doivent aussi être mises en avant: la culture indienne, qui mêle religions, origines ethniques et langues, contient les ferments d’une classification de la société fortement ségrégée, à commencer par le célèbre système des castes (Drèze & Sen, 2013). Si le décor a été posé en ce qui concerne l’évolution globale du pays et de Mumbai (au niveau économique et urbain), il reste à se pencher sur des traits culturels mêlant modernité et traditions. Pour ce faire, cette section présente les distinctions culturelles et religieuses, la montée de l’informalité et ses conséquences sociales, ainsi que l’héritage du patriarcat et son impact sur la position des femmes dans la société indienne. Elle offre une ouverture sur les codes qui peuvent régir le quotidien des millions d’habitants d’une mégapole comme Mumbai, davantage discutés dans le chapitre 2.

1.3.1 Les transformations récentes de la stratification socioéconomique et sociopolitique

L’Inde possède une histoire ouvrière forte depuis le début du 20ème siècle, permettant la mise en place lois protectrices du travail, avec l’établisse-ment d’un salaire minimum22 et de protections sociales. Toutefois, ces gains sont limités au travail formel, dans le privé comme dans le public (Sakthivel & Joddar, 2006). De leurs bénéfices sont exclus les masses de travailleurs informels; or, contrairement aux recommandations du BIT sur la promotion du travail décent, le travail informel a particulièrement cru avec la chute des barrières protectrices du marché intérieur (Basu &

Thomas, 2009) et la privatisation d’une partie des usines et du secteur public indien (McFarlane, 2012). A la fin des années 1990, ces travailleurs produisaient déjà 60% du PIB du pays.

Un secteur informel florissant

Bien qu’il regroupe énormément de tâches et de métiers différents, le sec-teur informel (également qualifié d’«inorganisé» ou de «non-enregistré»

[Saglio-Yatzimirsky, 2002, 2013]) peut se définir selon trois critères de base. Premièrement, il est aménagé en petites unités entrepreneuriales23 ou en affaires familiales. De cette manière, il n’est pas soumis au salaire minimum légal ni à toute autre régulation engageant le droit du travail, ce qui constitue sa seconde caractéristique (Bhowmik & More, 2001;

Desai, 1994). Troisièmement, les activités informelles présentent toutes la spécificité d’être intensives en travail et faibles en capital (Saglio-Yatzimir-sky, 2002, 2013). Ainsi, avec le labeur informel, les patrons bénéficient de nombreux avantages tels que l’absence de conflits sociaux et une main d’œuvre flexible, payée à la pièce ou à l’heure (Saglio-Yatzimirsky, 2002), sans avantages sociaux ni adéquation au coût de la vie, ce qui rend ce type de salariat quatre fois plus rentable que l’emploi formel (Heuzé, 2009).

L’abondance de main d’œuvre (notamment dans les bidonvilles) permet également de réduire les risques et de produire à flux tendu. En outre, les prolétaires informels se prêtent peu à l’action syndicale classique même si, récemment, des mobilisations de travailleurs informels ont pris quelque

22 Inscrit dans la loi, le salaire minimum indien reste cependant très faible (atteignant à peine 2$ par jour, soit 150 INR).

23 C’est-à-dire de moins de 20 employés, ou de moins de 10 employés s’il y a une utili-sation d’énergie.

ampleur au travers de la revendication envers l’état de l’assurance de leurs droits de citoyens.

L’activité entrepreneuriale de petite envergure, une classe moyenne montante demandeuse de services domestiques et la concurrence mon-diale mènent à une fragmentation et une vulnérabilisation de ces travail-leurs. En effet, l’informalité représente une forte précarisation d’un côté par l’embauche au besoin, sans contrat, et de l’autre par les salaires qui, déterminés par l’état du marché et la compétition mondiale, sont inévi-tablement minimes24 (Desai, 1994; Marjit & Kar, 2009). Finalement, les lieux de travail informels se caractérisent par un risque accru d’accidents, d’insalubrité et d’insécurité (chantiers de construction, trottoirs, etc.), alors que les rares bénéficiaires du système de protection social et de santé sont essentiellement des employés du secteur formel (Sakthivel & Joddar, 2006).

Les années 60 et 70 à Mumbai sont véritablement le théâtre du dével-oppement de l’informel, grâce aux transports (portuaires et ferroviaires), aux services et à la finance. Jusque-là, l’économie industrielle avait favorisé les emplois formels, majoritairement qualifiés, synonymes de sécurité et de stabilité. Ils se situaient fréquemment au sein d’entreprises structurées ou d’institutions étatiques, avec des salaires décents (soumis au revenu minimum légal) et une couverture sociale (Desai, 1994). Avec l’effondrement d’une partie de l’industrie et l’augmentation du prix du sol, une fragmentation des usines en petits ateliers a lieu, les tâches dev-enant peu mécanisées (Saglio-Yatzimirsky, 2002, 2013) et les places qualifiées rares (Heuzé, 2009). Le recours à une externalisation devient courant parmi les usines restantes, qui sous-traitent notamment dans les petits ateliers informels des bidonvilles. En outre, une réorientation des emplois a lieu au moment des grandes grèves de 1982–83 (Bhowmik &

More, 2001). En effet, les ouvriers militants, ainsi que dans bien des cas leurs femmes, furent contraints de chercher des revenus d’appoint durant la période de grève (Bhowmik & More, 2001). Ils subirent une réduc-tion de leur niveau de vie et une croissance de l’insécurité quotidienne,

24 A Dharavi par exemple, la paie est en dessous du salaire minimum, les travailleurs du cuir – emploi informel relativement bien payé – recevant entre 600 et 900 INR (soit entre 9 et 14 CHF) la semaine de 7 jours en 2010 (Saglio-Yatzimirsky, 2013). Autre chiffre révélateur, à la fin de la première décennie du 21ème siècle, près de 80% des travailleurs informels (surtout dans l’agriculture) gagnaient moins de 20 INR par jour (soit moins de 0.29 CHF) (Basu & Thomas, 2009).

l’informalité leur servant alors de substitut aux assurances sociales, en garantissant leur survie par un cumul de petits emplois.

Ainsi, au moment de l’ouverture économique, le profil du marché de l’emploi local est déjà clairement orienté: selon le recensement de 1991, 65% des forces de travail à Mumbai se situaient dans l’informel et 35%

dans le formel, soit l’opposé exact de la situation de 1961 (Saglio-Yatzimir-sky, 2013). L’emploi informel se décline en deux modalités, d’abord le travail indépendant puis le travail salarié (en 2007, ils représentaient respectivement 64% et 36%) (Basu & Thomas, 2009). Être indépendant signifie rarement posséder une réelle liberté entrepreneuriale – quoiqu’il arrive que des familles des bidonvilles s’enrichissent grâce à la possession d’un atelier (Saglio-Yatzimirsky, 2002) –, mais plutôt avoir la flexibilité de travailler où et quand on le peut, à des tâches rarement plus aisées que celles qui se rencontrent dans le travail informel employé. A Mumbai, les salariés de l’informel se retrouvent souvent dans la construction – plus de la moitié de ces emplois sont non-enregistrés (Basu & Thomas, 2009) –, dans l’industrie de petite échelle (Saglio-Yatzimirsky, 2013) ou encore la vente ou l’hôtellerie (Sakthivel & Joddar, 2006). Les postes sont générale-ment distribués de manière journalière, et l’information de l’offre de tra-vail passe par le bouche-à-oreille. Pour cette raison, il n’est pas rare de rencontrer le matin devant les gares de Mumbai des dizaines de personnes provenant des campagnes et banlieues alentours, qui attendent tout le jour la possibilité d’une embauche.

Déqualification et marginalisation des travailleurs

L’informalité est un produit de la modernité urbaine et de la libéralisation économique, servant à qualifier des dimensions aussi diverses que l’hab-itat ou le travail dans une dichotomie officiel versus illégal. Dans tous les cas, ce processus repose sur la mise au ban d’une partie de la population, et devient ainsi un outil gouvernemental de gestion sociopolitique, per-mettant de criminaliser sur des bases administratives (McFarlane, 2012).

Toutefois, l’informalité en Inde est de moins en moins un statut marginal.

Elle est reconnue étatiquement dans un certain nombre de situations, ce qui démontre que les relations formel-informel sont en perpétuelle muta-tion (McFarlane, 2012).

Une des retombées de l’informalité est l’apparition d’un phénomène de déqualification des artisans (Saglio-Yatzimirsky, 2013). En effet, même dans les petits ateliers, le travail informel connait le principe de la division

des tâches  ; il est standardisé, répétitif, sans possibilité de transfert de connaissances, et les savoirs n’ont plus lieu d’être enseignés. De plus, la paie n’est pas forcément améliorée avec la qualification, n’encourageant pas l’apprentissage. Autre dimension problématique, le recrutement de la main d’œuvre passe parfois par des intermédiaires chargés de l’enrôlement des pauvres dans les zones éloignées du centre-ville, qui se font ensuite rémunérer (Heuzé, 2009). La sujétion des travailleurs à ces intermédiaires est monnaie courante.

Du fait qu’ils possèdent généralement un faible niveau de scolari-sation et que, dans le cas des migrants, leur langage ne soit pas toujours celui de l’Etat et leur culture distincte de celle de la ville, les travailleurs informels sont soumis à un isolement important (Heuzé, 2009). A leur arrivée en ville, les migrants ruraux, pauvrement qualifiés, n’ont guère d’autre possibilité que de s’intégrer dans le secteur informel (Bhagat, 2011). Ils entrent alors en compétition avec les locaux (natifs et anciens) (Saglio-Yatzimirsky, 2002). Un sentiment de rejet envers les nouveaux- venus s’est implanté et a été exploité par les politiques en place. Au début du 21ème siècle à Mumbai, l’augmentation du chômage – pointe de l’iceberg du sous-emploi – atteignant les 6% dans les villes (Heuzé, 2009; Yesudian, 2009) et l’arrivée du parti du Shiv Sena25 sur le devant de la scène poli-tique ont participé à diffuser cette xénophobie ambiante, accentuant les tensions entre populations migrante et autochtone. Une idéologie cultur-elle est mise en avant, favorisant l’hindouisme national et le droit du sol pour les Maharastriens d’origine (Saglio-Yatzimirsky, 2002, 2013; Singh, 2015). Montrant du doigt les musulmans et les migrants pour plaire à la classe moyenne montante, le Shiv Sena est, à ses débuts, logiquement anti-slums où se concentrent les pauvres (Saglio-Yatzimirsky, 1999). Toutefois, la nécessité d’obtenir des voix et le souci du populisme les poussent peu à peu à réviser leur position (Chalana, 2010; Saglio-Yatzimirsky, 2002)26.

25 Le Shiv Sena est un parti du Maharastra qui s’est formé en 1966, dont le discours est ouvertement en faveur des natifs de l’Etat et de la langue marathi, prônant un imaginaire retour au sol hindou et dénonçant – le parti détient plusieurs médias – les minorités ethniques présentes à Mumbai. C’est ce parti qui va réclamer le change-ment du nom de Bombay pour Mumbai en 1995 (Contractor, 2012). Son fondateur, Bal Thackeray, est décédé en 2012. Aujourd’hui, ce parti est majoritaire au Maharas-tra et fait partie de la coalition nationale de droite Hindouiste (Appadurai, 2000).

26 Toutes ces tensions vont se cristalliser au début des années 1990, à l’occasion de deux événements importants: le second rapport de la Commission Mandal (voir sec-tion 1.3.2), qui attise l’animosité entre les castes, et la destrucsec-tion de la mosquée

Le genre est une autre dimension largement influencée par la question de l’informalité de l’emploi. Les femmes sont en effet particulièrement concernées par les emplois temporaires et peu rémunérés (Sakthivel &

Joddar, 2006). En offrant moins de risques de syndicalisation que leurs époux, elles ont rapidement suscité l’intérêt des employeurs (Heuzé, 2009). Dans les années 90, la montée du travail féminin sert à pallier le manque de revenu du ménage, à travers des métiers sous-payés comme par exemple employées de maison ou vendeuses ambulantes (Heuzé, 2009).

Aujourd’hui, à Mumbai, les vendeuses de rue sont évaluées à 200’000 environ, ce qui est probablement inférieur à la réalité, et les emplois domestiques (majoritairement féminins) à 600’000 (Basu & Thomas, 2009). Les femmes sont surreprésentées parmi les plus pauvres des tra-vailleurs informels27, cumulant les désavantages d’une moindre éducation et d’une moins grande flexibilité puisqu’elles doivent supporter en plus le fardeau du travail domestique dans leur foyer (en moyenne de 35 heures par semaine, contre quatre heures pour les hommes) (Basu & Thomas, 2009).

La construction est une illustration typique de cette inégalité crasse: les femmes y ont les emplois les moins qualifiés, portant de lourdes charges, recevant les plus bas salaires et subissant fréquemment le harcèlement sexuel (Basu & Thomas, 2009).

L’informel comme secteur économique a pris de l’ampleur dans l’Inde moderne et à Mumbai avec la compétition mondiale croissante qui pousse les gouvernements à baisser les contrôles sur les employeurs pour réduire les coûts de production en diminuant les salaires et les protections sociales (Agarwala, 2008). Dans ce contexte, la proportion de travailleurs infor-mels s’est accrue. Ils souffrent de nombreux facteurs de vulnérabilité. Pré-caires en termes d’emploi, ils vivent aussi généralement dans des slums

d’Ayodhya qui met le feu aux poudres à de violentes émeutes interreligieuses (voir section 1.1.1) (Appadurai, 2005 [1996]). Dans la ville de Mumbai, cela se traduit con-crètement par une exclusion spatiale des musulmans (surtout des pauvres), au travers du départ d’hindous de quartiers mixtes en termes religieux vers d’autres quartiers, laissant derrière eux des espaces qui prennent l’allure de ghettos (Appadurai, 2000;

Contractor, 2012). Des bidonvilles où se côtoyaient les croyances deviennent alors à majorité musulmane, réserves de travailleurs informels où de nombreuses ONG tentent de soulager une pauvreté endémique (Contractor, 2012).

27 En effet, le phénomène des working poors est courant en Inde, et les chiffres de 1999/2000 démontrent que cela concerne environ 26% de la population, dont une large majorité féminine (Unni, 2009).

et sont communément issus du groupe le plus opprimé dans la structure socioculturelle traditionnelle : le système des castes.

1.3.2 Religion, castes et classes sociales : une hiérarchisation de la société indienne qui persiste dans la modernité

Les castes

La société indienne s’appuie sur une hiérarchisation des individus selon le fameux système des castes (Srinivas, 1974 [1969]). Ce terme, provenant du portugais casta qui signifie non-mélangé, représente une morphologie sociale en place depuis des millénaires (Deliège, 2006). Liée intrinsèque-ment à la religion hindoue, cette forme organisationnelle régule les rela-tions sociales aussi bien que la vie quotidienne (Deliège, 2011). La reli-gion hindoue possède la caractéristique de ne pas avoir de prophète ou de dogme particulier (c’est également une religion polythéiste). En 1966, la Cour Suprême indienne a défini la foi hindoue comme basée entre autres sur l’acceptation de textes traditionnels (lois des Vedas) et la croyance à la renaissance ou de la préexistence. Les rituels sont multiples (offrandes, purifications, etc.), presque aussi nombreux qu’il y a de castes, et régissent la vie quotidienne et les étapes de la vie. En outre, le culte des ancêtres est une priorité de la religion, qui ne peut être effectuée dans une famille que par le fils.

En principe, tous les Indiens sont catégorisés dans une caste, à l’ex-ception des individus qui ne sont pas de confession hindoue. Toutefois, la présence des castes a impacté les autres religions présentes en Inde (Heuzé, 2012; Srinivas, 1974 [1969]). Les musulmans, par exemple, se divisent en deux sections dont le statut n’est pas aussi clairement défini mais qui n’en opposent pas moins les anciens (la noblesse) et les conver-tis (Deliège, 2006; Saglio-Yatzimirsky, 2013). Trois facteurs ont permis le maintien des castes à travers les siècles: l’hérédité, l’endogamie et la hiérarchie (Deliège, 2011; Saglio-Yatzimirsky, 2013). La première et la seconde dimension se réalisent par la naissance (les enfants prenant la caste des parents) et le mariage à l’intérieur d’une même caste28 (Deliège, 2011). En troisième lieu, la hiérarchie s’explique par la nécessité, pour une caste endogame focalisée sur un domaine d’activité, de pouvoir accéder

28 En 2005, seuls 11% des femmes étaient mariées à un homme d’une autre caste ou sous-caste (Roy & Demanuelli, 2015).

au travail des autres groupes, par le truchement de rapports de pouvoir (Deliège, 2006, 2011).

Il existe environ quatre mille castes et sous-castes associées à des spécialisations professionnelles et aux diverses régions du pays (Deliège, 2006), fondées sur le modèle des quatre castes principales dites varnas: les brahmanes (prêtres qui se situent entre les dieux et les hommes, donc au statut social le plus élevé), les guerriers kshatriya, les artisans vaishya et les serviteurs shudra (Jaffrelot, 1992; Roy & Demanuelli, 2015). Ensuite, au niveau inférieur de la pyramide se trouvent les hors-castes, les intouch-ables, censés s’y trouver parce qu’ils purgent leur karma, qu’ils paient le prix d’une vie antérieure mauvaise. Louis Dumont (1966) a proposé une analyse des castes sous la clé d’interprétation de la pureté, alors que d’autres scientifiques l’estiment basé sur la répartition du travail (Saglio-Yatzimirsky, 2002, 2013). Le concept de pureté et son opposé, la pollution, définissent la position hiérarchique des castes entre elles  : plus la caste est pure, plus elle possède une situation élevée, ce qui déter-mine également l’activité qu’elle pratique. Les basses castes sont impures et peuvent donc pratiquer des métiers qui nécessitent d’entrer en contact avec des matières organiques sales (la mort ou les déchets). La manière de se nourrir est aussi influencée par ce critère de pureté, les hautes castes étant végétariennes, ne consommant ni alcool ni tabac.

Les intouchables et les autres castes discriminées

Au centre de l’actualité médiatique indienne se situe la vaste question de l’exclusion des basses castes et des hors-castes, dans une discrimina-tion parfois extrêmement violente (Saglio-Yatzimirsky, 2002, 2013). Etre intouchable29 – autrement nommé Harijan, Dalit ou caste répertoriée – signifie se trouver au plus bas de cette pyramide sociale hindoue, situation qui concernait quelque 185 millions d’individus en 2010 (soit 40% des hindous) (Deliège, 2006; Guilmoto, 2011; Saglio-Yatzimirsky, 2013). Le terme d’intouchable vient des colons britanniques et est sujet à controverse depuis plusieurs années par sa qualification dénigrante (Saglio-Yatzimir-sky, 2002, 2013).

Au moment de l’Indépendance indienne, l’intouchabilité et la dis-crimination de caste ont été déclarées anticonstitutionnelles, notam-ment grâce au travail du Dr.  Ambedkar (1891–1956) qui milita pour

29 Ce terme inclut également les tribus répertoriées, ou Adivasis, des groupes abo-rigènes aussi discriminés que les castes répertoriées.

l’égalité des droits politiques et rédigea la Constitution indienne de 1950 (Saglio-Yatzimirsky, 2013; Sen, 2007). Lui-même de condition intouch-able, il choisit de se convertir au bouddhisme afin de sortir du système des castes inhérent à l’hindouisme (Roy & Demanuelli, 2015). Leader des mouvements de protestation contre l’oppression des Dalits, il a influencé un grand nombre de partis politiques et d’associations qui sont encore actifs aujourd’hui. Pourtant, les injustices économiques et sociales sont toujours de mise pour ces groupes, encouragées par l’accroissement des inégalités socioéconomiques au cours des dernières décennies. En effet, les individus pauvres des autres castes ont développé un sentiment de frus-tration face à leur situation, qui les pousse à discriminer encore plus ceux qu’ils perçoivent comme leurs inférieurs. Le terme de Dalit, qui signifie

«opprimé», et les mouvements d’opposition à la domination des castes répertoriées, ont progressivement vu le jour et pris de l’ampleur en entrant dans l’arène politique, notamment au Maharastra où la situation s’avère critique depuis la montée au pouvoir du BJP30.

Des tendances contradictoires sont à l’œuvre. Dans un sens positif, la migration, l’urbanisation et l’industrialisation ont participé à réduire les pratiques ancestrales et par là les inégalités, particulièrement évi-dentes dans le monde rural mais qui s’estompent dans le foisonnement de la ville (Saglio-Yatzimirsky, 2013). Effectivement, la ségrégation est rendue difficile dans les espaces publics, alors que la mobilité sociale est favorisée par l’économie capitaliste et l’émergence de nouveaux méti-ers (Saglio-Yatzimirsky, 2002). En outre, une discrimination positive a été promulguée par le gouvernement. Il s’agit de réservations de quotas, destinés à favoriser la représentation des Dalits dans les hautes écoles et parmi les bénéficiares de bourses, dans les emplois de la fonction publique et dans les parlements (Heuzé, 1991; Ramaiah, 1992; Saglio-Yatzimirsky, 2013). Respectivement 15% de castes répertoriées et 7.5% de tribus

30 Le Bharatiya Janata Party (BJP) est le principal parti politique de la droite dure

30 Le Bharatiya Janata Party (BJP) est le principal parti politique de la droite dure