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1.2 (Dés)organisation de Mumbai

Chapitre 3. Enquêter la subjectivité des parcours de vie à Mumbai

3.2 Design d’enquête et questions de recherche

L’Inde n’est pas un pays qui manque de ressources démographiques et socioéconomiques. Réservoir de population gigantesque, des chercheurs indiens et internationaux se penchent sur son cas depuis longtemps,

travaillant sur des données provenant de vastes études quantitatives. Le gouvernement, britannique puis indien, effectue depuis 1872 des recense-ments réguliers, mobilisant des moyens humains et économiques con-sidérables afin de récolter des informations socioculturelles (éducation, langue, religion, …), économiques (activité, équipement du ménage, …) et démographiques (fécondité, mortalité,  …) permettant de brosser un tableau détaillé de la structure et des dynamiques de la population. Par ailleurs, des institutions privées ou publiques, comme l’International Insti-tute for Population Sciences (IIPS), effectuent parallèlement leurs propres recherches.

Toutefois, peu d’enquêtes se centrent autour des parcours de vie des individus et encore moins de leur perception des événements de la vie.

Rompant avec cette dominante, ce livre est issue d’une opportunité qui s’est présentée il y a cinq années de cela, celle de faire passer le question-naire CEVI dans, successivement, un quartier de bidonvilles puis une zone mixte en termes socioéconomiques. Les terrains organisés pour la récolte des données utiles à ce livre reprennent donc les principaux critères méth-odologiques de l’étude CEVI, tout en étant soumis à un certain nombre de contraintes liées au contexte.

Par sa méthodologie, le format de son questionnaire ainsi que la taille de son échantillon, CEVI se conforme à une enquête quantitative. Toute-fois, les réponses à ses principales questions permettent, après codage (cf. section 3.4), outre des analyses statistiques, de laisser la place à une appréciation qualitative du contenu, puisque comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, il a aussi été demandé aux répondants de justifier en quelques mots le choix des événements qu’ils ont mentionné. Des travaux d’analyse de contenu ont été effectués à diverses occasions sur des don-nées de différents pays. (Aeby, 2006 ; Guichard, 2015).

3.2.1 Trois questions sur la perception du parcours de vie

Le questionnaire standardisé de l’étude CEVI (cf. annexe 1 et 2 pour les versions anglaise et en marathi) est simple et court afin que, entre autres, sa traduction et sa passation soient réalisables à faible coût et que l’enquêté puisse y répondre sans l’aide de l’enquêteur. Trois volets principaux1

1 Il est arrivé que dans l’un ou l’autre des pays, le questionnaire ait compté un ou deux volets supplémentaires, mais ce ne fut pas le cas en Inde.

composent l’essentiel du support, complétés par une dizaine de questions fermées2 portant sur des informations sociodémographiques décrivant le répondant. Les questions centrales sont ouvertes mais la plage de réponse est définie, ce qui permet de garantir la taille réduite du questionnaire.

Cette particularité le rend propice à une distribution dans un pays tel que l’Inde, a fortiori une ville comme Mumbai, où il est facile de trouver un nombre suffisant de participants mais dont les habitants n’ont que peu l’habitude de répondre à des questions ouvertes. Ainsi, avoir un nombre restreint de questions à soumettre aux répondants a permis aux enquê-teurs, à la fin de l’interview, de prendre le temps de revenir en arrière si l’une ou l’autre d’entre elles n’avait pas été immédiatement saisie.

Chacun des volets centraux de cette enquête concerne les change-ments ou les événechange-ments les plus importants ayant marqué la mémoire des répondants, sur la base d’une variation temporelle (en tenant compte uniquement de la dernière année vécue ou de l’entier de la vie) et de con-tenu (événements personnels ou sociohistoriques). La disposition des questions est organisée de manière logique : l’interviewé est amené à se souvenir des événements personnels qui lui sont arrivés au cours de la dernière année, puis des changements les plus importants de son exist-ence, avant d’élargir sa réflexion pour considérer les événements survenus au cours de sa vie ayant eu, selon lui, le plus d’impact dans son pays ou dans le monde.

Les éléments fournis peuvent être au nombre de quatre au maximum pour chaque question, impliquant une sélection de la part de l’individu.

Ainsi, les réponses représentent une vision doublement subjective des moments marquants d’une vie : évalués par l’acteur principal et choisis par ce dernier parmi tous les changements qui ont eu lieu au cours de son existence. Si le nombre des réponses est limité, le choix de celles-ci par contre est délibérément ouvert. L’objectif de cette enquête étant de laisser l’individu libre dans l’interprétation de ce qui constitue un changement dans sa vie ou dans l’histoire, il est bien évident qu’aucune consigne ni indication de la part de l’enquêteur n’est tolérée, afin de ne pas influencer les réponses. Néanmoins, pour chacun des éléments répondus, le répon-dant est sollicité de donner la raison de son choix en quelques mots ou

2 Selon le pays, ces informations sociodémographiques ont été plus ou moins nom-breuses, et des données économiques les ont complétées (c’était le cas lors du second terrain indien).

phrases. Enfin, l’interviewé est chargé de décrire les changements en les situant dans le temps et dans l’espace.

Volet I : Les changements récents

Dans le courant de la dernière année, y a-t-il eu des changements importants dans votre vie ?

Cette première interrogation met à l’épreuve les changements perçus par des individus se situant à différentes positions de la vie. En effet, l’échan-tillon interrogé comprend des adultes depuis la fin de l’adolescence jusqu’aux personnes âgées, appréhendant ainsi diverses étapes du par-cours de vie. Parmi les individus qui vivent ces différents phases de l’ex-istence, voit-on apparaître des changements dans le contenu des réponses, sous-entendant des rôles et des enjeux caractéristiques des divers âges de la vie adulte (Neugarten et al., 1965)?

Par ailleurs, un constat réunit aujourd’hui les chercheurs se penchant sur la construction des parcours de vie dans le monde occidental, indiquant que certaines phases de l’existence sont davantage propices au change-ment que d’autres (Bidart, 2010). En particulier, de précédentes études ont attesté que l’entrée dans l’âge adulte est associée à la perception d’une plus grande quantité de changements (Fiske et Chiriboga, 1990; Folkman, Lazarus, Pimley, et Novacek, 1987). Ce premier volet du questionnaire soumet à examen cette affirmation, en observant la fréquence des change-ments récents mentionnés, selon les divers âges.

Une spécificité supplémentaire de cette première question est de demander au répondant de donner une évaluation subjective du change-ment évoqué. Une échelle lui permet de cocher la case correspondante : était-ce «un gain», «une perte», «les deux», «ni l’un ni l’autre», «ne sait pas» ? Cette information a pour objectif de tester l’hypothèse de la dis-tribution des gains et des pertes au cours de la vie (Heckhausen, Dixon, et Baltes, 1989), issue de la psychologie développementale. Ces gains et pertes dépendent-ils de l’âge ou du domaine de la vie affecté ?

Aussi bien en ce qui concerne le contenu des événements rappelés, leur fréquence ou leur évaluation en termes de gains ou de pertes, deux phénomènes peuvent a priori être à l’origine d’une variation entre les groupes d’âge: la position des individus dans leur parcours de vie ou le fait qu’ils aient vécu au sein d’un contexte historique, institutionnel et social influant de manière caractéristique sur leur vie (Lalive d’Epinay et  al.,

2005). Ces deux dimensions doivent être prises en compte dans l’analyse des résultats. En outre, l’identité de la personne qui vit le changement peut fournir des éléments d’information et de compréhension. En effet, le répondant n’ayant pas de consigne de réponse, il arrive que le changement évoqué ne le concerne qu’indirectement (par exemple en faisant allusion à une maladie d’un parent). La perception des événements qui marquent une étape de la vie peut ainsi révéler des imbrications majeures entre la vie des proches et celle d’une personne, les «vies liées» (linked lives) qui sont un des principes de base dans l’analyse des parcours de vie (Elder, 1998;

Elder & George, 2016).

Volet II : Les tournants dans la vie

Si vous considérez l’ensemble de votre vie, quels en ont été les principaux tournants, ces moments qui ont marqué un changement important dans votre vie ?

Ce deuxième volet du questionnaire amène l’individu à s’interroger sur sa vie entière et à en sélectionner les moments les plus marquants3. Dans l’optique d’analyser la vie dans son ensemble, une première dimension concerne la manière dont la biographie est retranscrite : se représente-t-on sa vie de façon continue ou l’accent est-il plutôt mis sur les discontinuités et les ruptures ? Une seconde dimension a trait à la répartition des souve-nirs au cours de la vie, puisqu’une sous-question demande l’âge de l’indi-vidu au moment du tournant. L’hypothèse d’une concentration de ceux-ci durant la période qui va de l’adolescence à l’entrée dans la vie adulte se confirme-t-elle en-dehors de l’Occident (Martenot et Cavalli, 2014), dans une toute autre culture et face à des modalités de transition à l’âge adulte si différentes (cf. chapitre 2)?

A l’évidence, au cœur de cette seconde question se trouve le contenu des tournants évoqués. La dimension familiale a été observée dans plu-sieurs études comme prévalant dans les souvenirs personnels, et ce dans différents contextes culturels (Cavalli et al., 2013; Inglehart, 2003; Lani-Bayle et Mallet, 2006). Cette valorisation maximale de la famille dans la structure du parcours de vie individuel devrait, selon cette hypothèse,

3 Les événements important survenus lors de la dernière année de vie, que le répon-dant a donc eu l’opportunité d’évoquer dans le précédent volet, pouvaient à choix être répétés ou être considérés comme déjà cités, ce qui offrait une place à un autre souvenir.

se traduire dans les réponses par une surreprésentation des événements démographiques typiques tels que mariages, naissances, divorces, décès de proches, etc. Revers de la médaille, quelle place est-elle accordée aux autres trajectoires, comme l’éducation, la profession ou la santé ? Il y a fort à parier que ces dernières, fortement régulées par le marché et les institutions étatiques dans les pays nord-atlantiques mais bien souvent dépendantes de la condition sociale et sans guère de contrôle de la part des autorités dans les pays du Sud, aient une présence variable en fonction des contextes.

Comme le premier, ce second volet offre des opportunités de com-paraison entre les groupes d’âge et les sexes à propos de la perception des grandes articulations de la vie, ainsi que de l’âge auquel ces changements sont apparus. Existe-t-il un modèle dominant, une représentation collec-tive et stable du parcours de vie ? Si la représentation n’est pas unique mais se modifie entre les groupes, ces fluctuations opèrent-elles sous l’in-fluence de l’âge (de la position dans le parcours de vie), de la période (du contexte dans lequel l’on a grandi et qui définit un certain nombre de conditions du déroulement des trajectoires) ou encore de la cohorte de naissance à laquelle les individus appartiennent ?

Volet III : Les événements et changements sociohistoriques

Considérons maintenant les grands événements et changements qui se sont produits dans votre pays et dans le monde au cours de votre vie. Quels sont ceux qui vous ont le plus frappés ?

Dans ce troisième volet, la mémoire collective historique est mise en avant, tout en restant dans le cadre temporel du vécu, excluant l’apprent-issage par transmission (scolaire, familiale, …) du passé. Le lien entre les biographies et l’histoire est au centre de cette dernière question, puisque les groupes d’âge interrogés ne peuvent puiser dans les mêmes souvenirs selon leur âge (les jeunes n’auront vécu qu’un quart environ de la durée de vie des aînés). Quels sont les changements dans l’histoire qui marquent les mémoires d’individus de sexes et de classes d’âge différents ? Les événe-ments récents, vécus par l’ensemble des répondants, auront-ils le même impact dans leurs mémoires ? Schuman et Scott (1989), sociologues étudi-ant le souvenir d’un événement frappétudi-ant, ont revisité l’idée que l’adoles-cence et l’entrée dans la vie adulte constituent une «période critique» de

formation du socle de la mémoire historique (voir section 3.1). Est-ce donc l’âge qui importe, davantage que l’événement lui-même ? A l’inverse, des événements particuliers (comme une guerre ou une crise économique) s’inscrivent-ils dans la mémoire des personnes déjà installées dans la vie adulte au moment de leur survenue, donnant ainsi origine à des mémoires collectives trans-générationnelles (Guichard, 2015)?

Le référent géographique principal de la mémoire historique est a priori l’Etat-nation et son histoire récente (Anderson, 2002 [1983]).

Toutefois, le processus de globalisation culturelle en marche depuis quelques décennies tendrait à donner une dimension planétaire et part-agée aux mémoires historiques des cohortes récentes (Appadurai, 2005 [1996]). Les références à l’histoire nationale seront-elles différentes en fonction des groupes d’âge ? L’appartenance à un pays fortement tourné vers l’international (comme la Suisse) ou à un autre qui ne s’est ouvert au commerce mondial que depuis peu (comme l’Inde) aurait-elle un impact sur la perception des événements sociohistoriques marquants ?

Questions complémentaires

Une série de questions fermées complémentaires, portant sur les car-actéristiques sociodémographiques du répondant, ont été ajoutées à la fin du questionnaire. Il s’agit  : du sexe ; de l’année de naissance ; de la nationalité ; de l’état civil ; du fait d’avoir des enfants (ou non) ; des co-résidents (s’il y en a) ; du niveau d’éducation ; de la situation profes-sionnelle ; de la santé autoévaluée.

Tant les questions centrales que les questions complémentaires ont été établies d’abord en français, puis traduites pour les besoins des dif-férents pays. Pour chaque passation, il était possible d’ajouter une ou deux questions principales en fonction des intérêts des chercheurs, et toutes les questions supplémentaires nécessaires à la compréhension de l’échantil-lon.

3.2.2 Un échantillon non-aléatoire, structuré selon les «âges de la vie»

adulte

L’objectif de l’enquête CEVI est d’offrir une comparaison de la percep-tion des changements personnels et historiques marquants selon les choix effectués par des adultes situés à des moments différents de leur parcours

de vie. Ainsi, cinq classes d’âge quinquennales ont été retenues, séparées entre elles par un intervalle de 10 ans afin de les typifier par jeu de con-traste.

Ces groupes d’âge recouvrent l’entièreté de la vie adulte. En outre, ce découpage est construit pour que chaque classe soit installée dans une étape identifiable de la vie. Le premier groupe est établi à 20–24 ans, soit l’entrée dans l’âge adulte. Le second représente l’installation dans la vie professionnelle et familiale et se trouve à 35–39 ans. Le troisième se situe à 50–54 ans, lorsque la vie professionnelle et familiale est avancée.

L’avant-dernier groupe correspond au début de la retraite, à 65–69 ans.

Enfin, le dernier groupe, à 80–84 ans, équivaut à la notion nouvelle de

«quatrième âge», c’est-à-dire la grande vieillesse, l’âge de la fragilité (Lalive d’Epinay et Cavalli, 2013). Ces différents âges chronologiques sont des étapes classiques de la vie, largement étudiées sous le paradigme du parcours de vie (Cain, 1964; Fiske et Chiriboga, 1990). Un tel schéma de découpe de la vie adulte est aussi utilisé dans la psychologie du lifespan (Heckhausen et al., 1989). Toutefois, ces âges restent approximatifs, puis-qu’ils subissent des variations temporelles et spatiales (Conway, Wang, Hanyu, et Haque, 2005; Hareven et Masaoka, 1988; Settersten, 2004).

Comme nous l’avons montré dans le chapitre 2, en Occident des institutions (école, etc.) sont en charge de certaines de ces étapes et des lois qui les régissent (scolarité, retraite, etc.), ce qui garantit une relative homogénéité dans l’âge des individus qui les traversent. Cela a également comme effet de resserrer les liens entre les personnes appartenant à une même cohorte de naissance, puisque la majorité d’entre elles effectuer-ont le passage d’un stade à l’autre en même temps. Néanmoins, depuis le dernier tiers du vingtième siècle, un flou règne autour des âges propres aux diverses étapes de la vie (Hughes, 1996) en partie dû à une déstandardi-sation ou désinstitutionnalidéstandardi-sation (Macmillan, 2005) des trajectoires, qui rendrait obsolètes ces âges chronologiques. En outre, dans des pays où une large partie de la population ne bénéficie pas de la protection universelle et de la régulation de telles institutions, à l’instar de l’Inde, la définition d’un âge typique aura vraisemblablement des frontières poreuses, souvent con-trebalancées par une plus grande incidence de la famille et des traditions sur les modes de vie (cf. chapitre 1 et 2).

Aucune exactitude stricte ne peut donc être attendue de l’assimi-lation d’un ou de plusieurs âges donnés aux paliers du parcours de vie.

Pour cette raison, les cinq classes d’âges retenues dans la constitution de

l’échantillon CEVI ne doivent être considérées autrement que comme des repères. Ce d’autant plus que le concept de l’enquête repose sur la subjec-tivité des participants et leur choix personnel des changements rappelés.

Partir d’événements survenus (avoir eu des enfants, être actif, être à la retraite, etc.) pour constituer des groupes et définir des limites d’âge serait prendre le problème à l’envers. En même temps, le découpage par âges circonscrit des cohortes de naissance distinctes et permet donc d’ancrer les individus dans l’histoire (Lalive d’Epinay et al., 2005; Ryder, 1965). Par conséquent, l’âge ou la position dans le parcours de vie n’est pas le seul angle d’analyse qui distingue ces groupes, mais également leur apparte-nance à des générations historiques selon la définition de Karl Mannheim (1990 [1928]).

Lors de la constitution de l’étude, il a été décidé de ne pas élaborer un échantillon strictement aléatoire et représentatif ; c’eut à vrai dire été hautement compliqué dans les conditions de terrain qui seront décrites plus avant4. La volonté de préserver la facilité de passation du question-naire a poussé à favoriser un dessin d’échantillon selon de simples critères d’âge et de sexe. La stratification est donc double : avoir autant de per-sonnes dans chaque groupe et au sein de ces groupes autant de femmes que d’hommes. Ainsi, bien que suivant des critères précis, le panel obtenu est non-aléatoire, ce qui signifie que toute la population n’est pas soumise à une probabilité identique et calculable d’être interrogée. Pour cette raison notamment, le déroulement de l’enquête – la phase de terrain – nécessite d’être comprise et explicitée en profondeur.

4 Outre le fait que le programme CEVI n’envisage pas un tel échantillon, la grande mobilité de la population des bidonvilles (rendant difficile la connaissance de sa struc-ture), ainsi que les complexités d’accès aux personnes et de passation du question-naire nous ont découragé d’entreprendre la réalisation d’un échantillon représentatif.

Bien que certaines techniques aient sans doute permis d’envisager la représentativité, nous avons opté pour nous en tenir aux critères d’échantillonnage préconisés par l’étude CEVI.