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Structures elliptiques avec ou sans lien syntaxique

2.4 L’ellipse II : propriétés générales de l’ellipse

2.4.2 Structures elliptiques avec ou sans lien syntaxique

Kehler (1994) observe une corrélation qui distingue ces deux types d’ellipses : les ellipses qui respectent les contraintes d’îlots ont un parallélisme syntaxique, alors que celles qui ne les respectent pas, n’ont pas ce parallélisme. En effet, les syntagmes résidus du gapping (dans le deuxième conjoint) sont disposés en parallèle à ceux de la structure de la source (le premier conjoint). En revanche, les ellipses de SV n’ont pas une structure en parallèle, et ne sont pas soumises à ces contraintes.

Il explique cette corrélation en suggérant que ce sont les structures parallèles qui créent ce lien syntaxique. Ainsi, une construction elliptique où les constituants ne sont pas mis en parallèle, déclenchera une inférence sémantique, alors que s’ils sont en parallèle, cette inférence sera syntaxique. Abeillé and Mouret (2011) expliquent cette inférence

syntaxique en argumentant que les éléments résiduels de l’ellipse ont un rôle sémantique, car ils constituent des arguments du matériel élidé : [quand manque la tête] « Ils n’ont pas forcément de fonction syntaxique mais ils ont un rôle sémantique : ils doivent pouvoir être analysés comme argument, ajout ou prédicat du matériel manquant, lequel doit avoir un correspondant réalisé dans le contexte. »

Il semble ainsi que les résidus ont des rôles sémantiques, qui peuvent être donnés par la tête elliptique, s’ils sont sélectionnés par celle-ci. Le rôle peut aussi être déterminé par leur propre contenu sémantique ou bien par ses marques syntaxiques.

Kehler (1994) illustre cette contrainte du parallélisme avec les constructions avec les adverbes anglais so, ’ainsi’ et too, ’aussi’. La construction avec so place en seconde position le sujet, qui n’est donc pas parallèle au sujet du premier conjoint. En revanche, dans la construction avec too, le sujet est en première position, et parallèle au sujet du premier

conjoint. Cette asymétrie permet que dans les phrases avec so (66a), le sujet résidu du deuxième conjoint ne soit pas nécessairement coréférent au sujet du premier, mais à un autre argument, comme ici le complément from Clinton, ’de Clinton’. En revanche, le sujet de la phrase avec too (66b) ne peut être anaphorique qu’au sujet, ce qui provoque

l’agrammaticalité de la phrase, car ici le résidu de l’ellipse, Clinton, n’est pas anaphorique au sujet this letter, ’cette lettre’ :

(66) a. This letter was to provoke a response from Clinton, and so he did. ’Cette lettre allait provoquer une réponse de Clinton, et il l’a fait.’ b. #This letter provoked a response from Bush, and Clinton did too. ’#Cette lettre a provoqué une réponse de Bush, et de Clinton aussi.’ Kehler (1996) associe aussi les différences entre ces deux classes d’inférence à une propriété sémantique. Il signale (suivant Hume (1748), (cité en Kehler (1994))) que l’on peut trouver trois types de relations discursives entre les deux conjoints d’un énoncé elliptique : ressemblance, cause - effet, ou contiguïté. Il affirme que les énoncés qui déclenchent des inférences syntaxiques expriment une relation de ressemblance entre ses conjoints. En revanche, les relations de cause - effet ou de contiguïté déclenchent des inférences sémantiques.

Il distingue donc deux types d’ellipse : l’ellipse à lien syntaxique, de structure parallèle, qui respecte les contraintes d’îlots et exprime la ressemblance, et l’ellipse à lien discursif, de structure non parallèle, qui ne respecte pas les contraintes syntaxiques et exprime une relation sémantique (de cause - effet ou de contiguïté) entre ses conjoints.

Des nombreux travaux (Kehler (1994), Kehler (1996), Merchant (2008)) citent les contraintes d’îlots comme une évidence que le matériel élidé a une présence syntaxique mais non phonétique. En effet, si le matériel elliptique est en effet présent syntaxiquement, il a une relation anaphorique entre la source et sa cible, et on s’attend à ce que la relation anaphorique ne puisse pas avoir lieu en dehors des îlots, comme dans les exemples (67a), (67b) et (67c), qui illustrent des îlots de SN complexe, de phrase interrogative, et de sujet phrastique, respectivement :

(67) a. * ¿Dondei oiste la historia de que Maria residiai?

’Où as tu entendu l’histoire que Marie résidait ?’ b. * ¿Dondeite preguntaron por qué te habias idoi?

’Où est-ce que’on t’a demandé pourquoi tu étais parti ?’ c. * ¿Dondei parece que van a rodar Juego de Tronosi?

’Où semble-t-il qu’on va tourner ’Le trône de fer’ ?’

Pour Ross (1967), ces contextes ne permettent pas l’anaphore avec l’antécédent :

premièrement, selon la contrainte de SN complexe, un argument ne peut pas être réalisé en dehors d’un SN complexe, comme celui de (67a), car le contenu récupéré se trouve à l’intérieur d’un complément phrastique. Deuxièmement, une interrogative indirecte comme (67b) constitue aussi un contexte syntaxique en dehors duquel on ne peut pas réaliser un argument. Enfin, le sujet phrastique de (67c) constitue aussi un îlot pour l’extraction, ou pour la réalisation d’un argument.

Ainsi, l’agrammaticalité des phrases à ellipse dans ces mêmes contextes, a été interprétée comme évidence de l’existence de matériel syntaxique non phonologique dans le lieu où le contenu sémantique est interprété (Merchant (2008), par exemple). De plus, Kehler (1994), Kehler (1996), Kehler (2000) montrent des exemples de certaines ellipses qui ne respectent pas ces contraintes, ce qu’il interprète comme preuve de l’existence de deux types d’ellipses : un type d’ellipses plus contraintes syntaxiquement, qui respectent les contraintes d’îlots, et un groupe moins contraint, qui ne les respecte pas.

Plusieurs auteurs ont noté les ressemblances entre les ellipses à lien syntaxique et les extractions (Merchant (2008), comme on verra ensuite). Nous avons vu dans la section précédente que ces ellipses doivent respecter la contrainte d’extraction d’une coordination de Ross (1967). Les extractions le respectent aussi, comme l’on apprécie dans

l’agrammaticalité de (68a), où le SN interrogatif what book, ’quel livre’ a été extrait seulement du premier conjoint (68b). Cela contraste avec l’exemple (68b), où il a été extrait des deux conjoints :

’Quel livre a acheté John et lu le magazine ?’ b. What book did John buy and read ? ’Quel livre a acheté et lu John ?’

Or, (Kehler, 1994) montre des exemples où cette contrainte n’est pas respectée dans une coordination avec ellipse, mais les énoncés restent cependant appropriés (69) :

(69) a. How much can you drink and still stay sober ? ’Combien tu peux boire et rester toujours sobre ?’

b. What did Harry buy, come home, and devour in thirty secondes ?

’Qu’est ce que Harry a acheté, rentré à la maison et dévoré en trente seconds ?’ Il observe que ces deux cas d’extraction expriment, juste comme les énoncés elliptiques qui ne respectent pas les contraintes d’îlots, une relation de cause - effet ou contiguïté entre les conjoints. Il conclut ainsi que la violation des contraintes d’îlots n’est pas exclusive de certains énoncés elliptiques, mais qu’elle est le résultat d’une contrainte sémantique, propre à certains types d’extraction et de phrases elliptiques, qui ont en commun une structure syntaxique non parallèle, et une relation sémantique avec la structure qui contient la source de l’anaphore.

De même, si le parallélisme syntaxique est une condition (ou la cause) des ellipses à lien syntaxique, il est prévisible que les structures de subordination non parallèles soient possibles seulement dans les ellipses.

Cependant, Kehler (1996) note aussi que la difficulté de subordonner des ellipses à lien syntaxique, n’est pas nécessairement liée au manque de parallélisme. En effet, on trouve des ellipses à lien syntaxique dans des subordonnées comparatives où les résidus sont disposés en parallèle). Il semble ainsi que la subordination n’est pas interdite dans les ellipses syntaxiques. Similairement, Kehler (1996) présente des coordinations

asymétriques qui sont pourtant agrammaticales (70b), car elles expriment une relation sémantique avec la structure qui contient la source :

’Bill s’est fâché, et Hillary aussi.’

b. * Bill became upset, and as a result Hillary. ’Bill s’est fâché, et, en conséquence, Hillary.’ c. * Bill became upset, because Hillary. ’Bill s’est fâché, parce que Hillary.’

d. * Bill became upset, even though Hillary. ’Bill s’est fâché, même si Hillary.’

On peut tirer deux conclusions de ces données : premièrement, que la relation sémantique entre les structures de la source et de la cible de l’ellipse à lien discursif n’est pas donné par des items lexicaux (comme as a result, ’en conséquence’ en (70)b), mais par la relation entre les contenus sémantiques des structures de la source et de la cible. Deuxièmement, que les ellipses à lien syntaxique ne peuvent pas avoir de relation sémantique entre ces deux structures.

La première conclusion (la relation sémantique est donné par la relation entre le contenu des structures) permet d’expliquer le contraste suivant : D’un côté, la grammaticalité de (70a), qui, étant asymétrique (à cause de also, ’aussi’ en premier position), déclenche une interprétation sémantique, et d’un autre côté, l’agrammaticalité de (70b), où le deuxième élément (et pas l’ensemble de la structure) exprime une relation sémantique.

La seconde conclusion (le manque de relation sémantique entre les structures source et cible dans l’ellipse syntaxique) explique pourquoi les subordinations de (70cd) sont

agrammaticales même s’ils ont un argument en parallele : elles sont symétriques mais elles expriment une relation sémantique.

La présence d’une relation sémantique entre la structure de l’ellipse et celle de la source est exclusive des ellipses à lien discursif, (donc à structures non parallèles). En

conséquence, la coordination asymétrique de (70a) peut exprimer une relation de cause - effet. En revanche, les structures dont la relation cause - effet est donné par des items lexicaux, ne sont pas grammaticales dans les structures parallèles, soient-elle de coordination (70b) ou de subordination (70cd).

Cette différence sémantique entre les deux types d’ellipse (la présence d’une relation sémantique dans les ellipses à lien discursif, et son absence dans l’ellipse à lien syntaxique) est comparable à la différence entre les deux phrases de (71) : le gapping (71a) et la coordination de phrases non elliptiques (71b). Kehler (1994) note que le deuxième conjoint peut être interprété comme étant une conséquence du premier seulement dans la coordination de phrases sans ellipse (71b). Dans les cas de gapping comme (71a) les conjoints ne peuvent pas avoir des relations discursives entre eux, comme a été noté par Levin and Prince (1986). Ce contraste suggère que les structures de gapping manquent un contenu sémantique qui est en revanche présent dans la phrase sans ellipse et dans les ellipses sémantiques. Ce contenu sémantique est l’expression d’un événement13:

(71) a. Bill became upset, and Hillary angry. ’Bill est resté surpris, et Hillary fâchée.’

b. Bill became upset, and Hillary became angry. ’Bill est resté surpris, et Hillary est restée fâchée.’

Kehler (1994) note également que l’expression d’un événement est une contrainte qui est aussi présente dans les ellipses, comme (72a). En effet, l’ellipse de (72b) (the ICC did too) se distingue de celle de (72a) (the ICC did it too) par la présence de did it too, ’l’a fait aussi’, qui exprime un événement dans son contenu sémantique :

(72) a. # The decision was reversed by the FBI, and the ICC did too [reverse the decision.]

’La décision a été modifiée par le FBI, et le ICC a aussi [modifié la décission.]’ b. The decision was reversed by the FBI, and the ICC did it too. [reverse the decission] ’La décision a été modifiée par le FBI, et le ICC l’a aussi [modifié.]’ Lagerwerf (1998) reprend les arguments de Kehler (1994), et apporte des exemples qui ne peuvent pas être expliqués par leurs contraintes syntaxique et sémantique. En effet, les exemples anglais et français de (73) constituent une coordination consécutive,

grammaticale, qui contient une ellipse symétrique dans le deuxième conjoint, ce qui contredit la contrainte de Kehler (1994), selon laquelle une ellipse symétrique (à lien syntaxique) ne peut pas avoir de relation sémantique avec la structure de la source :

(73) John is reading the newspaper, so Mary a book. ’Jean lit le journal, donc Marie un livre.’

Lagerwerf (1998) propose une analyse pour harmoniser ces données, apparemment contradictoires, avec la solution de Kehler (1994). Il note que la conjonction anglaise so, ’donc’ et la française donc peuvent recevoir des interprétations épistémiques du type En

partant du fait que Jean lit le journal, je peux en conclure que Marie lit un livre. Le contenu

du deuxième conjoint n’est ainsi pas causal mais épistémique. On peut noter que le contenu du deuxième conjoint ne dénote pas une conséquence du premier, mais qu’il existe indépendamment du premier. C’est l’existence du contenu du premier conjoint qui permet présumer l’existence du second. Ainsi, Lagerwerf (1998) ajoute une exception aux contraintes de Kehler (1994) : On peut trouver des ellipses syntaxiques qui ont une relation avec la structure de leur source, si cette relation est épistémique.

On peut ainsi en conclure que la différence entre les ellipses à lien syntaxique et à lien discursif est syntaxique et sémantique. Syntaxiquement, l’ellipse à lien syntaxique a une structure symétrique à celle de la source, alors que l’ellipse sémantique à une structure asymétrique. Sémantiquement, l’ellipse à lien discursif exprime un contenu sémantique événementiel, alors que dans l’ellipse à lien syntaxique, le contenu sémantique n’exprime pas d’événement différent, mais un seul événement avec le contenu de la structure de sa source.

Kehler (1994) propose d’autres paramètres qui contribuent à déterminer les éléments qui peuvent être élidés lors d’une coordination : la salience des résidus de l’ellipse, leur statut en tant qu’information nouvelle ou connue, et si l’anaphore est profonde ou de surface. Nous n’irons pas plus loin dans la description de ces contraintes. Les propriétés ici présentées nous permettront de contraster les propriétés de l’ellipse avec celles des fragments.