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1.2 (Dés)organisation de Mumbai

Chapitre 2. Parcours de vie et vulnérabilités en Indeen Inde

2.1 L’étude du parcours de vie: un bref état des lieux

Cette étude s’inscrit dans le paradigme pluri- et interdisciplinaire du parcours de vie. Il s’applique à saisir les influences qui influencent les trajectoires humaines, les étapes et les transitions qui en composent le déroulement, ainsi que les représentations mouvantes des divers âges de la vie (Elder, 1994; Lalive d’Epinay, Bickel, Cavalli, & Spini, 2005; Levy, 2013). Au fondement de cette approche se trouve l’objectif de comprendre les évolutions des vies et leurs structures afin d’appréhender le change-ment social au travers des relations entre individus et institutions, entre vies personnelles et histoire collective (Elder, 1995; Heinz & Krüger, 2001; Heinz & Marshall, 2003).

D’origine multidisciplinaire1, c’est dans les années 1960 que le parcours de vie se cristallise en tant que domaine d’étude à part entière (Lalive d’Epinay et  al., 2005; Marshall & Mueller, 2003; Sapin, Spini,

& Widmer, 2007). Face aux changements économiques, politiques et sociaux qui secouent les sociétés occidentales depuis l’industrialisation, une connaissance approfondie des comportements adaptatifs des indivi-dus devient nécessaire, d’autant que l’agencement de l’existence est de plus en plus mis à la charge des individus eux-mêmes (Elder, Shanahan,

& Jennings, 2015; Mills, 1997 [1959]). Les disciplines intéressées à la compréhension des biographies se sont ainsi penchées sur les relations entre vies humaines et sociétés mouvantes (Elder, 1994), en développant un nouvel outil d’analyse focalisant sur «[…] une interprétation des faits centrée sur la dimension temporelle des vies» (Sapin et al., 2007, p. 19).

1 Bien que de toute évidence au centre de préoccupations sociologiques, socio-psy-chologiques et psysocio-psy-chologiques, ce domaine d’études est aussi largement développé en démographie, en histoire sociale, en anthropologie et en neurosciences (Levy, 2013).

Dans un objectif de reconstruction des trajectoires individuelles à un niveau collectif, la sociologie du parcours de vie se penche sur divers aspects de celles-ci, qu’ils soient spécifiques à l’individu, interindividuels, structurels ou institutionnels (Levy, 2013). Dépassant la simple chronolo-gisation des événements marquants de la vie, les dimensions temporelles et normatives des événements et des âges sont mises en avant, ainsi que les liens et les contraintes liées à l’histoire et aux institutions (Elder, 1994; Elder et al., 2015; Levy, 2013). En plus d’un demi-siècle d’existence, l’étude des parcours de vie a permis de poser un certain nombre de postulats2. Glen

2 La base de la réflexion du parcours de vie repose sur un questionnement du déroule-ment de la vie dans une articulation du biologique, du psychologique et du sociétal (Lalive d’Epinay, Bickel, Cavalli, & Spini, 2005; Marshall & Mueller, 2003). Ainsi, diverses disciplines ont conjugué leurs efforts et leurs savoirs pour aboutir à un cou-rant de pensées plurielles, permettant d’interpréter au mieux un phénomène aussi complexe que l’existence humaine.

En psychologie, l’investigation du cycle de vie et des différentes étapes qui le con-stituent a débuté dans la seconde moitié du 20ème siècle, à l’image des travaux d’Erik Erikson (1959) portant sur l’identité. Mais c’est véritablement la psychologie dével-oppementale (dite du lifespan) qui entama la réflexion autour d’un développement présent tout au long de la vie (et non plus uniquement sur une partie de celle-ci ou en apposant des frontières imperméables d’un âge à l’autre), avec les travaux de Baltes et de ses collègues parus dans les années 1980. Ces chercheurs vont pousser la réflexion pour montrer la variabilité des trajectoires, qu’ils qualifient comme multidimension-nelles (en tant que processus biologiques, historiques, culturels et de socialisation) et multidirectionnelles (tous les stades de l’existence comprenant leur lot de gains et de pertes, dans des proportions fluctuantes) (Baltes, Lindenberger, & Staudinger, 2006;

Baltes, Staudinger, & Lindenberger, 1999). Ils soulignent ainsi que le développement n’est pas linéaire; au contraire, de nombreux facteurs entrent en jeu et expliquent la labilité des trajectoires. Toutefois, la critique principale portée à cette recherche par d’autres auteurs en science sociale concerne une prise en compte parfois insuffisante de l’impact de l’histoire et des normes sociétales sur le déroulement des vies (Lalive d’Epinay et al., 2005; Levy, 2013; Martenot & Cavalli, 2014).

Dans une contradiction – ou une complémentarité – illustrative des préférences respectives de la psychologie et de la sociologie en termes d’approche analytique, c’est précisément la dimension d’interaction entre l’histoire au sens large et les biog-raphies qui a initié les réflexions de cette seconde perspective sur le parcours de vie.

La célèbre enquête de Glen Elder sur les Enfants de la Grande Dépression (1999 [1974]) a été fondatrice, au travers de l’observation des répercussions d’un événe-ment sociohistorique majeur sur les trajectoires de vie ainsi que sur des institutions telles que la famille (Sapin, Spini, & Widmer, 2007). Analysant une enquête lon-gitudinale entamée en 1920–21, l’auteur met en avant la notion de temporalité en démontrant que, suivant l’étape du parcours dans laquelle la personne se trouve (ou

Elder (1994; 1999 [1974]) est le premier à avoir formalisé ces fondements théoriques3.

Parcours de vie et modernité

En marche depuis le 19ème siècle, voire le 18ème, le processus de modern-isation des sociétés est imbriqué avec le mode de production capitaliste et se définit par plusieurs caractéristiques fondamentales: les change-ments technologiques rapides, l’économie de marché et la globalisation,

rapidement dit: l’âge de cet individu), les conséquences d’un trouble historique sur l’existence n’ont ni la même forme, ni la même portée.

Proche de la sociologie à cet égard, la démographie a contribué au développement des méthodes quantitatives. Partant d’une perspective populationnelle alors assez éloignée des individus, mais s’appuyant sur des concepts favorable à l’intégration des approches du parcours de vie (risque et exposition, en particulier), la discipline a rapidement, dès les années 1980, nourri l’étude des événements qui infléchissent le déroulement des vies et des variables susceptibles d’expliquer ces transitions.

Plus récemment s’est fait sentir la nécessité de passer à une analyse à la fois plus holistique et moins englobante, en considérant les trajectoires comme des processus complexes et multidimensionnels, en s’interrogeant sur la manière dont les biogra-phies sont construites et sur les structures résultantes (Courgeau & Lelièvre, 1989;

Guillaume, 2010). La diversité des vies requière le développement d’outils adaptés et de méthodes pour en appréhender la complexité (Antoine, Lelièvre, Collectif, &

Gourgeau, 2006).

3 D’après les résultats de son étude longitudinale sur les Enfants de la Grande Dépres-sion, Elder pose cinq principes de base au parcours de vie. Il reconnaît en premier lieu que le parcours de vie se développe de manière ontogénésique, suivant les con-stats de la psychologie développementale. En deuxième lieu, il précise que ces vies sont enchâssées et modelées dans un temps et un lieu historique particulier. Comme troisième postulat, il souligne le principe de temporalité des transitions de l’exist-ence. Ainsi, la survenue d’un événement a des conséquences et des significations diverses en fonction de la position de l’individu dans son parcours. Quatrièmement, il relève l’idée que les individus ne se construisent pas en totale indépendance, mais bien de manière inter-reliée à leur entourage. Les transitions du parcours sont vécues collectivement, au travers de rites élaborés (par exemple le mariage, la naissance, le décès…) qui ont un effet structurant sur les vies (Sapin et  al., 2007). Enfin, le cinquième axiome s’intéresse à la capacité d’agir des individus (agency en anglais) (Elder, 1994; Shanahan, Elder, & Miech, 1997). Cette idée édicte que les humains sont acteurs de leur vie, capables de faire des choix et de prendre des décisions qui construisent leur existence, bien qu’influencés par des contraintes structurelles et un contexte sociohistorique défini (Elder, 1994; Elder, 2002). Ces cinq principes présen-tent l’avantage d’être suffisamment larges pour inclure une palette considérable de domaines de recherche ; nonobstant, cette même largesse n’offre pas un cadre analy-tique et conceptuel spécifique (Levy & Bühlmann, 2016).

l’urbanisation, l’industrialisation, les mutations du système familial (chute de la fécondité et augmentation de l’espérance de vie) et des rapports entre les genres (Beck, 1992; Shanahan, 2000; Sørensen & Christiansen, 2014).

En sociologie, deux courants de pensées, sis de chaque côté de l’Atlan-tique, ont principalement contribué à l’avancée de la compréhension des parcours de vie dans cette histoire moderne (Heinz & Krüger, 2001; Mar-shall & Mueller, 2003).

Dans le monde anglophone, regroupant l’Amérique du Nord et l’Angleterre essentiellement, le point de départ est un travail de terrain, la reconstruction biographique effectué par Thomas et Znaniecki (1974 [1918]). Issus de cette réflexion et des suivantes, les principaux constats théoriques qui sous-tendent ces connaissances reposent d’une part sur une réflexion autour des normes et des attentes liées à l’âge chronologique, et plus généralement sur la structure par âge comme régulatrice de la société (Cain, 1964; Neugarten, Moore, & Lowe, 1965; Riley, Johnson, &

Foner, 1972; Settersten & Gannon, 2005; Settersten & Hagestad, 1996), et d’autre part sur l’impact d’événements sociohistoriques importants sur les transitions individuelles de différentes cohortes d’individus (Clausen, 1995; Elder, 1999 [1974]; Heinz & Marshall, 2003).

Le second axe de recherche du parcours de vie a été développé en particulier par des chercheurs en Europe continentale. Ainsi, Martin Kohli (1986) analyse l’impact de la modernité sur les trajectoires humaines, soumises avant tout aux nouvelles exigences du travail salarié. De son côté, Karl Mayer (2004) établit une revue des différents régimes de parcours de vie qui ont existé depuis l’époque préindustrielle jusqu’au post-Ford-isme. Ces deux auteurs mettent en exergue la prégnance des institutions renforcées (à l’image de l’école obligatoire pour tous) ou nouvellement créées dans l’âge moderne (comme la retraite). Subordonnées à la gestion étatique, elles modèlent l’existence dans les pays dits développés. Cette présence de plus en plus marquée de l’état s’avère une composante cru-ciale dans la montée du parcours de vie comme institution en soi, où les vies sont régulées du berceau au tombeau (Kohli, 1986; Shanahan, 2000).

Loin d’affecter uniquement les pays dits riches, la modernisation redessine également le paysage socioéconomique des pays émergents. Les lignes qui suivent ont pour objectif de présenter les structures régissant la société indienne, issues autant des traditions religieuses et culturelles les plus anciennes que de l’impact de la nouvelle économie globalisée.

Alors que l’Occident reconnait largement l’importance des institutions

formelles dans ses structures, dans le cas de l’Inde comme dans celui de pays où l’état est moins présent, il faut sonder les institutions informelles et les normes sociales dont elles sont porteuses pour atteindre les stratifi-cations de la société en termes d’âge et de genre.

2.2 L’Inde millénaire : puissantes structures d’encadrement